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TOME ONZIÈME
ÇPARIS
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
28, QUAI DE L'ÉCOLE
1860
Réterve d« tous drolli
f='-f=^
1
o
EDMOND
TAR H. JULES D'HERBAUGES
Nous ne dirons pas comment ces pages sont tombées en notre
possession. A partir du moment où se termine le manuscrit, le sort
de celui qui l'a écrit doit rester ^ complètement ignoré ; et pour
que son nom réel ne pût se deviner sous le nom fictif que nous lui
ayons imposé, il nous a fallu modifier certains détails, supprimer
certaines descriptions, éviter enfin d'éclairer le lecteur sur le temps
et sur les lieux où se sont déroulés les événements contenus dans ce
rédt. Quant aux sentiments, aux caractères, aussi bien qu'au style,
ils ont été par nous scrupuleusement respectés.
J'avais un peu plus de dix-huit ans lorsque le colonel B*** vint
. ayec son régiment tenir garnison dans la ville où je suis né, où j'ai
été élevé; et je fus enchanté un soir, en rentrant chez ma mère, de
trouver une guérite dressée à la porte de notre maison et une senti-
nelle, l'arme au bras, allant et venant dans la rue. Ma mère vivait si
retirée que nous apprîmes seulement ainsi, ce qui se sait d'habitude
très-vite en province, l'installation d'un nouveau locataire dans l'hô*
tel même que nous habitions. Le colonel B*** en avait loué le plus
bel appartement, car il était marié et attendait sa femme et sa fille qui
devaient venir le rejoindre prochainement. On fit à ma mère le plus
grand éloge de madame B***. On la disait bonne, bienveillante, douée
d'un esprit rare. Elle était alliée à quelques familles considérées de
notre ville. Ma mère prévit d'après cela des relations de voisinage,
agréables peut-être, mais qui troubleraient la triste solitude où elle
aimait à se renfermer. Pour moi, je n'étais occupé que du plaisir de
voir sans cesse les brillants uniformes et les beaux officiers dont la
vue me causait une émotion extrême, et de vivre au milieu de ce
brouhaha militaire qui a tant de charmes pour les jeunes garçons. Je
6 EDMOND.
ne m'inquiétais guère de Tarrivée de madame B***. Pourtant ma
mère me dit un jour que cette dame était venue lui faire une visite^
qu'elle lui avait amené sa jeune fille, et que, pour répondre à cette
politesse, je devrais être présenté au colonel et à sa famille. J'avais
vu si peu de monde jusqu'alors que je me sentis fort intimidé à la
seule pensée de cette présentation; mais le colonel B*** était un excel-
lent homme, et, à dire vrai, tellement rassurant par sa bonhomie et
sa bienveillance, que mon embarras ne dura pas devant lui. Ma-
dame B*** n'avait rien non plus de très-imposant. Son esprit original
n'était pas de ceux qui effrayent. Bientôt je me sentis tout à fait à
Taise au milieu d'eux, et je pus accorder toute mon attention i la
jolie Valentine B***. — Valentine B***! oui ! voilà son nom écrit deax
fois déjà. — Je ne croyais pas en avoir le courage. J'irai donc ju»>
qu'au bout dans l'étrange] tâche que je me suis imposée. Voici le
premier pas fait, et je préfère la douleur qu'il m'a causée à la torpeur
sans repos dans laquelle je m'enfonce plus profondément chaque jour.
Ferai-je son portrait? Je ne sais! Je n'ose! Je ne vois que trop cepen-
dant ses yeux brillants et doux, son teint charmant, son sourire déjà
plein de coquettes promesses, les contours délicats de son jeune visage^
et l'air à demi timide, à demi agaçant avec lequel elle m'attira près
d'elle. Valentine n'avait que quatorze ans. Mais, enfant par l'âge, par
la gaieté, par les caprices de sa folle imagination, elle était déjà jeune
fille par les goûts et les secrets instincts. Madame B*** se raontrait\
singulièrement vaine de la beauté et des précoces succès de sa fille.
£lle avait reporté sur celle-ci un fonds d'idées et de sentiments roma-
nesques que son manque total de charmes physiques ne lui avait pas
permis dans sa jeunesse d'épuiser pour elle-même. La galanterie des
jeunes militaires qui fréquentaient sa maison avait flatté cette im-
pnidente feiblesse maternelle, en entourant d'hommages l'enfant
qui grandissait au milieu d'eux, et madame B*** énumérait quelque-
fois les conquêtes de Valentine, sans songer que la longueur de la
liste la faisait remonter à des temps fabuleux. Jusqu'alors, tout ce
jeu, avec des armes à double tranchant, était demeuré inoffensif,
du moins en apparence. Les officiers respectaient trop leur excel-
lent colonel et même l'excentrique madame B***, pour dépasser la
limite d'une affectueuse familiarité fraternelle envers la jeune fille
dont les attraits ne disaient qu'effleurer leur âme aguerrie*
Mais moi, j'avais un coeur novice habitué à la solitude la plus
austère, à peine instruit par qudiques lectures clandestines et bien
EDMOND. 7
restreintes dn véritable nom d^un sentiment qui m'envahit, je le crois,
tout entier, dès cette première visite. Je viens de parler des habitudes
de coquetterie que l'éducation avait données à Valentine ; peut-être
sa nature en renfennait-elle d'avance le germe irrésistible. Mais ce
que je ne pourrai faire comprendre, c^est la simplicité presque enfan-
tine avec laquelle elle se livrait à cet instinct féminin ; c'est la dou-
ceur adorable qui se mêlait chez elle aux caprices les plus irritants;
c*est la naïve franchise d'un caractère naturellement loyal, au milieu
m^e de ses tentatives de dissimulation ; c'est enfin cette réunion des
qualités et des défauts les plus opposés qui renouvelait en elle, à
chaque instant, l'attrait de l'inattendu, en laissant toujours subsister
le charme suprême de la confiance. Elle fut tout à fait aimable pour
moi, elle n'eut pas l'air de s'apercevoir des gaucheries que ma timi-
dité me fit faire, et si le trouble croissant que je ne pouvais dis-
simuler excita parfois son rire frais et joyeux , il ne s'y mêla pas
la fins légère nuance de moquerie. Je sortis transformé, ne pensant
plus qu'à Valentine, répondant, sans les entendre, aux questions de
ma mère qui me crut malade, et rêvant aux moyens de me retrou-
ver le plus tôt possible près de ma jeune enchanteresse. La manière
dont nous étions logés rendait la chose facile. Caché derrière notre
porte entr'ouverte, je parvins le lendemain à revoir deux fois Valen-
tine; elle m'aperçut aussi et me fit un petit signe de tête affectueux
et familier qui me transporta de joie. Trois jours après, je retourncd
chez le colonel, et peu à peu je pris l'habitude d'y aller tous les soirs.
Le colonel jugeait sans doute mes assiduités sans conséquence; d'ail-
leurs il ne s'occupait pas de l'éducation de sa fille, et l'avait entière-
ment confiée à sa femme, dans laquelle il avait grande confiance.
Madame B*** me recevait à merveille. Elle se divertissait, je pense,
de ma passion pour Valentine, sans y attacher la moindre impor-
tance, et, de plus, j'en suis persuadé^ elle m'accordait une certaine
affection. Elle s'intéressait à mes études qui, on le juge bien, souf-
fraient grandement des distractions terribles de mon esprit, et elle
aimait à causer avec moi; mais ces discours souvent fort étranges,
les horizons qu'ils m'ouvraient sur un monde encore ignoré, les lec-
tures auxquelles ils me conduisaient, jetaient sans cesse de l'huile
sur un feu qui n'avait pas besoin d'aliment, et développaient en moi
des facultés passionnées dont seul je comprenais toute la puissance.
Et pourtant nous étions si jeunes encore, qu'un observateur superfi-
ciel pouvait aisément s'abuser sur la vraie nature de nos sentiments. Ma
8 EDMOND.
joie, lorsque je me trouvais près de Yalentine, s'exprimait par une
gaieté bruyante ; nous jouions ensemble comme deux enfants ; nos que-
relles, nos réconciliations^ les innocents mystères de nos causeries, tous
ces charmants riens qui remplissaient notre existence, conservaient la
fraîche pureté des premières années, et cachaient, plutôt qu'ils ne le
dévoilaient, le courant d'ardente passion par lequel mon cœur se
laissait entraîner. Je me souviens de certains jours dont le bonheur
sans nuages garde dans ma mémoire l'éclat radieux d'une belle
matinée; de promenades au printemps sur le bord de la rivière; de
belles soirées d'été pendant lesquelles nous errions au clair de la lune
dans les rues obscurcies par les ombres fantastiques des vieilles mai-
sons. Nous cherchions à reconnaître dans ces silhouettes sombres
mille animaux fabuleux, et l'imagbiation originale de madame B***
augmentait notre enjouement par ses vives saillies. Et nos lectures
autour de la dieminée ! Et nos longues stations près du piano, où
nous essayions des romances et des duos dont les paroles nous occu-
paient bien plus que la musique ; et nos regards qui se cherchaient
sans cesse, et nos mains qui se rencontraient parfois, et nos adieux
prolongés ! et nos bonjours joyeux ! Tout cela dura une année, année
rapidement écoulée, année pourtant qui a été toute une vie pour moi
et restera le point lumineux de mon existence. J'étais heureux, je me
croyais sûr d'être aimé. J'avais échangé avec Yalentine des paroles
qui me paraissaient d'inviolables serments, et qu'elle regardait sans ^
doute comme ces promesses calmantes avec lesquelles on apaise l'irri-
tation d'un malade exigeant. La jalousie n'était point encore entrée
:dans mon cœur ; je croyais avoir deviné dans les conversations de
madame B***, et même du colonel, toutes sortes d'intentions encou-
rageantes. Ma mère ne partageait sans doute ni mes illusions, ni mes
désirs. Je ne lui avais pas fait mes confidences; elle ne cherchait
point à les provoquer, mais sa tristesse habituelle augmentait chaque
jour. Je surprenais ses yeux attachés sur les miens avec une expres-
sion de crainte douloureuse qui m'irritait intérieurement comme
un mauvais présage. Elle éloignait de plus en plus ses visites à
madame B***, et lorsqu'elle parlait d'elle ou de sa fille, je discernais
dans ses discours une pointe d'aigreur qui m'exaspérait. Elle s'ef-
fcayait du changement qui se faisait en moi, de mon évident désir de
liberté; mais elle évitait avec soin toute discussion, et ne protestait
que par l'expression troublée de son doux visage contre les propos
étranges qui m'échappaient de temps en temps. Ce silence désappro-
EDMOND. 9
bateur suffisait pour me mettre mal à mou aise, et notre intérieur, si
doux autrefois, était tout à fait gâté. Mes yisites chez le colonel en
deyenaient plus fréc[uentes. Je ne me sentais plus yvne que près de
madame B*** et de sa fille. Là, mon esprit et mon cœur trouvaient
également de quoi satisfaire leurs nouvelles aspirations.' Sur ces
entrefaites, le jour anniversaire de la naissance de Yalentine arriva.
Elle allait avoir quinze ans. Nous étions à l'entrée de l'hiver;
madame B^ résolut de donner un grand bal à cette occasion.
— Vous y viendrez, Edmond, me dit-elle, vous êtes d'âge à paraître
dans le monde. Il est temps qu'on vous y voie et que votre éducation
se fasse autrement que dans les livres. J'ose à peine demander à
madame votre mère de vous accompagner, ce serait un trop grand
sacrifice pour ses habitudes et sa tristesse ordinaires ; mais vous n'êtes
pas une jeune fille, vous n'avez nul besoin d'un chaperon, et je suis
persuadée qu'on ne peut avoir l'intention de vous imposer plus long-
temps un genre de vie incompatible avec votre position.
Je ne doute point, au contraire, que ma pauvre mère n'eût préféré
retarder de quelques années encore mon entrée dans un monde où
j'arrivais si mal préparé de cœur et d'esprit ; mais quelles que fussent
ses intentions, les paroles de madame B*^ décidèrent la chose ; la
moindre opposition m'eut peuirétre jeté en révolte ouverte. Je venais
de terminer mes classes, je me croyais le droit de réclamer mon indé-
pendance et de secouer complètement le joug. J'avais bien eu autre-
fois le désir de choisir une carrière et de continuer par des études
spéciales l'instruction plus étendue qu'approfondie qu'on rapporte du
collège ; mais les nouvelles préoccupations de mon esprit me ren-
daient fort impropre au travail, et j'avais trouvé moyen d'arrêter
toute insistance de la part de ma mère en témoignant un entraî-
nement très-vif pour l'état militaire ; je savais qu'elle le détes-
tait et le redoutait également; elle désirait me voir entrer dans la
magistrature, et temporisait, espérant que quelque événement imprévu
me ramènerait à ses idées. Je lui parlai du bal du colonel B***, en lui
annonçant mon intention d'y paraître, et je fus secrètement fort
contrarié lorsque, sans faire d'objections, elle me dit qu'elle m'ac-
compagnerait. Je me rappelai les paroles de madame B*** sur l'inuti-
lité d'un chaperon pour un garçon de mon âge, et j'essayai de con-
vaincre ma mère que nos voisins ne désiraient point un tel sacrifice
de sa part. Elle me répondit avec un triste sourire qu'elle en était
persuadée, et ne réclamerait la reconnaissance de personne; mais que,
\0 EDMOND.
pour sa propre satisfaction, elle désirait assister à mes débats dans
le grand monde, bien certaine d'être largement récompensée de l'ef-
fort qu'elle s'imposerait par le plaisir qu'elle éprouTerait. Mon cœur
ingrat s'émut un instant devant cette simple et profonde tendresse,
qui, dégagée de tout égoïsme, trouvait en elle seule son aliment et
son bonheur; j'eus la révélation de cette grande vérité qui brille
parfois au milieu même des ardeurs de la passion : je compris que
l'amour dévoué, inaltérable, sans bornes de l'àme d'une mère, est le
premier de tous les amours.
Lorsque le soir du bal elle entra dans le salon où je l'attendais,
j'éprouvai une autre impression si vive, que les souvenirs laissés
dans mon esprit par ce jour funeste n'ont pu réussir à l'effacer. Je
n^avais jamais vu ma mère en grande toilette, et mes yeux enfantins
étaient jusqu'alors demeurés insensibles à sa pénétrante et délicate
beauté. J'en fus frappé alors, et pendant que je lui baisais tendrement
la main, que je la conduisais avec un orgueilleux respect appuyée
sur mon bras, je me demandais tout bas, dans une sorte d'effroi secret,
pourquoi je l'avais toujours vue si négligente de ses charmes, si insou*»
ciante des succès qu'ils lui eussent procurés. Je ne comprenais pas
encore ce que c'est qu'un cœur brisé. Nous entrâmes. Les salons
étaient resplendissants de lumières et déjà remplis d'une foule élé-
gante à travers laquelle, jeune et inexpérimenté que j'étais, j'eus
beaucoup de peine à frayer un chemin pour ma douce compagne qui
m'encourageait pourtant tout bas. Le colonel vint à mon secours; il
s'empressa de faire asseoir ma mère, et la voyant bien établie, je me
trouvai libre d'aller saluer madame B*** et Valentine. Celle-ci était
déjà entourée d'un essaim de danseurs en habits noirs et en unifor-
forme, sollicitant avec un égal empressement l'honneur d'une con-
tredanse ou la faveur plus enviée d'une valse. Valentine avait pour
tous le même accueil diarmant ; elle semblait se trouver dans son
élément naturel, et déployait à l'aise ses naïves coquetteries. Déjà
stupéfait de son aisance, je restai confondu en la voyant faire à ces
inconnus les mêmes gracieuses avances que, pauvre fou ! j'avais cm
réservées à moi seul. Cependant, dès qu'elle m'aperçut, elle me fit
un signe amical et m'appela par mon nom. Le cercle de ses admira-
teurs s'ouvrit, et je m'avançai jusqu^à elle, rouge et embarrassé, au
milieu des jeunes gens surpris.
— Je vous attendais, Edmond, me dit-elle de sa voix la plus cares-
sante, mais savez-vous que vous arrivez bien tard ! J'ai eu toutes les
EDMOND. Il
peines du monde à tous garder une Taise, c'est la cinquième, n'allez
pas l'oublier.
Je m'inclinai sans répondre, les oreilles me tintaient, je ne saTais
que dire. Je Taisais fort mal ou plutôt je ne Taisais pas du tout; je
sentais que je ne me tirerais pas à mon honneur de cette périlleuse
épreuTe. Mais comment refuser, sous les yeux de mes rivaux, une
distinction qui faisait tant de jaloux? D'aiUairs Yalentine, croyant
sans doute avoir satisfait à tout ce que pouvait réclamer Famitié la
phis exigeante, ne pensait déjà plus à moi . Dans ce moment le pre*
mier accord de l'orchestre se fit aiteodre. Chaque cavalier courut
chercher sa danseuse. Yalentine s'éloigna au bras du lieutenant-
colonel ; je me retirai pour Caire place aux couples qui envahis-
Baient le salon, mais je parvins à me placer tout près du brave offi-
oer qui avait dû à son grade l'honneur d'ouvrir le bal avec made*
moiselleB. Je n'étais pas, je ne pouvais être jaloux cette fois, et je
jouissais' tranquillement du plaisir d'admirer l'aimable fille que sa
frakhe toilette de bal embellissait encore. Ma mère elle-même parut
frappée de la charmante figure, de la grâce adorable de ma chère
jeune amie; je la vis se lever et la regarder avec un sourire de plus
en plus doux. Mais un grand jeune homme brun, porteur de favoris
épais et d'une chevelure luxuriante, vint s^établir derrière Yalentine,
si exactement entre elle et moi, que mademoiselle B*^* et son parte «
naire lui-même me furent caches, et j'eus beau faire tous mes efforts,
de ce moment je ne pus les apercevoir que par instants et comme à la
dérobée. Le quadrille finit; une valse y succéda. Je vis Yalentine
tout au plaisir, emportée dans le tourbillon, voltiger autour du salon,
soutenue, guidée, entraînée par un autre que moi, et quoique chacun
de ses danseurs m'inspirât un sentiment de méfiance et d'envie,
ipioique je me sentisse oublié par elle, je me disais qu'elle cédait à
un enivrement irréfléchi, qu'aucun autre du moins ne me rempla-
çait dans son oceur, et cela me ccmsolait. Peu à peu, cette conviction
devint moins forte; une sourde inquiétude commença à me troubler.
U me sembla que je ne lisais plus seulement sur le visage de Yalentine
le joyeux entrain, la vive gaieté de la jeunesse. Je la vis lancer ces
regards dont je connaissais trop bien la puissance. Tout en valsant,
je l'entendis parler à son danseur, lui murmurer des mots entre-
coupés dont je ne pouvais saisir le sens, mais qu'il écoutait avide-
ment, et j'éprouvai un supjdice jusqu'alors inconnu. Ce grand jeune
homme surtout qui déjà s'était placé entre nous m'inspirait une viTe
12 EDMOND.
irritation et comme un pressentiment haineux. Je le connaisssais de
nom et de vue, nous étions même parents éloignés. Il était riche, il
appartenait à une bonne famille, menait grand train, brillait sur le
turf et parmi les plus déterminés sportsmen de la ville. U se nom-
mait Henri de Sermaises.
Complètement subjugué ce soir par les charmes de Yalentine, il
la suivait partout, ne la quittait pas des yeux, lui parlait dans Tinter-
valle des danses, et la folle enfant, comprenant l'impression qu'elle
produisait, l'augmentait par les agaceries qu'elle se plaisait à prodi*
guer. On arriva à la cinquième valse. C'était l'instant redouté et
désiré par moi. J'allais danser avec Yalentine, me rapprocher d'elle,
lui parler, oublier pour un instant mes inquiétudes douloureuses,
m'assurer peut-être de leur peu de fondement; mon cœur battait
d'impatience et d'anxiété, et pourtant, lorsque je dus m'avancer pour
aller réclamer la promesse qui m'avait été faite, je fus pris d'une
insurmontable timidité. J'avais eu l'idée de m'essayer avec quelque
autre avant d'aborder la jolie valseuse que tous admiraient ; puis,
absorbé par mes pensées anxieuses, je n'avais pu me décider à la
perdre de vue un seul instant. Je me sentais fort mal préparé, et
mon émotion augmentait ma gaucherie. J'hésitais donc, et en vérité
je ne sais si j'aurais eu le courage de revendiquer mon droit, lorsque
je vis Henri de Sermaises se diriger vers moi d'un air empressé.
— Mon cher ami, me dit-il avec une familiarité qu'autorisaient
peut-être ma jeunesse et notre parenté, mais qui me déplut souve-
rainement, je vous ai observé toute la soirée, tous n'avez pas du tout
dansé, j'en conclus que tous n'aimez guère cet exercice, ou que vous
n'y êtes pas fort habile. S'il en est ainsi, cédez-moi, je vous en prie,
la valse que mademoiselle B^ vous a promise, je vous en serai on ne
peut plus reconnaissant. Cette requête inattendue m'exaspéra; je
répondis avec une sécheresse presque impertinente que je n'avais
nullement l'intention de céder un bonheur auquel plus que personne
j'attachais un grand prix, et je courus à la recherche de Yalentine.
Elle m'accueillit avec un air affectueux, un peu distrait toutefois,
appuya sa main sur mon bras tremblant, et nous commençâmes à
valser. Mais l'irritation qui m'avait soutenu pendant les premiers
moments ne tarda pas à faire place au sentiment de mon incapacité.
Je me décourageai, je m'embrouillai, je perdis la mesure, et je finis
par m'arrêter malgré la bonne volonté et les encouragements de ma
jolie danseuse.
EDlftOND. 13
— Vous ne sayez donc pas du tout yalser ? me dit-elle, lorsque, pâle
d'humiliation, essoufflé et désolé, je retirai le bras qui entourait sa
taille flexible, et je demeurai immobile auprès d elle. Pourquoi ne
me ravoir pas dit tout de suite? Je tous aurais donné une contre-
danse.
Avant que j'eusse pu répondre, la voix de Henri de Sermaises se fit
entendre. Je ne sais comment il était parvenu à nous suivre, mais il
se trouvait près de nous, et prit la parole à ma place.
— Je crois, dit-il, que mon cousin est soufirant, et incapable de
continuer à valser. Permettez-moi de vous remplacer, mon cher
Edmond ; je n'hésiterais pas à vous démander un pareil service s'il me
devenait nécessaire.
— Monsieur de Sermaises a raison, répondit promptement Yalen-
tine; reposez-vous, Edmond, je vais achever la valse avec votre cousin.
Elle posa sa main sur l'épaule de Henri, dont le bras remplaça le
mien autour de sa taille, et tous deux étaient loin déjà, lorsque je
revins à moi assez pour comprendre clairement ce qui s'était passé.
Ce fut alors, je m'en souviens, que pour la première fois je sentis
les atteintes de cette haine qui devait se développer dans mon cœur
parallèlement à mon malheureux amour, et le dépasser peut-être un
jour en profondeur et en intensité. Cet incident, futile en apparence,
qui n'avait eu que pour moi seul toute sa signification, puisque Henri
n'avait pas laissé percer la moindre intention ironique ou malveil-
lante, m'ouvrait des vues sinistres sur l'avenir, et je sentais s'agiter
confusément dans mon âme toutes les douleurs destinées à la torturer
plus tard. Ma physionomie était tellement bouleversée lorsque je me
retirai en chancelant du cercle des danseurs, que madame B*** put,
sans être soupçonnée d'aifectation, témoigner une vive inquiétude
sur l'état de souffrance où elle me supposait. Cependant j'ai toujours
cru qu'elle avait au moins fort exagéré ses inquiétudes à mon égard,
afin de prévenir, en s'interposant ainsi, une querelle entre moi et
Henri de Sermaises. Placée fort près de nous pendant la scène qui
précède, elle avait pu la suivre dans tous ses détails, et elle eût proba-
blement été désolée d'un éclat qui, en compromettant sa fille, eût
détruit les projets qu'elle formait peut-être déjà.
Quoi qu'il en soit, elle s'approcha de moi, me prit le bras, me fit
sortir du salon , me conduisit dans une chambro , comparativement
déserte, m'y fit servir un verro d'eau , ouvrit une fenêtre et ne me
permit de rentrer au salon que lorsqu'elle me crut tout à fait calme
f4 EDMOND.
j^ysiquement et moralement. Et je Tétais en vérité. A ma première
émotion de colère une sorte d'accablement avait soeoédé. Je me troo*
vais ridicale , gauche, abenrde, et je craignais d'attirer sur moi Tat-»
tention ironique du monde. J'allai m'asseoir près de ma mère et j'y
restai plongé dans mes amères pensées, regardant, sans les voir, tes
groupes qui passaient et repassaient devant moi, et ne dbtinguant au
milieu de ce tourbiU(Hi que deux personnes qui me semblaient ne
jamais se séparer: Henri de Sermaises etValentine. Cellen^i vint, d'un
air affectueusement inquiet, s'informer de ma santé; elle paraissait
croire véritablement que j'avais été saisi d'une souffrance subite.
Ma mère seule ne partageait pdts l'inquiétude inéelle ou affectée de
mes amis ; car je n'apercevais point au milieu des regards de corn-
passion qu'elle tournait vers moi les mrândres traces de cet effroi
que mes plus faibles indispositions faisaient d'ordinaire naître dans
son cœur. Elle resta avec moi jusqu'à la fin du bal et lorsque , rentrés
enfin dans notre sombre appartement, elle me quitta à la porte de
ma chambre, j'entendis un profond soupir succéder au baiser cares*
sant qu'elle avait déposé sur mon fix)nt.
Ce que furent pour moi les heures qui s'écoulèrent jusqu'au jour,
je ne le dirai pas. J'ai tant de douloureux moments à raconter qu'il
est inutile de m'appesantir sur chacun d'eux. Et pourtant, cette
première nuit de souffrance se détache encore dans ma mémoire
avec un relief étrange. Chaque pas fait sur le terrain inconnu
de la vie, chaque voile déchiré entre nous et l'avenir imprime
à notre àme une commotion dont elle garde à jamais la trace.
La blessure que nous recevons alors peut saigner et s'élargir
sous des coups répétés, mais l'instant qui nous l'a faite reste marqué
d'une empreinte plus douloureusement sanglante. Ce fut bien
de ce moment en effet que data la fin de noon rapide bonheur et
le commencement de mes épreuves. Mes visites chez le colonel B**'
devinrent plus courtes, plus rares, et, sans m'en rendre bien claire-
ment compte, je sentis que les manières de madame B**" à mon
égard se modifiaient chaque jour. Au lieu de se plaire comme autre-
fois à causer avec moi arts et littérature, à me dévoiler les mystères
de la vie du monde , à me pousser vers l'oisiveté élégante des jeunes
gens démon âge, ses conseils devenaient singulièrement austères.
Elle arrêtait toute excursion tentée par moi sur Tancien terrain de
nos causeries, me renvoyait sans pitié à mes livres, à mes études, et
me vantait maintenant la carrière de la magistrature avec autant de
EDMOND. 15
persistance qu'elle en avait mis autrefois à m*en éloigner. Je ne pou-
vais dire que Yaleniine fût changée envers moi, elle me permettait
les mêmes expressions d'ardente tendresse, elle y répondait de la
même façon ; elle riait avec moi des jeunes gens qu elle rencontrait
dans le monde , et n'épargnait pas Henri de Sermaises plus que les
autres. Mais je savais.désormais que ses doux regards, ses innocentes
malices, ses sourires enivrants ne m'appartenaient pas exclusive-
ment, et chaque soir, lorsque j'entendais s'éloigner la voilure qui
conduisait madame B*** et sa fille à Fune des nombreuses soirées
dont le bal du colonel avait ouvert l'inépuisable série, je soupirais de
rage en pensant à tout ce qui se passait dans ces brillants salons où
je ne pouvais plus surveiller mon fragile trésor. Les souvenirs de
mon premier bal me dégoûtaient du monde, et personne ne m'en-
courageait désormais à y reparaître. Je restais donc dans ma chambre
entouré de mes livres, de mes papiers, feignant de travailler pour
expliquer du moins une solitude qui me permettait de me livrer
sans contrainte à mes jalouses anxiétés. Mais ma mère ne s'y trom-
pait pas et ne semblait fonder aucun espoir sur ce travail en appa-
rence si persévérant. L'hiver se passa ainsi. Au commencement du
printemps, madame B*** loua tout près de la ville une petite
maison de campagne, et alla s'y établir. Elle m'engagea à venir
l'y voir, mais seulement lorsque je le pourrais, sans nuire à
mes travaux. Je ne pus m'empècher de remarquer sa froideur,
mais pendant qu'elle me parlait je tenais la main de Yaleniine; cette
chère main, loin de chercher à se dérober à la mienne, la pressait
doucement, et je m'imaginais voir briller des larmes sous les pau-
pières baissées de ma jeune amie. Ces marques d'affection me don-
nèrent du courage. D'ailleurs je n'étais pas fâché de voir Yaleniine
s'éloigner pour quelque temps du monde, et surtout de l'essaim
de ses adorateurs. Quelque retiré que j'eusse vécu, j'avais entendu
parler de ses succès. Ma mère y avait fait allusion deux ou trois fois
mais, en voyant l'impression qu'elle me causait, et mon empresse-
ment à détourner la conversation , elle n'avait pas insisté. Cependant
je savais qu'on désignait des prétendants sérieux à la main de made-
moiselle B***, et que parmi eux on comptait Henri de Sermaises.
L'extrême jeunesse de Yaleniine me rassurait ; je mettais ces bruits
sur le compte des commérages habituels à la province, et puis j'avais
foi encore en celle à qui l'avais donné mon cœur. Je jouis donc d'un
intervalle de tranquillité entre le moment où madame B*'* quitta la
16 EDMOND.
Tille et celui où j'allai lui faire la visite qu'elle avait autorisée. Elle
était à la campagne depuis un mois déjà, mais elle m'avait fait un si
long détail des courses et des visites qu'elle projetait dans les envi-
rons, que je n'avais pas osé me présenter plus tôt chez elle de peur
de ne pas la rencontrer. Le cœur me tressaillait de joie lorsque, quit-
tant la grande route, je tournai dans l'avenue qui conduisait à la
petite villa occupée par madame B***. Le soleil brillait gaiement,
l'air me semblait tout parfumé , et la situation de la maison , déjà
jolie par elle-même, me parut ravissante. Madame B*** m'accueillit
avec bonté et me retint même à dîner, quoique par discrétion je m'en
fusse défendu d'abord en alléguant un travail pressé. Yalentine rougit
à ma vue, elle laissa percer un léger embarras; mais mon humeur
était si joyeuse , le bonheur que j'éprouvais à la revoir débordait tel-<
lement en folle gaieté et en intarissable babil , que peu à peu toute
autre impression fut effacée par l'entrain du moment. Madame B^^
subit comme nous cette influence, son capricieux esprit rompit encore
une fois ses digues et sema notre conversation de ses charmantes ,
quoique étranges saillies. Je me promenai dans les jardins , sur les
coteaux , dans les bois , avec Yalentine ; nous échangeâmes des fleurs
et ces paroles tendres que je prenais pour des serments. Enfin je fus
heureux tout le jour, sans trouble et sans arrière-pensée. J'aur^s
volontiers prolongé ma visite jusqu'à la nuit ; mais au moment où
nous sortions de table on vint m'avertir que mon cheval m'attendait,
et madame B^**, reprenant sa gravité , déclara qu'elle serait désolée
de mériter les reproches de ma mère en faisant tort à mes études.
Force me fut donc de prendre congé.
Je m'en allais au plus petit pas de mon humble monture , l'esprit
tout ému encore du bonheur que j'avais goûté , calme et rassuré pour
l'avenir, et pensant déjà à ma prochaine visite, lorsque le bruit d'une
voiture et le cri d'avertissement de celui qui la conduisait me tirè-
rent de mes heureuses préoccupations. Je levai la tête en faisant faire
à mon cheval un brusque mouvement pour éviter l'élégant tilbury
qui me froissa presque en passant , et je reconnus Henri de Ser-
maises. Il me salua, jeta un coup d'œil de pitié accompagné d'un demi-
• sourire ironique sur mon pauvre locatis et tourna dans l'avenue de
la maison que je venais de quitter. Cette rencontre dissipa d'un seul
coup tous mes charmants rêves. Jaloux, troublé, inquiet, je fus sur
le point de retourner sur mes pas afin d'assister à la réception qui
attendait Henri de Sermaises. Je n'osai toutefois et je continuai mon
EDMOND. 17
chemin vers la yille en repassant dans ma mémoire les mille petits
incidents de la journée qui venait de s'écouler. Mais la vue de Henri
avait comme rompu le charme de mes souvenirs. Tout pour moi
prenait maintenant une autre signification , et Taccueil ému de
Yalentine, et sa rougeur fugitive, ses réponses hésitantes , sa timi-
dité inquiète et surtout Fempressement de madame B*** à me faire
partir. J'arrivai chez ma mère dévoré par une angoisse secrète que
j'essayai en vain de lui cacher. Gomme d'habitude, elle s'abstint de
m'interroger ; mais trois jours après, je la vis entrer dans ma chambre
une lettre ouverte à la main. Elle était très-pâle ; il y avait sur son
front soucieux, lorsqu'elle se pencha sur moi, une expression
anxieuse qui touchait presque à la terreur. Elle s'approcha, me
baisa au front, et s'assit à mes côtés.
— Mon cher enfant, me dit-elle , j'ai reçu hier une nouvelle qui
te causera, je le crains, une vive impression. J'aurais voulu tarder
encore à te la communiquer, mais elle va probablement être connue
dans la ville, et tu risquerais de l'apprendre d'une façon qui te la
rendrait plus pénible. Cette lettre est de madame B*^. Elle a jugé à
propos de m'écrire pour m'annoncer le mariage de sa fille Yalentine
avec notre cousin Henri de Sermaises.
n m'est impossible de me rappeler d'une manière distincte ce que
j'éprouvai dans ce moment. Un coup violent, qui m'eût étourdi et
laissé pour quelques minutes sans voix ni sentiment, est peut-être la
seule comparaison qui puisse donner une faible idée de l'état où me
jeta cette terrible nouvelle. Je chancelai apparemment sur ma chaise,
car ma mère poussa un faible cri et m'entoura de ses bras pour me
soutenir; mais je ne parlai pas, et je parcourus machinalement deux
ou trois fois la lettre posée devant moi sur la table. Mon nom, répété
dans plusieurs lignes, attira mon attention. Madame B*** espérait,
disait-elle , que j'assisterais à la cérémonie qui devait avoir lieu pro-
chainement. La date y était; je me penchai pour la mieux voir;
quelques semaines nous séparaient seulement du jour désigné. Je
croisai les bras sur la table, j'y posai ma tête endolorie, et je demeu-
rai ainsi immobile et complètement insensible aux efibrts de
ma mère pour me tirer de cette étrange torpeur qui l'efirayait.
Elle m'a dit depuis que des gémissements profonds , des sanglots
étouffés s'échappaient de ma poitrine. Pour moi, je n'en avais pais
conscience, et je n'en garde aucun souvenir. La première pensée qui
se fit jour au milieu des ténèbres de mon intelligence fut une sourde
Tome XI. — 4 i « LiTraisoa. 2
^ I
18 BOHORBl
mcrédiilité, qaaxà aw Ufcve cofisentetneBi de Yalentine, et celle- kKe
ne fut pas |4utôt tonbée daas mon esprit que je touIus la regarder
comme une parfaite certitude. Je sentais encore la moite impression
de la main de Yaleutine sur mes lèpres , je voyais son dernier soi»-
rire tendre, j'entendais son rire moteur en me parlant d*HcBrL II
itaM clair qn'on violentait ses inclinations, qn'cm la forçait à &ire un
mariage odieux. Je relevai la tête, et, les joues en feu, Tcsil allumé,
jie commençai à protester avec emportement contre cet abus du pour-
voir paternel. Pour h première Sois, je me montrais tel que j'étais
aux yeux de ma pauvre mère qui m*écoutaît avec consternation. Elle
aperçut al(H*s dans toute son étendue la plaie incurable de nson
cœur. Elle vit qu'enfant «ocore, selon les idées du monde, pour
rage et la raison, cette terrible passion me rendait mûr pour la
douleur, et que je pouvais souffrir avec une intensité dont son âme
seule peutr-étre avait Tamère expérience. Elle chercha à me calmer;
mais elle n'eut pas le courage de combattre énergiquement Tillusion
qu'elle voyait s'enraciner en moi, et à laquelle je devais une force pas-
sagère. U me fat donc permis de diemeurer dans mon erreur. La
pensée de l'infidélité, de Valentine, de son indifférence, m'était si
intolérable, que je repoussais avec désespoir tout ce qui pouvait m'y
ramener. Dans mon égoïsme naïf, je préférais croire celle que j'ai-
mais malheureuse comme moi, qu'heureuse sans moi, et lorsque le
earactère de madame B***, la facile bonté du colonel se représentaient
à ma mémoire, protestant de toute la force de mes souvenirs contre
le despotisme que je leur attribuais , j'y voyais seulement k. chance
romanesque d'une rupture pour l'union à laquelle ils n'auraient pas
le courage de condamner irrévocablement leur fille. Ma jeune ima-
gination m'aida ainsi, en se nourrissant de ces folles espérances, à
supporter le temps qui nous séparait Picore du jour fatal. J'attendais
d'heure en heure, de semaine en semaine, cet événement bizarre,
imprévu,, que la jeunesse, rebelle au malheur, croit toujours devoir
venir au dernier moment s'interposer entre lui et elle ; et pourtant
}'avais sans doute au fond de l'ame une conviction toute contraire
à celle que j'essayais de- m'imposer, car je n'eus pas une seule fois
Vidée de tenter une démarche déeisive pour éclaîrcir la situation,
d'écrire à Valentine, de voir madame B***, ou même de lui faire par-
ler par ma mère; non, j^'attendais, je soafibais^ j'espérais je ne sais
4fum. J'ignore si ma mère devina dairement ce qui se passait en moi,
ou si elle craignit de me Trâr sortir au dernier moment, par une
EDMONIX 19
cqplorâra kTésisCi)l«v àê Fatoiiie où j'étais tombé* EHe m^eiigag«a à
qidtler la TiDe, à wyager, à visiter Paris, l'Italie, l'Angletecre, <pie
sais-je ? flontenx d'ayoïier le fol espair sur lequel je vivais, je eaof-
sentis à m'éloigner; mais quand il s'agit de fixer la date précise de
non départ, je parvins, à force de t^giversations, de refus, d'hési-
talioBS, à la hire reculer jusqu'après le mariage de Yalestine. J*at-
tendb donc encore, j'attendis toujours, et, à f ennemi que j*ai le pius
hai, je n'aurai» souhaité dans ma vengeance qu'une attente semblable,
prolongée d'heure en heure, et s'élevant, à la fin, à la hauteur d'une
véritable tortore. Caché derrière mes rideaux fermés, je surveillais
le» dlées et venues incessantef des^ domestiques et des amis affairés*
n 7 eut une sohée la veille du mariage. A la lueur des lampions ^i
îllnroinaient la fisiçade de notre maison, je vis entrer Henri de Ser-
maises et sa famille, puis de nombi^ux invites, et, durant ma dou-*
kureuse nuit d'insomnie, j'entendis rouler les voitures qui les
emmenaient. Le lendemain matin encore, j'aperçus Henri; il reve^
nait chercher sa fiancée, sa femme dans peu d'iostants; c'était hii que
je voulais voir, lui que mes regards ne quittaient pas, quoique sa vue
me fit courir, à chaque fois, comme un glacial frison de haine dans
les veines. Bientôt, un mouvement dans la foule annonça Valentine.
Un nuage passa sur mes yeux, et, cependant, rien n'est plus distinct
à mcm esprit que sa blanche toilette et son adorable figure. Elle ne
tourna pas la tete vers la fenêtre d'où je la contemplais avec déses^
poir. Elle monta en voiture. Sa mère la suivit, puis son père. Henri
s'élança dans son coupé, les chevaux partirent au grand trot, et tout
disparut. Je ne sais ce que je devins d'abord, mais je me retrouvai
quelques instants après la tête appuyée sur mon lit, plongé dans mes
oreillers , et versant encore une fois ces abondantes larmes , soulage-
ment inappréciable de Fenfance et de la fiiiblesse , que l'orgueil plus
tard refuse aux hommes. Puis, tout à coup, mon cœur bondit; je
courus à ma fenêtre; j'avais perdu toute faculté de calculer le temps;
j'entendais revenir les voitures, et il me semblait que c'était trop tôt
pflfur qu'un incident quelconque ne fût pas venu troubler l'ordre des
cérémonies. Je ne sais, dans le court instant que je mis à entr'ou*
vrîr mon rideau, quel monde de pensées et d'espérances traversa
mon cerveau, mais un coup d'œil suffit pour tes foire rentrer dans le
néant. Je vis Henri de Sermaises descendre de sa voiture, il offrit k
main à Yalentine, qui s'appuya sur lui en rougissant; ils étaient
mariés, tout était fini pour moi.
20 EDMOND.
Je partis le soir même, comme c'était convenu. J'allai à Paris, j'y
passai plusieurs mois, puis je visitai l'Italie; je séjournai à Florence,
à Rome, à Venise, j'y fis des connaissances agréables, je pris part à
tous les plaisirs de la vie mondaine , je tâchai même de m'intéresser
aux choses sérieuses de l'histoire, de l'art, de la politique. J'écrivais
régulièrement à ma mère, et je retrouverais, s'il était nécessaire,
dans ces lettres qu'elle a gardées sans doute, l'histoire de ces impres-
sions de surface pour lesquelles j'aurais voulu vivre désormais.
Mais à quoi bon? Pourquoi chercherais-je à fixer le souvenir de ces
jours d'ennui et d'efforts incessants où j'essayai d'exister, de jouir,
de sentir en dehors de mon cœur et de mes sentiments intimes?
Pressé entre deux périodes de profonde douleur, ce temps m'apparaît
maintenant pâle et comme eifacé parmi le petit nombre d'années
que j'ai vécu. Cependant l'absence,- le voyage, la distraction forcée des
yeux et de l'esprit semblaient avoir produit sur moi un efiet salu-
taire: je paraissais plus fort, j'avais refoulé au fond de mon- cœur ma
passion et mes soufifrances, et je réussissais à les cacher à tous^ à me
faire parfois illusion à moi-même. Enfin, je voulais me croire guéri,
et lorsque, après dix-huit mois d'absence et de voyages, je me sen-
tis saisi par un désir passionné de revoir la France, ma ville natale,
ma vieille rue sombre, et cette maison où j'avais tant souffert, je
nommai ces aspirations irrésistibles le mal du pays, et je partis. Ma
mère s'était retirée à la campagne, sans doute afin de pourvoir, à
force d'économie, aux dépenses qu'exigeait ma vie errante. Je me
rendis d'abord directement chez elle, et j'eus, du moins, la joie d'ap-
porter un grand bonheur à son cœur si tendre. Elle fut heureuse de
me voir, heureuse des changements qui s'étaient faits en moi. Je ne
sais s'ils étaient tous fort à mon avantage; son œil maternel les jugeait
ainsi. La gaieté que je montrais en toute occasion, et qui animait mes
récits, calmait toutes ses appréhensions, et elle se félicitait du courage
avec lequel elle m'avait envoyé au loin chercher le remède à mes
souffrances.
Cependant, ni l'un ni l'autre nous n'osâmes parler du passé,
et le nom de Valentine ne fut pas prononcé entre nous. Je sa-
vais, du reste, que le colonel B***, nommé général, ayant été
envoyé dans une autre province, Valentine avait dû se séparer
de ses parents. M. et madame de Sermaises habitaient un joli
hôtel situé dans le plus beau quartier de la ville, et je ne crai-
gnais pas de les rencontrer en reprenant possession de notre ancien
EDMOND. 2i
logement, que ma mère avait conservé, et qui restait toujours
à ma disposition. Je partis donc pour ***, après quelques semaines de
séjour à la campagne. Des affaires importantes exigeaient ma pré-
sence; mais, au fond, ce n'étaient pas elles qui m'entraînaient dans
ce lieu vers lequel je me sentais fatalement attiré. Quoi qu'il en soit,
j'arrivai à la ville par une belle et chaude après-midi de juin. Je me
fis ouvrir notre appartement, et j'y rentrai seul. L'air était lourd,
presque brûlant au dehors, et ces chambres inhabitées me semblèrent
glacées. Je les parcourus en frissonnant, et je me trouvai si faible en
face des souvenirs qui m'entouraient, que je résolus de ne pas les
affronter davantage. Je sortis brusquement, j'ordonnai de faire du
feu dans toutes les cheminées, et je me mis à parcourir la ville. Âh !
comme je vis bien que mon cœur était resté attaché à ces vieilles
maisons , à ces rues étroites et tortueuses ! De cette heure seule-
ment je rentrai en possession de moi-même, je me trouvai complet
pour jouir et pour souffrir. Tout ce que j'avais vu ailleurs de beau,
de riche, de grandiose, pâlissait dans mon souvenir devant cette petite
ville que les étrangers trouvent si laide et si triste. J'allai diner à un
café très-fréquenté par la jeunesse élégante, j'y retrouvai plusieurs
de mes anciens camarades avec lesquels j'échangeai des poignées de
main plus ou moins cordiales. Nous nous racontâmes mutuellement
ce qui nous était arrivé pendant les deux années qu'avait duré mon
absence. Leur conversation n'allait guère avec l'état secret de
mon esprit, et pourtant elle me parut agréable parce qu'elle me
distrayait de mes pénibles préoccupations, de sorte qu'au lieu de
quitter mes compagnons après mon diner, je m'assis au milieu
d'eux à la porte du café. C'était Theure de la promenade. Les
équipages et les beautés de la ville défilaient devant nous, sous
le feu croisé de remarques qui n'étaient pas toujours bienveil-
lantes. J'apprenais ainsi les anecdotes scandaleuses et la chro-
nique secrète de la ville, mais j'étais devenu, malgré moi, dis-
trait et pensif. Je suivais avidement des yeux les voitures qui se
succédaient, j'attendais un nom qui, tôt ou tard, devait se mêler
aux bavardages de mes amis. Enfin, je vis apparaître une calèche
découverte, dans laquelle, au milieu d'un nuage de mousseline
bleu-clair, abritant sa jolie tête contre les rayons du soleil avec
une ombrelle assez petite pour ne pas la cacher aux regards,
Yalentine B^*, maintenant la comtessse de Sermaises, était noncha-
lamment étendue. Henri conduisait lui-même un bel attelage de deux
n EDMOND.
ehanaants -dievaus anglaÎB, dont Tardeur, à peine contenue, était
eSrayante, lorsqu'on considérait la légère voitiure qu'ils 'ealratfiaiei^
après eux. Un murmure d'admiration couiut parmi les jeunes geofts
qui m'entouraient ; les exclamations s'«nt£e-icroifiaîent«
— Charmante femme !
— Délicieux chevaux!
«— Cet Henri de Sermaises €st un heureux drôle 1
— Oui, heureux au jeu comme en cunour; il yieot de gagner le
steeple^hase de P^*% il ira à F*** la semaine ptrodbaîne, <d; je tiendrais
volontiers pour lui tous les -paris qu'on me propos^ait*
— Quel cheval fait-il courir ?
— Toujours sa jum^t pur sang , miss JSmiihson , dk lui a d^
fait gagner des sommes fdles , c'est la plus jolie hête qu'on puisse
voir*
— Eh biBOi l à la place de Henri, reprit un des înterlocateurs en
secouant la tête, je m'occuperais un peu moins de mes dievaux et ua
peu plus de ma femme. J'y trouverais, quant à moi, autant de plaisir
et je crois plus de sécurité ; la jolie madame de Sermaises pourra
bien qudique jour s'ennuyer d'être négligée ainsi , et se souvenir de
sa coquetterie d'iuitreibis.
Une fois lancés sur ce terrain , mes aimables compagnons ne ee
firent faute d'aucune de ces lourdes plaisanteries^ monnaie cou-
rante des convérsatioos oiseuses parmi les jeunes gens. Bientôt une
sourde irritation s'empara de mon cœur ; tous ces pnopos me cau-
sèrent des mouv^nents de colère que j'avais pdtfô à cadier^ et, pour
ne pas les écouter plus longtemps, je me Tetàm farasquemeot
dans l'inlention de rentrer chez md; mais je marchais avec lenteur,
me ménageant ainsi, sans trop m'en rendre compte, l'occasicm de
revoir Yalentine à son relour de la prom^UMle* Je la revis en effet ; le
rapide équipage passa près de moi en me touchant presque^ Cette
circonstance attira l'attention de Yalentine; nos yeux se ren-
4X>ntrèrent; elle fit un geste de surprise et je crus La voir rougir. li
n'en fallut pas davantage , je retombai sous le diarme. Ce regard
fugitif pénétra dans mon âme comme une élrâceUe ardoite et ral-
luma toutes les flammes qui l'avaiait dévorée. Pendant la plus grande
partie de la nuit, je parcourus à pas fiévreux mon appartement désert,
reconstruisant jour par jour, heure par heure , sensation par seasar
Ikm, le douloureux roman de ma jeunesse. Hélas ! avec qudle facililê
je le tirai de mes souvaiirs] Quoi ! j'avais pu croire à l'onUi ! Quoi!
EDMOND. 23
j'vfûs espéré guérir ! Mais pas ua mottimBeBft ^e la physionomie 'de
Yakntioe, pas m 4e ses soorires, pas rnie ^ ses paroles n^'était sortie
de ma mémoire. Dwaiit oes quelques bemres , je véeus de noiSYeaa
mfm «DBée de boaheor, j'épimi'^ai TtRie après Taultre toutes les
mertiUBes, tovies les «buleurs qui m'aTMeiit brisé. Seulement,
defOM ptes jfoil on pius bible,.. . je ne sais lequel, je ne Toultw pas
kar celte fets devanlt Tépreav^ «Biwanle et cruelle qui m^aitendait.
Je me leadis le lendemaîa matin cbes une de mes parentes qui
rétait «ussi de Hemi de Sermaises. Elle voyait beaucoup Valentine,
€t î'«8pénDS bien que , mondaine et serviaUe , elle consentirait a
m^accompagner et à me présenter chee les Sermaises. La chose fat
encore plus fadle que je ne le supposab ; madame de I^andi mit
cHe-^nséiiie la conversalaon sur <e sujet.
— Mais votre mère était fort liée , si je m'en «ouviens, arec ma-
done B*"^, me dit-^le^ et je ne doole pas que cette dbère Valentine
ne voQS revoie avec plaisir. Entre nous , sa vie n^est pas fort amu-
sante. Son mari la n^ige «n peu; la lune de miel ne peitt durer
ton jours. Quand Valratiae aura des enfants, ce sera différent , mais
aojoarf hui elle est vraimrat bien seule et souvent emrayée. Le
départ de sa mère a été terrible pour elle. C'est "une à charmante
iBBBne que naadame B***, «n dépit de son originalité. Elle^it fort
utile à sa fiHe, et je ne pots la remplacer complètement malgré toute
ma bonne volonté. Tenez , j'allais ches Valentine lorsque vous êtes
arrivé , car son mari l'a quittée œ matin pour se rendre aui courses
de P*' ; vous allez m'aocompagner, je veux lui procurer la surprise
àt iFotre visite; elle en sem enchantée. ÂUons, ne refusez pas, don-
nez-moi le bras et partons. En vérRé, ma chère parente épuisait bien
kmtiiemeDt son âbquence , je n'étais que trop empressé d^accepter
ses offres et je n'éprouvais que la seule inquiétude de ne pouvoir
éisniUQler anon knpalîeBce. J'avais peine i calmer le tremblement
■Mwem qui m'agitait pendant que nous nous adheminions vers
rUiel de Sennaises , et je ne puis comprendre comment elle ne
s'aperçut pas de mon trouble, lorsque la porte du salon s'ouvrant
devant nons me laissa v<Hr Valentine, vêtue de Manc , à demi cou-
chée sur on canapé. Elle se ideva vivement en entendant nos
noms 9 jeta loim d'elle «ne broderie qu'elle tenait à la main et s*ap-
fnàoL m¥Bc «mpiessement de madame de Prandi, puis elle se tourna
vess moi» Elle ékit émue , je n'en pouvais douter, une rougeur de
ptas en plus vive s'4éteadaât sur bm front, ^ses joues et son cou
24 EDMOND.
flexible; la main qu'elle avança, vers moi tremblait, et sa voix altérée
eut peine à me faire entendre les paroles affectueuses qu'elle m'a-
dressa sur mon heureux retour dans mon pays et au milieu de mes
amis. Mon cœur bondit dans ma poitrine; cette visible émotion me
bouleversa; je retins dans les miennes la main qu'elle m'avait don-
née; j'eus un instant de vertige, je me crus revenu aux jours passés.
Un mot de madame de Prandi me ramena au temps présent ; elle
demanda à Yalentine combien durerait l'absence de son mari.
— Oh ! huit jours tout au plus, répondit-elle. Il faut bien que
Henri assiste aux courses qui vont avoir lieu ici. Il n'aurait même
pas été à F*** sans un pari fait depuis longtemps.
— Toujours pour miss Smithsonî demanda madame de Prandi.
— Toujours , répondit Yalentine en riant, c'est sa favorite. Je
devrais en être jalouse.
La conversation dura ainsi , soutenue par madame de Prandi , car
mon cœur était trop plein pour qu'il me fût possible de trouver des
phrases banales. Yalentine avait repris son sang-froid, mais je voyais
cependant la couleur aller et venir sur ses joues, et ses manières, ses
paroles trahissaient une agitation qu'elle avait peine à maîtriser; au
moment où je sortais, elle me demanda si je retournais immédiate^
ment auprès de ma mère , en ajoutant qu'elle espérait me revoir
avant mon départ. — Je ne sais si elle entendit ma réponse balbu-
tiante, mais je suis bien certain qu'elle dut compter sur mon retour.
Deux jours après, en effet, je me présentai de nouveau chez elle, j'étais
seul cette fois , et je pus me livrer sans contrainte à toutes les illu-
sions que mon cœur cherchait à se créer. Je retrouvai la Yalentine
d'autrefois, j'entendis encore son rire jeune et argentin , je serrai sa
main chérie qu'elle ne semblait pas avoir hâte de me retirer. L'émo-
tion que trahissait sa charmante physionomie , je pus l'attribuer à la
tendresse plus qu'à la surprise. Elle me chanta les romances que
j'avais aimées et dont je me souvenais si bien ; nous parlâmes des
jours de notre jeunesse, et lorsque, accablé soudain par mes souve-
nirs, par mes émotions, par ces joies inattendues qui si longtemps
avaient troublé mes rêves, je me laissai glisser à ses pieds en
appuyant sur sa main mon front glacé et mes yeux humides , elle se
contenta de me relever sans colère en me nommant un faible . et fol
enfant, 0 mes dernières heures de félicité ardente I joies doulou-
reuses, illusions enivrantes expiées plus tard par des flots de larmes !
vous n'avez pas épuisé mon ccsur puisqu'il a conservé tant de force
EDMOND, 25
pour soiiffirir, mais la fibre que tous fîtes tressaillir reste maintenant
détendue et brisée pour jamais dans mon âme.
D me fallut faire un efiTort sur moi-même pour m'arracher d'au-
près de Yalentine; mais partir, quitter ]a yille qu'elle habitait, m'eût
été désormais impossible. Je ne pouvais plus \iYre qu'en la voyant,
qu'en entendant parler d'eUe, qu'en espérant la rencontrer sans cesse.
J'écrivis à ma mère que mes afiEstires n'étaient pas terminées, et c'é-
tait vrai^ je ne m*en étais pas occupé. Une seule pensée remplissait
mon esprit, une seule espérance mes minutes et mes heures. Aussitôt
que je le pus je retournai chez Yalentine. Il me sembla qu'elle m'atr
tendait; elle était mise avec coquetterie, des fleurs nouvelles remplis-
saient son salon ; assise dans l'embrasure d'une fenêtre, un rayon
de lumière, tombant directement sur son visage , en faisait ressortir
la fraîcheur et la grâce incomparables. Elle posa sur une petite table
placée près d'elle l'ouvrage dont elle s'occupait, et me tendit la main.
Je m'assis de l'autre côté de la table , je la regardais, je m'enivrais
de ses douces paroles. Tout en causant, il m'en souvient, je m'em-
parai de sa broderie , une sorte de petite coiffe mignonne que je me
mis à chiffonner entre mes doigts.
— Laissez cela, me dit-elle en rougissant et d'un air d'impatience,
vous gâtez mon ouvrage.
Elle voulut le reprendre, je le retins en badinant, et nous étions
ainsi penchés l'un vers l'autre, nos mains se touchant et presque
mtrelacées, lorsque la porte s'ouvrit; un homme entra, c'était Henri
de Sermaises,
Yalentine poussa un cri, se leva d'un bond, et, s'élançant vers
son mari, se suspendit à son cou en lui entourant la tète de ses bras.
Oh! ce baiser! ce cri de joie! quel frisson ils firent courir dans
mes veines! L'amour brûle ; mais la haine est glacée; je le sais bien,
moi ! je sentis alors sa froide lame s'enfoncer et se retourner dans
mon cœur. Henri de Sermaises que je haïssais si profondément, dont
l'image détestée m'avait poursuivi en tous lieux , il était donc là encore
se dressant devant moi, détruisant par sa seule présence mon pauvre
bonheur d'un instant... Je crois que je grinçai des dents, et que, sans
pouvoir prendre sur moi d'échanger avec lui un mot, ni un regard,
je m'enfuis de la maison. Je retournai chez moi en courant, et j'y
restai renfermé, étoufiant dans la solitude les mouvements insensés
de rage et d'aversion qui soulevaient mon cœur ; mais je ne partis
pas; je ne le pouvais plus. J'avais revu Yalentine : il me fallait
rester près d'elle, eouftint, bnsL J'étais désormais iîé à ses pts. ie
restai donc , et misérablesieift, kooteuseiiient, comnie un meoàmA
qui implore une dédatgoeuse anoône, j'errai mr ses traces, me coa-
damnant moi-^nénie'aa plus cmel de tons les supplices : œhii de la
Toir avec son maxi.
. Lejotir des ooarses^ je parrins à me placer en fiieed'eUe. J'éUôsdani
r^nc^te réservée aux sportsmen , cA malgré ma -complète indiffé-
rence pour ce qvi pasûooaait autour de moi lous mes amis, je «up-
portai ieurs discours , je ieignis même d'y prendre intérêt , afin de
motiver ma présence obstinée daxis cet endroit. Valentine me v^jêH
fort bien , elle avait répondu a mon saint ; mais pour des raisons que
j'ignorais, elle semblait peu désirense d'attirer mon attention on 4e
m'aooorder la simae. Je persistai pouitant à demeorer, savouinnt
dans l'amertinne de mon cœw le douloureux boidieur 4]ue je payais
sidier.
Tout à coup j'entendis près de nm le bruit d'«me quenelle; je
reconnus la Tcix de Henri de Sermaises, et je me retournai ^ve-
ment. Il s'agissaii de la course qui menait d'être fournie par la jument
de Henri, miss Smithson. De forts parisétaimt engagés. Mm Smiti^
son était airirée première; mais un parieur de mauvais «sraelère
avait élevé des doutes sur la loyale exécution des conditions de ta
course , et ses réclamations étaient faites avec impertînenœ. Henri
répimdit d'un air de hauteur. La quenelle s'échavffii^ nn gnmpe se
fionna autour des deux adversaires^ et je cras voir échanger des
tes. Un moment après, un de mes amis, Arthur de Binas, vîait à
d'un air em{Mressé.
— Mon cher, me dit^, M. le comte de Bemeuii se hat demain
avec M. de Sermaises, il est étranger et ne connait que moi ici.
Youles-vous nous reuirea tous deux le service d'êlne son témoin ?
— Impossible, répondis-je avec une grande émolmi, jesuis parent
assez proche de IL de Sermaises, mon înterventicii enfiiveurdeeon
advecsaise serait inconvenante.
Mon ami semUa trouver cette excnse valable, et il me quitta pour
coBtinuer ses redierches. Je le vis aecosler un uflkier de la ga^
piaon* Us causèrent quelques instants, puis lejoignrent Henri de
Sermaises, et tous tnois s'éloignèrent sans affèctalion. Un instant
après M. de Sennaises réparai près da potesn; il aemUait parfait»-
raptt calme et même gai; on eut pu craiceqne tout était arrangée!
que l'incident n'aurait pas d'aulnes .suite», ie n'en jugeai pas ainnu
BDMONa 27
Lefi yeux fixés «u* Heiud^ je sentais tourbillûoner ^a moi mille pa[i-
fées oo&fuses que je ne pouYaîs ai ne malais peul-étre approfondir.
Valeatine ne s'était apenpue de rien; son air calxoe le prouvait assec.
Henri la rejoignit lorsque les courses fxiv&ai finies. Il la conduisit à
sa Toiture, Ty f t moider en ]m tëwaoipiuai^ à œ qu'il me parut, une
Bidiicitude plus qu'ordinmre ; puis , après a^nir donné ses ordres au
cocher, il revint trouver ses deux témoins. Je ne le perdais pas de voe.
Afxrès one courte conférence, tous trois échangèrent 4les poignées de
sunn et se séparèrent. Je me dirigeai dn 'CtÂé de mon ami , et je Tao»
cefitai. Il ne me intpas difficile d'amener dans la conversation le sujet
qui m'iniéressaiL Le duel qui allait avoir lieu 4et le rèk important
qu'il y jouait absorbaient teUement les pensées d'Arthur qu'il n'aurait
pu , je crois , parler d'antre diose. H me dit que les deux adversaires
se rencontreraient le lendemain matin à six heures , dans un petU
vallon pra ékHgsé de la ville et que je connaissais bien. Us devaient
se battre au pistolet, Arthur s'en inquiétaît, il venait 4'apprendce
qœ le comte de Bemeuil était de première force à cette arme.
Je nentrai chez moi en proie à une extrême agitation. J'éprouvais
un sombre espoir, un làdbt désir de vengeance que je ne voulais
pas m'avouer parce que j'en rougissais devant ma conscience effrayée ,
mais qui jetaient dans mon âme im trouble nouveau et une émotion
inconnue. A cinq heures du matin j'étais «ir la route par laquelle
devaient passer les deux adversaires. £lle longe le petit vallcm, lieu
désigné de la rencontre, et le <}omin«ait si son ^^s rideau de peu-
pliers, d'aunes et d'ormeaux touffus n'abritait pas à tous les regards
la longue pelouse élroite semée fà <et là de gros châtaigniers, et
coupée par un petit ruisseau.
Le temps était gris, presque froid. La veille au seir un orage sou-
dain avait succédé à la chsdeur du §our, inondant la ville et ses
alentours d'une pluie abondante. Ce matin l'humidité remontait
vers le dd en bromUard épais et malsain. Je mardiais à grands pas.
Mon cœur battait à m'étouifer. J'aurais voulu arrêter le torrrat des
pensées brûlantes qui traversaient mcm cerveaa, mais je se le pouvais
pas. A mesure que s'approchait l'instant où un funèbre pcesseiUi-
joent plaçait pour mm l'arrêt suprême de la destinée, mes émotions
secrètes s'éclairaient d'une lumière de plus en plus terrible. Tout œ
^fÊB deux années de soufiOrances et d'ardente jabusîe avaient amassé
de Jiaine dans mon cœur se soulevaiia la fois. Tout ce que j'avais
Dcpoussé, refoulé^ étouffé d'espérances passionnées s'élançait
28 EDMOND.
tenant de mon âme en flots irrésistibles. Marchant comme un insensé,
murmurant des mots sans suite, tressaillant aux bruits éloignés qui
semblaient m'annoncer Tarrivée de ceux que j'attendais , manquant
d'air parfois, comme si une main de fer m'eût serré la gorge, d'autres
fois aspirant à pleins poumons le vent humide qui me glaçait, je
passai une heure terrible qui aurait creusé dans mon âme une trace
plus profonde si les heures qui suivirent ne l'eussent effacée.
Enfin le roulement d'une Toiture se fit entendre ; je me jetai der-
rière la haie; je Tis Henri de Sermaises et ses deux témoins mettre
pied à terre en face du sentier qui conduisait au petit yallon ; la voi-
ture continua sa route au pas, probablement suivant des ordres don-
nés d'avance, et les trois hommes descendirent dans la prairie. Ils
avaient à peine disparu entre les arbres, lorsqu'une autre voiture
arriva ; le comte de Bemeuil, Arthur de Binas et un officier en sor-
tirent et se dirigèrent également du côté du petit vallon. .Te me
retournai alors, et me glissant à travers les buissons, je parvins à me
placer de façon à pouvoir apercevoir distinctement tout ce qui s'allait
passer. Oui, j'étais là! honteux d'y être, et j'y restais pourtant. Qu'avait
donc fait de moi cette fatale passion pour que je fusse tombé ainsi?
Qu'a fait de moi la terrible conunotion de l'heure suivante pour
que je puisse raconter tout ceci sans honte, sans remords, presque avec
indifférence? J'ai tant souffert depuis!
Je suivis avec une attention haletante tous les préparatifs du
duel; je vis les témoins mesurer le terrain, apprêter les armes, les
remettre aux deux adversaires. Je distinguai le signal, et les deux
coups partirent à la fois. Je tressaillis ; pour un instant ma vue se
troubla; mais un second coup d'œil me suffit pour tout voir. Le
comte de Berneuil était debout, ses témoins et ceux de Henri entou-
raient celui-ci tombé la face contre terre.
Je ne sais quel vertige s'empara de moi. Je poussai un grand cri,
et sans penser à la surprise que mon apparition subite pouvait faire
naître, je m'élançai vers le lieu du combat.
Arthur de Binas me reconnut et vint à moi. Il était pâle comme un
spectre.
— Vous étiez près d'ici? me dit-il, vous avez tout vu? C'est fini,
il est mort.
Je poussai une exclamation inarticulée, et écartant tous ceux qui
obstruaient ma route, je m'avançai impétueusement près de Henri.
On venait de le soulever; la balle lui avait traversé la poitrine; une
EDMOND. 29
l^re écume rougefttre bordait ses lèvres ; il avait expiré sur le coup,
sans souffrance, sans agonie. Je regardai cette tête belle de traits, à
laquelle la rigide main de la mort avait donné une expression plus
noble. Je ne sais çfi que je ressentais; je n'étais pas heureux, je ne
me réjouissais pas, mais je n'éprouvais pas de pitié.
Dans ce moment une voix dit :
— Mon Dieu! qui apprendra ce malheur à sa pauvre jeune
femme?
— Ce ne peut être que vous, Edmond, reprit Arthur de Binas, vous
êtes son parent, vous la connaissez beaucoup, vous remplirez mieux
que nous cette douloureuse mission ; et puisque le hasard tous a
amené ici, il faut que vous nous rendiez ce service.
Je le regardai d'un air égaré, je fis un signe afBrmatif, et je partis
en courant. Comment je parcourus la distance qui me séparait de la
ville, c'est ce que je ne puis comprendre. Il y avait trois quarts de
lieue à faire, je les franchis en un quart d'heure. La sueur me décou-
lait du front, car le soleil avait dissipé le brouillard, et il faisait une
chaleur accablante ; je me souviens de ce détail, et je me rappelle
aussi que je me répétais à moi-même, à demi-voix et sans cesse :
— Elle ne l'aimait pas ! Non, elle ne l'aimait pas !
Je n'osai pourtant me rendre directement à l'hôtel de Sermaises ;
je montai chez madame de Prandi. Ses domestiques, effrayés par
l'expression de ma physionomie, allèrent aussitôt l'avertir ; elle entra,
je lui racontai ce qui venait d'arriver, je ne sais en quels termes,
mais je sais bien que je finis mon rédt par les mots que je m'étais
répétés avec tant de persistance.
— Elle ne l'aimait pas, n'est-il pas vrai, Yalentine n'aimait pas
son mari?
— Ah I grand Dieu! que dites-vous là, s*écria madame de Prandi
tout éplorée, la malheureuse femme l'adorait, et dans l'état où elle se
trouve, cette afireuse nouvelle va la tuer.
Ce dernier mot me frappa à mon tour comme une balle mortelle ;
je chancelai et je fus au moment de tomber. Madame de Prandi ne
s'aperçut pas de mon émotion, elle mettait à la hâte son chàle et son
chapeau.
— Venez, me dit-elle en me prenant le bras, suivez-moi chez
Yalentine; elle peut avoir un besoin immédiat de secours. Il faudra
aller chercher son médecin, vous pourrez nous être utile, partons à
Tinstant*
90 EBMaiflK
Nous partîmes. Gbemîa feisant maihnie de Prandi me demanda
des dékils sur le malheureux duel qui Tenait d'avoir lieu. Je lui
répomfis par phrases entrecoupées, incohérentes. Toutes mes pensées
étaient fixées sur la scène dont j'allais être témoin;
Les domestiques de Yalentine virent hien que quelque événement
grave nous amenait à cette heure insoKte. On nous fit entrer. Madame
de Prandi me laissa dans le salon et passa dans la chambre de Yalen-
tine qui n'était pas encore levée.
Je regardais ce frais et élégant salon, ces mille détails de la vie
heureuse et paisible qui s'y était éeoutée jusqu'à ce jour; les paroles
de madame de Prandi me revenaient à Tesprit; une surtout qui m'a-
vait fait entrevoir tout un monde d^ désespoir et de dangers, et une
terreur secrète s'emparait de moi. Tout à coup un cri perçant, snivi
de gémissements et de sanglots déchirants, me fit bondir sur moi-
même; je m'élançai vers la porte de la chambre, mais je n'osai pas
l'ouvrir. Je ne fus retenu ni par le puéril empire des convenances,
ni même par mon respect pour celle que j'adorais; mais le souvenir
des sentiments de haine et de vengeance qui toute la matinée avaient
rempli mon cœur m'arrêta au moment de me trouver &ce à face
avec cette vive douleur. La conviction de l'amour de Valentine pour
Henri, cette conviction que j'avais repoussée jusqu'alors avec obsti-
nation m'envahit enfin d'une façon irrésistible. Je me reculai, et
demeurai comme foudroyé.
Un instant après, madame de Prandi ouvrit impétueusement la
porte et s'élança dans le salon en s'éeriant:
— Elle se meurt ! . . . elle se meurt ! . . . Courez Edmond ! courez vile !
amenez du secours , un médecin ! Au nom de Dieu, un médecin !
Je me précipitai comme un fou hors de la maison. La grande
porte était encombrée. On èescendait de sa voiture te corps inanimé
de Henri ; je le regardât avec égarement. Ah t comme mes pensées
étaient changées ! comme au prix de ma vie j'aurais voulu maintenant
ranimer cette dépouille glacée à laquelle L'existence de Yatentine me
semblait attachée ! Mes sombres, mes sanguinaires désirs se dressè-
rent devant moi dans ma conscience bourrelée; un remords poignant
me saisit et un rauque gémissement m'échappa.
Le docteur était chez lui. C'était un ancien ami de ma famille; il
armait surtout beaucoup m» mère. Il parut effrayé de ma physiono-
mie bouleversée ; mais ce que j'avais à lui dire l'absorba Ûentôt ; il
s'habilla en hâte et me suivit. Nous arrivâmes; il entra cheff Vale»-
I
tiiie^ et ^eoiMiycaik je itsta» seul dans le sabn; floeis peu à peu des
amis de Henri, des parents arrivèrent; on alla, on vint, on s^infen-
FOgea, cMk s'éraat avtour de moi sans que je pusse parvenir à com-
preadffe daôeiaent ec (foî se dkaît. Tmite. mstt âme étaiè alÉachée à
oA\e porte ferjnée, deniëre laquelle s'achevait le rêve de na vie et
s^aeeomi^issait la catasfan^he de ma destinée. Ma seule occupation
était de cberdicar à liie sui la physionomie de ceux qui pénétraient
dans- la chambre de Yaleotbe ou qui en sortaient. Je noe Kvraâs
alteraativeBwnt à un finble espoir et à umt crainle tmjours- grandis-
saote, maïs je n'osais interroger personne*
An bout de quelques heures le saloa se ctégamii; la ftemktà
émotien. de siurprise* et de pitié était calmée; chacun reprenait ses
préoccupations personnelles et retournait à ses affaires. Je demeunâ
seul. Au bout d*un instant je vis sortir le docteur de la chambre. Il
était pâle et agité ; je courus à lui.
— Vous la sauverez, docteur, lui dis -je, vous la sauverez,
n'est-ce pas?
Il me regarda et parut frappé; il me mit ses deux mains sur les
épaulés et me poussa ainsi dans une embrasure de fenêtre.
— Allons, me dit-il, soyez homme! pensez à votre mère! Elle
n'a que vous, la pauvre femme ! Nous n'avons déjà que trop de mal-
heurs ici.
— Elle ne mourra pas! Vous la sauverez! répétai-je en joignant
les mains.
Le docteur me posa un doigt sur le front et arrêta ses yeux sur
les miens pendant une demi-minute, puis il haussa les épaules et
murmura à demi-voix :
— Pauvre enfant ! Du courage, ajouta-t-il tout haut évasivement,
tout n'est pas désespéré. Il me quitta, s'assit à une table, écrivit une
lettre et sortit.
Je restai, je me rapprochai de cette porte inexorable, et vaincu,
brisé, je tombai à genoux, appuyé sur un fauteuil. Tout à coup quel-
qu'un sortit de la chambre, et mes regards y pénétrèrent. Je vis le
lit à demi défait. Sur l'oreiller reposait la tête charmante de ma bien-
aimée, pâle, hélas! et mourante. Un de ses bras nus tombait hors du
lit. Les tresses de ses beaux cheveux glissaient sur son cou découvert.
Ses yeux étaient fermés. Je ne devais plus jamais revoir leurs doux
et brillants regards. On repoussa la porte, tout disparut; mais
c'en était fait, je connaissais mon sort. Quelques heures encore, et
32 EDMOND.
Valentine ne serait plus! 0 mon cœur, comment ne t*es-tu pas
brisé!
Cette angoisse dura toute la soirée et une partie de la nuit. Vers
le matin, on me laissa entrer. La mort n'a pas de mystères; les
barrières posées par le monde tombent devant elle. Je pus col-
ler mes lèvres sur ce front glacé, et m'agenouiller devant ce lit
funèbre. Je ne sais combien de temps je restai là anéanti dans mon
désespoir. J*aurais voulu mourir, et mon souhait égoïste aurait été
exaucé peutr-étre, si je n'eusse senti inopinément un bras caressant
se glisser autour de mon cou, des lèvres brûlantes se poser sur mon
front, et des larmes tomber sur mon visage aride. Je levai les yeux ;
c'était ma pauvre mère, c'était elle, elle encore, elle toujours, elle
qui seule me reste maintenant !
FIN.
GOETHE ET SCHILLER
PAR M. SAINT-REUVE TAILLANDIER.
CORRESPONDANCE ENTRE GOETHE ET SCHILLER \
HERMANN ET DOROTHÉE.
(1797)
La principale préoccupation des deux poètes pendant Tannée
1797, ce sont tous les problèmes d'esthétique soulevés par la créa-
tion à^Hermann et Dorothée. Goethe achève ce poème, qu'il a û
vivement commencé à léna, Tannée précédente, pendant un séjour
auprès de son ami. L'épopée familière est terminée ; les neuf chants,
inscrits sous le nom des neuf Muses, ont déroulé leurs trésors. Schil-
ler est ravi d*enhousiasme ; il admire , conmie en extase , la suave
idylle épique,
Si belle qu'on l'adore et qu'on en fait le tour,
Amoureux de l'ensemble et de chaque contour.
Il la compare à Wilhelm Meister, et il sent tout à coup avec une
vivacité singulière la supériorité de la poésie sur la prose. Quand il
s'occupait de Wilhelm Meister, il ne se lassait pas d'étudier les per-
sonnages, d'analyser leurs sentiments, de discuter leur conduite ; ce
vivant tableau de la réalité exerçait sur son intelligence une sorte
de fascination, il y revenait sans cesse, et sans cesse il recevait des
impressions nouvelles qu'il s'empressait de communiquer à Gœthe.
A propos àiHermann et Dorothée^ ses confidences sont brèves; mais
!. Voir les 37«, 38% 39« et 40» livraisons.
Tome XI. — 41* Lirraison. 3
34 GOETHE ET SCHILLER.
comme on sent bien qu'il a été profondément frappé ! Point d'ana-
lyses, nulle discussion, pas la moindre critique des détails; détails et
ensemble, tout l'a ému conmie la perfection même. Sa sympathie
est un cri de joie. Qaand le poème paraît au mois d'odobee : « Le
voilà donc, s'écrie-t-il , le "voilà donc enfin lancé par le monde, et
nous verrons l'effet que produira la voix d'un rapsode homérique
dans cette société moderne si pleine de politique et de rhétorique.
J'ai relu ce poëme sans que la première impression produite sur
moi se fût affaiblie, et j'en ai ressenti encore des émotions toutes
nouvelles. Il est incontestablement parfait dans son genre, il respire
une pathétique vigueur et en même temps on y goûte un charme
suprême ; bref, il est beau par delà toute expression. »
L'émotion dont parle Schiller est si vive, si profonde, qu'il en
résulte une sorte de révolution dans son génie, ou du moins une
crise tumultueuse et salutaire sans laquelle ses plus belles œuvres
peut-être n'eussent pas vu le jour. La lecture de Wilhelm Meister
l'avait arraché à ses études trop prolongées d'esthétique abstraite; le
goût de l'invention, le joyeux désir de créer [Lust zu fabuliren) lui
étaient revenus tout à coup, pendant qu'il vivait si naïvement avec
Wilhelm au milieu des bohémiens et des comtesses; mais qu'il avait
de peine à retrouver son poétique idéal! C'est alors qu'il concevait
la première pensée de son Wallenstein^ sans réussir encore à déga-
ger une œuvre d'art du sein des matériaux innombrables que lui
livrait l'histoire. Ce Wallenstein ^ il voulait l'écrire en prose, et,
incapable de dominer son sujet, il s'avançait péniblement, comme
dans un labyrinthe, à travers une foret de détails, de faits, de notes,
de complications sans nombre. L'historien érudit, le disciple acharné
de l'esthétique de Kant faisaient toujours la guerre à l'ami de
Gœthe, au lecteur de Wilhelm Meister, et l'empêchaient de prendre
son essor. Quel douloureux débat! que d'efforts! que de lenteurs!
comme il était loin de cette aisance, de cette liberté poétique, dont il
parle si éloquemment dans sa correspondance avec Kœrner! Cette
liberté, c'est le poëme de Gœthe qui la lui rend. Schiller a lu Her~
mann et Dorothée, et aussitôt son inspiration se déploie sur les ailes
de la poésie; il va s'élever au-dessus de son sujet, il verra ce qu'il
faut mettre en lumière et ce qu'il faut laisser dans l'ombre, il verra
se dessiner les groupes, les caractères, l'action du drame, il aperce-
vra enfin cette œuvre d'art qu'il avait jusque-là cherchée inuti-
lement.
GŒTHE ET SCHILLER. 35
Et comment s'accomplit ce trayail intérieur? On le verra dans ces
lettres : les secrets d'une âme d'artiste y sont dévoilés avec une can-
deur admirable. Hermann et Dorothée le conduit à Homère, Homère
à Sophocle, et Sophocle à Shakespeare ; si bien qu'on peut lui appli-
quer les belles paroles de madame de Staël : a Gomme les dieux de
rOlympe, il a franchi l'espace en trois pas^ » Comparant alors le
drame et l'épopée, Schiller hésite et s'interroge. Déjà, quelques
années auparavant, il s'était demandé si sa véritable vocation était le
théâtre ou la poésie épique. Guillaume de Humboldt, qui était
comme sa conscience littéraire, avait été expressément consulté sur
ce point , et il avait répondu sans hésiter : a Votre vocation, c'est le
drame. » Schiller ne renonce pas au drame, il ne revient pas à ses
projets de poèmes sur Frédéric le Grand ou Gustave- Adolphe ; mais,
à force de méditer avec Goethe sur Hermann et Dorothée, à force
de comparer Homère avec Sophocle et Shakespeare, il se forme du
théâtre une idée plus pure et plus poétique. Son Wallenstein com-
mencé en prose, il va l'écrire en vers. Et il ne s'agit pas ici d'une
simple question de forme : c'est le fond même de son oeuvre qui est
renouvelé. Schiller s'élève à la grande poésie. Le drame sentimental
et romanesque de sa première période va faire place à la haute tragé-
die, à l'art de Sophocle et de Shakespeare ; et de même que chez les
Grecs le drame est né de l'épopée d'Homère , c'est aussi l'étude de
l'inspiration épique, provoquée chez Schiller par Hermann et Doro-
thée, qui le ramène à la grande poésie théâtrale. Voilà le sens de
cette lettre que Schiller adresse à Kœrner le 7 avril 1797 : a Le
poëme épique de Gœthe, qui est né sous nos yeux, et qui, dans nos
entretiens, nous a fait remuer tant d'idées sur l'épopée et le drame,
le poëme de Gœthe, nos conversations, et aussi la lecture de Shakes-
peare et de Sophocle qui m'occupe depuis plusieurs semaines, tout
cela aura de grands résultats pour mon Wallenstein. Ayant, à cette
occasion, jeté un regard plus profond sur les conditions de l'art, je
suis forcé de réformer maintes choses dans ma première conception
de la pièce. » Un peu plus loin il appelle ce travail de son esprit une
grande crise [Dièse grosse Krisis).
Ainsi le Wallenstein de Schiller, on peut le dire, est né à la fois
i. C'est à propos du triple rôle de Voltaire, de Montesquieu et de J.-J. Rous-
seau, que madame de SlaCl s*est servie de cette image. Voir: De la littérature
considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, U" partie, chap.
36 GlXTHE ET SCHILLER.
de Wilhelm Meister et d'Hermann et Dorothée. Après avoir lu le
Wilhelm Meister^ Schiller, abandonnant les théories abstraites,
revient à l'invention et commence son Wallenstein en prose ; après
Bermann et Dorothée ^ il l'écrit en vers, le remanie de fond en
comble, et inaugure par cette grande composition ce que les cri-
tiques allemands appellent la période classique de son génie. Mais il
faut suivre tout cela dans les lettres des deux poètes. *
Gœthe à Schiller.
Leipzig, le 1*' janvier 1797.
Je ne veux pas partir d'ici sans vous donner un petit signe de vie,
et vous raconter l'abrégé de Thistoire de mon voyage.
Nous sommes arrivés le 29; le 28, après avoir passé le mont Etter
et triomphé des tourbillons de vent et de neige, nous sommes arrivés
à Puttelstadt; après cette petite ville, nous ayons trouvé la route pas-
sablement frayée jusqu'à Rippach, où nous avons couché. Le 29, dès
onze heures du matin , nous étions à Leipzig, et depuis notre arrivée
nous n'avons cessé de voir une quantité de monde, dont la plupart
étaient invités pour dîner et pour souper, et c'est à grand'peine que
j'ai pu échapper à la moitié de ce bienfait. Dans le nombre, il s'est
trouvé beaucoup de personnes très-intéressantes. J'ai également revu
plusieurs anciens amis et connaissances, et quelques remarquables
produits des arts, ce qui m'a rafraîchi la vue. Aujourd'hui il faut sur-
monter un rude jour de l'an. Grand dîner, concert le soir et un grand
dîner, indispensable dans ces occasions. Tout ce qu'on peut espérer
de plus heureux, c'est de se retrouver chez soi à une heure du matin,
et après un court sommeil il faudra se mettre en route pour Dessau ,
voyage que le dégel , dont nous avons été subitement surpris , rendra
très-ditQcuUueux. Espérons que ce trajet aussi se fera sans accident
fâcheux.
Tout en me faisant une fôte de me retrouver bientôt près de vous,
dans la solitude de léna, je m'applaudis d'avoir été lancé de nouveau
au milieu d'une grande masse d'hommes avec lesquels je n'ai aucun
rapport. J'ai eu occasion de faire plus d'une bonne remarque sur TefTet
de la polémique qu'on a engagée contre nous, et le manifeste en ré-
ponse aux attaques de nos adversaires n'en sera pas plus mauvais.
Adieu. Il paraît que notre voyage ne durera pas très-longtemps ,
puisque nous partons déjà demain pour Dessau... Au reste, les jours
sont si courts et le temps si mauvais, qu'il eût été difficile d'utiliser
un plus long séjour; le hasard cependant nous offre parfois ce qu'on
aurait vainement cherché.
Adieu encore, je vous souhaite santé, joie et courage. Gobthk.
GOETHE ET SCHILLER. 37
Schiller à Gœthe.
léat, le 26 janvier 1797.
Puisque vous vous occupez des couleurs, il faut que je vous fasse
part d'une expérience que j'ai faite aujourd'hui avec un morceau de
verre jaune. Tenant ce verre horizontalement devant mes yeux , je
regardais les objets devant ma fenêtre, et je voyais en môme temps
ceux qui étaient dessous, tandis que l'azur du ciel se reflétait sur la
surface du verre. Ce qu'il y a de singulier, c'est que tous les objets
teints en jaune par la couleur du verre me paraissaient pourpre , sur
toutes les places où se reflétait le bleu du ciel, comme si le mélange
du jaune et du bleu produisait la couleur pourpre. D'après les expé-
riences ordinaires, ce mélange devait produire la couleur verte, et le
ciel avait en effet cette couleur toutes les fois que je le regardais à
travers le verre , et il ne produisait le pourpre que lorsqu'il s'y reflé-
tait. J'ai cru pouvoir m'expiiquer ce phénomène par la position hori-
zontale du verre qui, à cause de sa largeur, ne me laissait voir que la
partie la plus épaisse du ciel qui tenait déjà du rouge. Pour preuve de
mon opinion, je vous dirai que je ii 'avais qu'à boucher le dessous du
verre pour y foire refléter les objets comme dans un miroir, pour
voir du rouge pur là ot^il y avait d'abord du jaune.
Je ne vous apprends sans doute rien de neuf, mais je voudrais
savoir si je m'explique bien ce singulier phénomène. S'il ne s'agissait,
en eifet, que du plus ou moins d'épaisseur du jaune pour produire ,
avec le mélange du bleu, tantôt du pourpre et tantôt du vert, la réci-
procité de ces deux couleurs n'en serait que plus intéressante.
Avez-vous lu ce que Campe a répondu aux Xénies?,,.
Adieu. Tâchez de vous débarrasser bientôt de toutes vos affaires
pour retourner librement aux Muses. Sghillea.
Gœthe à Schiller.
Weimar, le 29 janxier 1797.
...Votre expérience avec le verre jaune est fort jolie, et je crois pou-
voir la classer avec un des phénomènes qui me sont déjà connus.
Je suis curieux cependant de renouveler cette expérience, sur le point
même où vous l'avez faite...
Je n'ai rien entendu dire desXénies; dans le monde où je vis, il n'y
a ni préludes ni échos littéraires. Un son retentit; on le remarque et
on n'y songe plus. Rien avant le concert, rien après.
Je saurai, sous peu, s'il me sera possible de séjourner quelque
temps près de vous, ou s'il faudra me borner à une simple visite. En
38 GOETHE ET SCHILLER.
attendant, portez-vous bien, rappelez-moi au souvenir des vôtres, et
attachez-vous à Wallenstein autant que vous le pourrez. Goethe.
Schiller à Gœthe.
léna, le 7 février 17(>7.
Vous m'avez adressé tant de richesses littéraires, que je n*ai pa»
encore eu le temps de les examiner toutes. C'est que racquisition
d'une maison de campagne et une scène d'amour du second acte de
Wallenstein font alternativement tourner ma tête vers les directions
les plus opposées...* Nous nous faisons tous une fête de vous voir
dimanche. ScHiLLsa»
Gœthe à Schiller.
V^eimar, le 8 février 1797.
... Je désire que vous puissiez conclure le marché de votre jardin;
s'il y avait quelque chose à bâtir, mes conseils sont à votre service..»
Je compte toujours vous voir dimanche. Gobthb.
Sefnller à Gœthe.
IéM,Ie il tTrUl7»7.
Deux mots seulement pour vous donner signe de vie. Notre petit
Ernest, que nous avons fait inoculer, a une forte fièvre accompagnée
de convulsions qui nous effrayent beaucoup. La nuit sera agitée, et je
ne suis pas sans inquiétude. Peut-être demain aurai-je l'esprit plus
tranquille. Ma femme vous envoie ses meilleurs compliments.
SCHnXEH.
Gœthe à Schiller,
Weimar,lel2 aTrit 1707.
Puisse le petit Ernest sortir bientôt de celte crise dangereuse et
vous remettre l'esprit en repos !... Ne tardez pas à m'envoyer de bonnes
nouvelles de vous et des vôtres. Goethe.
Schiller à Gœthe,
, lèna, 18 avril 1797.
Mon travail n'avance pas, car tout est encore agité chez moi... Le
petit cependant continue à aller mieux, et j'espère bien que dans
quelques jours je pourrai prendre possession de ma maison et de mon
jardin. Alors ma première occupation sera d'écrire en entier la fable
poétique de Wallemteiny afin de m'assurer qu'elle forme un tout dont
chaque détail est arrêté. Tant qu'elle n'existe que dans ma tête, je
GOETHE ET SCHILLER. 39
erains tooiours qu'il n'y ait des laettues ; une narration survie exige
qa'on rende compte de tout. C'est cette narration détaillée que je
TOUS sonmettrai, pnis noos en causerons^
Je vous félicite d'avoir donné congé aux quatre premières Muses * ;
en Tenté, c'est merveille de voir 9îwec quelle rapidité )â nature a créé
eette œuvre, et avec quel soin, avec quelles méditations l'art aujour-
d'hui la perfectionne.
Portez-vous bien pendant ces jours de joie. Pour moi , je me fais
ime fête de pouvoir à l'aitenir profiter en plein air de chaque rayon de
soleil. Il y quelques jours j'ai eu le courage d'aller k pied el par on
long détour jusqu'à mon jardin. Sghillek.
Gœthe à Schiller.
m
Weimar, le 19 tYril 1797»
Je suis enchanté que vous soyez débarrassé de toute inquiétude
à l'égard de votre enfant, et j'espère que le mieux se continuera;
faites-en mes compliments à votre chère femme....
. J'étudie maintenant avec un très-grand zèle l'Ancien Testament
ainsi qu'Bomère, puis je lis Tintroduction d'Eichhorn à l'Ancien Tes*
tament et les Prolégomènes de Wolf sur Homère. De cette double étude
résultent pour moi les plus étranges effets de lumière. Cela nous four-
nira plus d'un sujet d'entretien.
Écrivez, le plus tôt possible votre plan de Wallenstein^ et ne man-
quez pas de me le communiquer. Vu mes études actuelles, les ré-
flexions que je ferai sur cette esquisse auront beaucoup d'intérêt pour
moi et ne seront pas sans utilité pour vous.
U faut que je vous fasse immédiatement part d'une pensée qui m'est
venue sur le poème épique. Puisqu'il veut être lu avec beaucoup de
tranquillité, la rakon est ptos exigeante envers ce genre de poésie
qu'envers tout autre, et j'ai été étonné de voir, en relisant VOdynée,
que ce&eidgences y étaient complètement satisfaites. D'un autre cdiéy
lorsqu'on médite sur ce que nous savon» des travaux, du caractère et
du talent des anciens grammairiens et critiques, on voit clairement
que c'étaient des hommes de bon sens étroit, qui ne s'arrêtaient dans
leurs recherches qu'après avoir mis ces grandes peinture» au niveau
de leurs propres conceptions. Si cela est^ ainsi qoe Wolf cherche fc le
prouver, nous devons notre Homère actuel aux Alexandrins, ce qui
donnerait assurément un tout autre aspect à ses poème».
Encore une remarque spéciale. Plusieurs vers d'Homère, qu'on
1. Les quatre premiers chants à'Befmann et Dorothée qui portent les noms
de €attîope, de Terpsichore, de Thalie et d'Euterpe.
40 GOETHE ET SCHILLER.
regarde comme entièrement apocryphes, sont de la nature de ceux
que j'ai intercalés dans mon Hermann^ lorsqu'il était terminé, afin de
rendre l'ensemble plus clair, ou de préparer à temps certains évé-
nements à venir.
Je suis curieux de voir ce que j'aurais envie de retrancher ou d'a-
jouter à ce poème quand j'aurai achevé les études dont je m'occupe
maintenant. En attendant, laissons-le se produire dans le monde tel
qu'il est.
Un des traits caractéristiques dupoôme épique est d'aller toujours,
tantôt en avant et tantôt en arrière; aussi tous les motifs retardants
peuvent*ils être considérés comme parfaitement épiques. Il ne faut
cependant pas que ces motifs soient des obstacles , car les obstacles
n'appartiennent qu'au drame.
Si la nécessité de retarder la marche de la narration, si amplement
satisfaite dans les deux pièces d'Homère, et qui se trouvait aussi dans
mon plan à moi, est en effet indispensable, tout plan qui s'avance
directement vers le dénoûment est mauvais , ou du moins n'appar-
tient point au genre épique. Le plan de mon second poSme a ce défaut,
si toutefois c'en est un ; aussi me garderai-je bien d'écrire un seul
vers de ce poème avant d'avoir tiré au clair avec vous mon idée à ce
sujet. Elle me parait extrêmement fertile; si en efTet il en était ainsi,
je lui sacrifierais , avec plaisir, le projet de mon nouveau poëme
épique.
Le drame me paraît tout à fait dans des conditions opposées. Au
reste, nous en parlerons prochainement. Goethe.
Schiller à Gœtke.
léna, le 21 avril «797.
Votre dernière lettre m'a donné beaucoup à penser, et j'allais y
répondre longuement, mais une affaire indispensable m'enlève ma
soirée; je ne vous écrirai doue que quelques mots aujourd'hui. Tout
ce que vous me dites me prouve clairement que le principal caractère
du poôme épique est dans la substantialité de ses parties. La mission
du poète épique est de faire apparaître tout entière la plus intime
vérité du sujet; il ne peint que l'existence et l'action tranquille des
choses; à chaque mouvement qu'il fait dans cette direction, il dévoile
son but et s'en rapproche; voilà pourquoi, au lieu de courir impa*
tiemment vers le terme du récit, nous prenons plaisir à nous arrêter
à chaque pas avec lui. En nous laissant toute la liberté, le poète épique
nous procure un grand avantage et rend sa tâche bien plus difficile,
car nous exigeons de lui tout ce que la réunion de nos forces nous
permet de prétendre. Le poëte tragique, au contraire, nous enlève cette
GOETHE ET SCHILLER. 41
liberté en concentrant nos forces sur un seul point , ce qui lui donne
un grand avantage sur nous.
Votre observation sur la marche retardante du poème épique est
un trait de lumière pour moi. Cependant, d'après ce que je connais
de votre nouveau poème épique, je ne vois pas encore pourquoi cette
particularité lui manquerait entièrement.
J'attends avec beaucoup d'impatience le résultat de vos nouvelles
études, surtout en ce qui concerne le drame. En attendant, je réflé-
chirai sur ce que vous m'en avez déjà appris.
Adieu, portez-vous bien. Le mieux de mon petit malade se soutient
en dépit du mauvais temps. Ma femme vous salue cordialement.
SGHnXER.
Gœtke à Schiller,
Weimar, le 22 arril 1797.
Encore quelques mots sur vos dernières lettres.
L'histoire universelle de Woltmann est un ouvrage bien singulier.
La préface est tout à fait en dehors de la portée de ma vue. Quant à
toute cette manière égyptienne, je ne puis en juger; mais il m'est
impossible de concevoir comment il a pu, dans son Histoire des
Israélites^ adopter l'Ancien Testament tel qu'il est sans aucun examen
et comme un document au-dessus de toute critique. Tout ce travail
est bâti sur le sable et ne se maintient que par miracle, surtout quand
on songe que l'introduction d'Eichhorn est écrite depuis près de
dix ans, et que les travaux de Herder agissent sur l'esprit public depuis
plus longtemps encore. Quant aux adversaires passionnés de la Bible,
je ne veux pas môme en parler...
Je voudrais déjà vous savoir établi dans votre jardin et débarrassé
de tout souci. Mes meilleurs compliments à votre chère femme et à
G. de Humboldt... Gcethe.
Schiller à Goethe.
léna, le 24 arril 1797.
Ce que vous appelez le meilleur sujet dramatique, c'est-à*dire celui
où l'exposition fait déjà marcher l'action, ne se trouve que dans les
Jumeaux de Shakespeare. Je n'en connais aucun autre exemple, bien
qxUCEdipe roi se rapproche étonnamment de cet idéal. Je puis pour-
tant me représenter certains sujets dramatiques dans lesquels l'expo-
sition est une continuation immédiate de l'action déjà commencée.
Macbeth appartient à cette classe; je citerai aussi mes Brigands.
Quant au poète épique, je voudrais ne lui accorder aucune exposi-
tion, du moins pas telle qu'on l'entend dans le sens dramatique. Le
41 GŒTHE ET SCHILLER.
poète épique ne nom pousse pas vers la fin, ainsi que le fait le poète
dramatique; aussi le commencement et la fin se rapprochent-ils davan-
tage par l'importance de la dignité; et l'exposition d'une épopée doit
nous intéresser, non parce qu'elle conduit à quelque chose, mais
parce qu'elle est quelque chose par elle-même. Je crois que, sous ee
rapport^ il faut être beaucoup plus indulgent pour le poète drama»
tique ; puisqu'il place son but à la fin de son cemrre, il lai est permis
de ne voir dans le commencement qu'un moyen. La nature de soa
travail le place dans la catégorie de la causalité ; le poète épique est
dans celle de la substantialité; dans la tragédie il peut et doit y avoir
des incidents qui ne sont que la cause d'autres incidents ; dans le podnse
épique tous doivent avoir leur valeur et leur importance propre...
Demain j'espère pouvoir m'installer dans mon jardin. Le petit est
parfaitement rétabli, et la maladie, à ce qu'il semble, a consolidé plus
fortement sa santé.
Humboldt est parti ce matin et pour plusieurs années. En tout cas,
nous ne pouvons espérer de nous revoir tels que nous étions lorsque
nous nous sommes quittés. Voilà donc encore une relation rompue et
que je ne puis pas espérer de voir se renouer ; car quelques années
que eliacun de nous passera d'une manière si différente changeront
bien des choses en nous et autour de nous. Sghiixsb. *
Le même au même.
lént, le «5 ttrlt 1797.
n me parait hors de doute que la nécessité de retarder la marche
des événements découle d'une loi épique souveraine à laquelle cepen-
dant on pourrait satisfaire par un autre moyen. Selon moi, il y a deux
manières de retarder r I^une tient à la nature de la route, et l'autre à
celle de la marche ; or cette dernière peut être mise en œuvre sur la
route la plus directe, et convenir, par conséquent, à un plan tel que
le vôtre.
Je ne voudrais cependant pas formuler cette loi épique telle que
vous l'avez fait, car, ainsi résumée, elle me parait trop générale et
«pphcable à tous les genres de poésie. Voici, au reste, ma pensée en
peu de mots à ce sujet : le poète épique, ainsi que le poète dranutique,
représente une action ; mais pour ce dernier, elle est le véritable but,
tandis que pour le premier elle n'est qu'un moyen pour arriver à un
but absolu et esthétique.
Par ce principe je m'explique parfaitement pourquoi le poète dra-
matique doit avancer rapidement et directement, tandis qu'une marche
lente et vacillante convient au poète épique. C'est par la môme raison
que le poète épique doit s'abstenir de choisir des sujets qui excitent
GCETHE ET SCHILLER. 43
viTement les passions, car alors l'action sort des limites d'nn moyen et
devient nn bnt. J'avoue que ce cas me semble celui du nouvean poème
que vous projetez, ce qui ne m'empécbe pas de croire que votre toute-
puissance poétique saura vaincre les difficultés du sujet.
Quant à la manière dont vous voulez développer l'action, elle me
parait pins propre à la comédie qu'à l'épopée. En tout cas, il vous sera
bien difficile de ne pas exciter la surprise, Tétonnement, deux senti-
ments très-peu épiques.
J'attends le plan de votre nouveau poème avec beaucoup d'impa-
tience', lime parait toutefois digne de remarque que Humboldt soit
tout à fait de mon avis à ce sujet, sans que nous nous soyons commu-
niqué notre opinion. Selon lui, votre plan n'a point d'action indivi-
duelle et épique. Lorsque vous m'avez parlé pour la première fois de
ce plan, j'attendais toujours que vous en vinssiez à la véritable action,
car tout ce que vous me disiez ne me semblait que l'introduction de
cette action; et lorsque je croyais qu'elle allait commencer enfin, vous
aviez fini. U est vrai qu'un sujet du genre du vôtre laisse là l'individu
pour s'occuper des masses, puisqu'il a pour héros la raison, dont le
propre est de dominer les objets et non de les contenir.
En tout cas, que votre nouveau poème soit plus ou moins épique,
sera toujours d'un autre genre que votre Hermann ; et si ce Hermann
était la véritable expression du poème épique, il résulterait de là que
le nouvean poème ne serait pas épique du tout. Mais vous vouliez savoir
avant tout si Hermann était une véritable épopée, ou s'il n'était que du
genre épique, et nous sommes encore à résoudre cette question.
J'appellerais votre nouveau poème une épopée comique si on vou-
lait complètement séparer de ce genre les idées limitées et empiriques
de la comédie et de la poésie béroïco-comique. J'ajouterai que votre
nouvean poème me paraît tenir à la comédie, comme Hermann tient à
la tragédie, avec la différence cependant que l'effet de Hermann tient
au sujet, et celui du poème projeté à la manière de le traiter. J'atten-
drai votre plan pour m'expliquer plus clairement.
Que dites-vous des nouvelles que l'on répand sur un traité de paix
conclu à Ratisbonne? Si vous en savez quelque chose de certain, veuil-
lez me le communiquer. ScmiXER.
Gœthe à Schiller.
Weimar, le 26 aTril 1797.
La paix vient en effet d'être conclue à Ratisbonne. Au moment où
les Français étaient encore aux prises avec les Autrichiens pour entrer
i. n s'agit du poème de la chasse, projeté, puis abandonné par Gœthe, et
qu'il regrettait plus tard de ne pas avoir écrit.
44 GCETHE ET SCHILLER.
de nouveau à Francfort, un courrier est venu apporter la nouvelle de
cette paix. Les hostilités ont cessé aussitôt, et les généraux des deux
armées ont dîné avec le burgermeister, dans la maison rouge de Franc-
fort. Les habitants de cette ville ont eu, au moins, en échange de leur
argent et de leurs souffrances, le plaisir d'être témoins d'un coup de
théâtre tel qu'on n'en voit que fort rarement dans l'histoire. Attendons
à juger l'effet que produira ce changement dans les détails et sur réas-
semble de la situation.
Je suis parfaitement d'accord avec vous sur tout ce que vous me
dites dans votre dernière lettre à l'égard du drame et du poème
épique; au reste, vous m'avez depuis longtemps fait contracter Thabi-
tude de m'expliquer mes rêves. De mon côté je ne vous dirai plus
rien, il faut qu'avant tout vous voyiez le plan de mon poëme. Alors
nous agiterons des questions trop délicates pour en parler lorsqu'on
n'en est encore qu'aux généralités. Si mon sujet ne se trouvait pas
purement épique, quoique sous plus d'un rapport il soit très-intéres-
sant et très-important, nous finirions par trouver la forme sous laquelle
il faudrait le traiter.
Conservez-vous en bonne santé afin de mieux jouir de votre jardin
et du rétablissement de la santé de votre petit.
Le séjour de Humboldt ici a été très-favorable à mes travaux d'his-
toire naturelle, il les a réveillés de leur sommeil d'hiver, pourvu qu*a-
près son départ ils ne tombent pas dans un sommeil de printemps.
GCETHE.
Je ne puis m'empêcher de vous adresser encore une question sur
nos dissertations dramatiques et épiques. Que dites-vous des principes
suivants :
Dans la tragédie le destin, ou^ ce qui est la môme chose en d'autres
termes, la nature péremptoire de l'homme, qui le pousse aveuglément
vers un point ou vers un autre, peut et doit régner de la manière la
plus absolue. Ce destin ou cette nature ne doivent jamais détourner de
son but le héros qui, au reste, ne peut être maître de sa raison ; et la *
raison, en général, ne saurait trouver de place dans la tragédie que
chez les personnages secondaires et au désavantage du héros prin-
cipal.
Dans le poème épique, c'est tout à fait le contraire ; là, il n'y a d'au-
tres agents véritiibiement épiques que la raison, ainsi que nous le
voyons dans VOdyssée^ ou une passion parfaitement conforme au but,
telle que Y Iliade nous en fournît l'exemple. Le voyage des Argonautes,
considéré comme aventure, ne contient donc aucun élément épique.
GOETHE ET SCHILLER. 4!i
Ia même au même,
Weimar, le 28 aTril 1797.
Lorsque j'ai réfléchi hier sur la fable de mon nouveau poème, afin de
l'écrire pour vous l'envoyer, je me suis senti saisi d'un amour tout
particulier pour cet ouvrage^ ce qui d'après ce qui en a été dit entre
nous est d'un très-bon augure. Et puisque l'expérience m'a prouvé
que, dès que je communique à qui que ce soit le plan d'un travail
projeté, je ne le termine jamais, je m'abstiendrai encore pendant
quelque temps avant de vous l'envoyer. En attendant, nous traiterons
cette matière en général, et les résultats de nos communications me
serviront à juger mon sujet à part moi. Si, après cette épreuve, je con-
serve le courage et l'envie de le traiter, il nous fournira plus de matière
à réflexion quand il sera achevé qu'en état de projet ; si je venais à en
désespérer^ il serait toujours temps de vous montrer ce projet.
Connaissez-vous le traité de Schlegel sur le poème épique quia
paru l'année dernière dans le onzième numéro du journal V Allemagne?
Si vous ne le connaissez pas, lisez-le. U est singulier de voir comment,
en sa qualité de bonne tête, il est souvent sur la bonne route et la
quitte presque aussitôt. Parce que le poôme épique ne peut avoir
d'unité dramatique, et parce qu'on la chercherait en vain dans V Iliade
et dans VOdysséCy il en conclut que le poôme épique ne doit avoir
aucune espèce d'unité, ce qui, selon moi, signifie qu'il doit cesser
d'être un poème.
Et voilà ce qu'on appelle des idées justes, quand un examen sérieux
suffit pour les démentir. Lors même que VIliade et VOdyssée auraient
passé par les mains de mille poètes et de mille rédacteurs, on n'y ver-
rait pas moins la tendance puissante de la nature poétique et critique
vers l'unité. Au surplus, ce traité de Schlegel n'a été fait que pour
appuyer l'opinion de Wolf, qui peut très-bien se passer d'un pareil
secours. Lors môme qu'il serait vrai que ces deux grands poèmes ne
seraient nés que par degrés, et qu'il eût été impossible de les amener
à une unité complète, quoique, selon moi, leur organisation soit beau-
coup plus parfaite qu'on ne parait le croire, il ne résulterait point de
là qu'un pareil poôme ne doit jamais être complet ni arriver à une
unité parfaite.
Je viens de faire un petit extrait de ce que vous me dites à cet égard
dans vos dernières lettres. Continuez à traiter cette matière plus lar-
gement; un pareil travail nous serait en ce moment très-utile à tous
deux, dans le sens théorique ainsi que dans le sens pratique.
Je viens de relire avec beaucoup de plaisir isi Poétique d'Aristote;
c'est une belle chose que la raison dans sa plus haute manifesta-
46 GCETHE ET SCHILLER.
tioû. J'ai remarqué, surtout, qu'Aristote s'en tient toujours à l'expé-
rience, ce qui le rend un peu matériel et lui donne en même temps
une grande solidité. J'ai été charmé, surtout, de la générosité avec
laquelle il protège les poètes contre les frondeurs et les critiques trop
vétilleux. Il n'insiste jamais que sur les points essentiels; pour tout le
reste, il est d'une facilité qui m'a souvent étonné. Ses vues sur la poé-
sie, et surtout sur les parties de cet art qu'il afiectionne, ont quelque
chose de si vivifiant que je me propose de le relire sous peu. J'y ai
trouvé quelques passages qui ne m'ont pas paru très-clairs et dont
j'espère approfondir le véritable sens. Il est vrai qu'on n'y trouve
aucune donnée sur le poème épique, du moins telles que nous les
désirons.
Je commence à me remettre des distractions du mois passé, et à me
débarrasser de différentes affaires. J'espère pouvoir disposer du mois
de mai tout entier. J'irai vous voir le plus tôt possible. Goethjs.
Schiller à Gœthe.
léaa, le ft mai 1797.
Je suis très-content, non seulement d'Aristote, mais encore de moi-
même, car il n'arrive pas souvent qu'après la lecture de l'œuvre d'un
législateur aussi froid et aussi sobre, on se trouve encore d'accord
avec soi-même. Votre Aristote est un véritable juge infernal pour tous
ceux qui tiennent servilement à la forme extérieure, ainsi que pour
ceux qui se mettent au-dessus de toute espèce de forme. Il est évident
qu'il fait infiniment plus de cas de la substance que de la forme; aussi
doit-il mettre les partisans de cette forme en contradiction avec eux-
mêmes; tandis que la sévérité terrible avec laquelle il déduit de la
nature même de l'épopée ou de la tragédie la forme rigoureusement
nécessaire à chacun de ces poèmes, ne peut manquer de désespérer
ceux qui dédaignent cette forme. Maintenant seulement je comprends
le triste état dans lequel il a réduit les commentateurs, les poètes et
les critiques français, et pourquoi ils ont toujours eu peur de lui
comme les gamins ont peur du bâton. Quoique Shakespeare pèche à
chaque instant contre les lois de ce juge, il lui eût encore été plus
facile de s'en accommoder qu'à tous les poètes tragiques français.
Je suis bien aise, au reste, de ne pas avoir lu plus tôt cet ouvrage,
car je me serais privé du plaisir et des avantages qu'il me procure en
ce moment. Oui, pour lire Aristote avec profit, il faut déjà avoir des
principes littéraires arrêtés ; et lorsqu'on ne connaît pas encore par-
faitement les matières qu'il traite, il doit être dangereux de chercher
des conseils auprès de lui.
11 est certain cependant qu'il ne pourra jamais être par£ûtement
GOETHE ET SCHILLER. 47
comiNris ni apprécié. Toutes ses vues sur la tragédie reposent sur des
raisons empiriques. Ayant toujours sous les yeux une masse de tra*-
gédies qu'il avait tu i^présenter et dont la plupart nous sont incon-
Dues» il raisonne sur ces tragédies ; aussi la base «te ses raisonnements
DOD8 manque-t-elle presque toujours. Jamais, ou du moins très-rare-
ment, il ne part de l'idée de Tart, mais toujours du &it de la <U)mpo-
tttion d'un poëte et de la représentation de cette composition. Si, en
général, ses jugements sont de véritables lois poétiques, nous en
sommes redevables au hasard, qui a v<hi1u que de son temp» il existât
des poèmes qui réalisaient une idée ou qui représentaient tout un
genre.
Si l'on cherchait chez loi des idées philosophiques sur la poésie telles
qu'on a droit d'en attendre de nos esthétiques modernes, on aurait
une déception complète; l'on serait même forcé de rire de la manière
rapsodique dont il mêle les règles les plus générales et les plus spé*
eiales des propositions logiques, rhétoriques, poétiques et prosodi-
ques, surtout lorsqu'on le voit descendre jusqu'aux voyelles et aux
consonnes. Usas lorsqu'on songe quHl avait toujours devant lui une
tragédie sur laquelle il cherchait à se rendre compte de chaque situa-
tion, de chaque effet, on s'explique tout ce qu'il dit, et l'on s'ap-
plaudit d'avoir l'occasion de récapituler tous les éléments dont peut
se composer une œuvre poétique.
Je ne m'étonne pas de la préférence qu'il donne à la tragédie sur le
poème épique , car, quoiqu'il ne s'explique pas sans ambiguïté, cette
préférence, telle qu'il l'entend, ne porte aucun préjudice à la ^'aleur
objective et poétique de l'épopée. En sa qualité de juge et d'esthé-
tique, il devait nécessairement trouver plus de satisfaction dans un
genre de poésie qui s'appuie sur une forme stable et sur laquelle, par
conséquent, on peut formuler un jugement. Or, il est évident que la
tragédie, telle qu'il en avait devant lui les modèles, se trouve en ce
cas, car la tâche simple et déterminée du poète tragique est plus
facile à concevoir et à désigner que celle du poète épique; aussi offre-
t-elle à la raison une technique plus parfaite, et l'espace étroit dans
lequel la tragédie se trouve renfermée en rend l'étude moins longue.
Il est, au reste, facile de voir quil préfère la tragédie, parce qu'il a
sur elle des vues plus claires que sur l'épopée, dont il ne connaissait
que les lois génériques qui lui sont communes avec l'épopée, tandis
qu'il ignorait les lois spéciales qui rendent la poésie épique tout à fait
opposée à la poésie dramatique. Lorsqu'on l'envisage sous ce point
de vue, on comprend comment il a pu dire que l'épopée était con-
tenue dans la tragédie, et que, dès qu'on savait juger une tragédie, on
pouvait se prononcer sur un poème épitjue; c'est qu'en effet toute
48 GOETHE ET SCHILLER.
la poésie pragmatique d'une épopée se trouve renfermée dans la
tragédie.
Le grand nombre de contradictions apparentes qui se trouTcnt dans
la poétique d'Aristote lui donnent, à mes yeux, un prix nouTcau, car
elles me prouvent que le tout se compose d'aperçus isolés sans aucune
idée théorique préconçue; il est vrai qu'il faut aussi mettre beaucoup
de choses sur le compte du traducteur. Je me fais un vrai plaisir de
traiter cette question en détail avec vous quand vous serez ici.
Lorsque Aristote regarde l'enchaînement des événements comme le
point principal de la tragédie, on peut dire qu'il frappe juste sur la
tête du clou.
Il est agréable de voir un homme chez qui la raison domine tout
comparer la poésie à l'histoire, et convenir qu'il y a plus de vérités
dans la première que dans la seconde. Un point qui me charme aussi,
c'est quand il remarque, au sujet des opinions, que les anciens font
parler leurs personnages avec plus de politique et les modernes avec
plus de rhétorique.
Ses observations sur l'avantage qu'il y a à mettre en scène des per-
sonnages vraiment historiques sont fort sensées.
Je n'ai pas du tout trouvé qu'il soit aussi partial pour Euripide qu'on
l'en accuse. Maintenant que j'ai lu moi-môme sa Poétique, je trouve,
en général, qu'on a monstrueusement défiguré sa pensée...
Si Aristote ne vous appartient pas, je l'achèterai, car je ne veux pas
m'en séparer de sitôt.
J'espère que Bon Juariy que je vous renvoie, fera une jolie ballade.
Malgré le vent et la pluie, je me promène des heures dans mon
jardin, ce dont je me trouve fort bien. Schiller.
Gœthe à Schiller.
Weimar, le 6 mû 1797.
Je suis enchanté que nous nous soyons mis à lire Aristote si à
propos; ce n'est que lorsqu'on comprend un livre qu'on en fait la
découverte. Je me souviens que j'ai lu cette traduction il y a trente
ans, mais alors je n'y ai rien compris du tout. J'espère pouvoir bientôt
vous en parler de vive voix. L'exemplaire ne m'appartient pas.
Je me suis beaucoup servi ces jours-ci de la traduction d'Homère,
de Yoss, et j'ai reconnu de nouveau combien elle est admirable. Il
m'est venu à l'idée un moyen de lui rendre délicatement une justice
publique, ce qui ne pourra manquer de chagriner ses stupides adver-
saires. Nous en parlerons...
Après le 15 de ce mois, j'espère venir passer quelque temps avec
vous. Aujourd'hui le souvenir de toute une semaine de dissipation me
GCETHE ET SCHILLER. <l«
rend de très-maavaise humeur. Réjouissez-vous de pouvoir respirer
le grand air et de vivre dans une solitude complète. Gobthb.
Le même au même.
«
Weinuir, le 12 juin 1797.
Puisqu'il faut absolument que je maîtrise mes inquiétudes actuelles
par un travail sérieux, j'ai pris la résolution de revoir mon Faust. Je
sais bien que je ne Tacbëverai pas encore ; mais en dissolvant ce qui
a déjà été imprimé pour le grouper en grandes masses avec ce que
j'ai nouvellement fait et inventé pour ce sujet, je préparerai Texécu-
tion prochaine du plan, qui n'est en réalité qu'une idée. En retravail-
lant cette idée et son exécution, je me suis trouvé passablement con-
tent de moi. Maintenant je voudrais que vous eussiez la bonté de pen-
ser à cet ouvrage pendant une de vos nuits d'insomnie, et de me dire
ce que vous en attendez et ce que vous exigez de l'ensemble. Par là,
vous continueriez à me raconter et à m'expliquer mes propres rêves.
Sous le rapport de la disposition d'esprit, les diverses parties de ce
poème peuvent être travaillées séparément, car tout ce travail étant
subjectif, il suffit que les détails soient subordonnés à l'ensemble par
l'esprit et par le ton. Je. puis donc m'en occuper par intervalles, c'est
ce qui m'a décidé à y revenir en ce moment. Au reste, ce sont nos en*
tretiens sur les ballades qui m'ont ramené dans cette route nébuleuse,
et les circonstances me conseillent, sous plus d'un rapport, d'y persis-
ter pendant quelque temps.
La partie la plus intéressante de mon nouveau poème épique se
perdra peut-être dans une semblable vapeur de rimes et de strophes»
Laissons-le encore fermenter un peu.
Malgré le mauvais temps, votre Charles s'est beaucoup amusé dans
mon jardin. Si votre chère femme avait voulu rester un jour de plus,
j'aurais eu beaucoup de plaisir à la recevoir ce soir avec tous les
siens. Goethe.
Schiller à Gœthe,
léu, 23 juin 1797.
Votre résolution de revenir à Faitst m'a d'autant plus étonné que
vous êtes sur le point d'entreprendre un voyage en Italie. Mais j'ai
renoncé, une fois pour toutes, à vous juger d'après les règles de la
logique ordinaire, et je suis convaincu que votre bon génie vous tirera
parfaitement de cette aifaire.
n ne sera pas facile de vous dire ce que j'attends et désire trouver
dans Faust. Je chercherai toutefois à saisir dans cette œuvre le fil de
Tome XI. — 4 1* LiYraison. 4
80 GOBTHB BT SCHILLER.
los idées ; et si je ne puis y réussir, je m'imagiDerai que j'ai Iroové,
par hasard, les fragments de Fiuat^ et que j'ai été chargé de compléter
les lacunes.
Pour l'instant, je me borne à tous dire que le poème de Famty mal-
gré son individualité poétique, ne peut entièrement rejeter les exi-
gences d'une signification symbolique, ainsi que vous le pensez sans
doute vous-même. On ne saurait perdre de voe le douUe caractère de
ia nature humaine, et l'insuccès de la tentative de réunir dans l'homme
le divin et le physique. D'un autre côté, la fable tend et doit tendre à
se dépouiller crûment de la forme; aussi ne veut-on pas s'arrêter près
du sujet, mab être conduit par lui A l'idée. En un mot, ce que Vca
deHiandera à Faust, c'est d'être à la fois philosophique et poétique*
Vous aurez beau faire, la nature du sujet vous forcera à le traiter phi-
losophiquement, et l'imagination sera forcée de se mettre au service
d'une révélation de la raison. Mais eans doute je ne vous dis rien de
neuf, car dans les parties déjà terminées de votre poème vous avez
parfaitement rempli cette condition...
Ma femme, qui arrive de son petit voyage avec momimr Charle9f
n'empêche de continuer.
J'espère vous envoyer lundi prochain une nouveUe ballade ; le temps
est propice pour les compositions poétiques. Sghiludu
Gœthe à Schiller.
W^flMr,let4jniai7f7.
Merci de vos premières paroles sur la résorrection de Faust^ Je suis
eftr que nos vues sur l'ensemble de l'ouvrage seront toujours les
mêmes; mais rien n'est plus encourageant que de retrouver ses pen-
sées et ses projets en dehors de soi, et c'est surtout chez vous qu'il
m'est de la plus haute importance de les retrouver.
C'est par pure sagesse que j'ai repris cette muvre eo ce moment.
L'état de la santé de Meyer me fait toujours craindre d'être réduit à
passer encore tout l'hiver prochain dans le Nord; et comme je ne veux
pas importuner mes amis par la mauvaise humeur que donne toujours
un espoir déçu, je me suis préparé avec amour un refuge dans ce
monde d'idées, de symboles et de brouillards de Fanai. Avant tout, je
terminerai et grouperai les grandes masses, et ne passerai aux détails
que lorsque ce cercle sera épuisé. Adieu; continuez à me dire votre
pensée à ce sujet, et envoyez-moi votre ballade le plus tût possible.
Gosmi.
€ŒTfiE ET SCHiLLEB. SI
Schiller à Gœtke.
léna, le te juin 1797.
Si je vous aï tien compris dernièrement, vous avez le projet de trai-
ter la CkassCy votre nouveau poème épique, en strophes rimées. Pal
oublié de vous dire que ce projet me sourit beaucoup, et que ce n'est
qu'en traitant ainsi ce sujet qu'il pourra prendre place à côté de Her^
mann et Dorothée, La nature de ce poSme le fait pencher vers la poésie
moderne ; la forme si aimée des strophes lui sera donc d*autant plus
favorable, qu'elle exclura toute idée de concurrence avec Hermann.
En mettant le lecteur et le poète dans une disposition bien différente,
cette nouvelle épopée sera un autre concert sur un autre instrument.
Sans être précisément un poème romantique, il aura sa part des
privilèges de ce genre de poésie; si ce n'est le merveilleux, l'extraor-
dinaire, le surprenant môme pourront facilement y trouver leur place,
et l'histoire du lion et du tigre, qui m'a toujours paru insolite, n'aura
plus rien d'étonnant. Puis vous n'aurez qu'un pas à faire pour parler
de vos personnages princiers et de leurs chasseurs au temps de la
chevalerie, car le sujet se rattache de lui-môme à la féodalité septen-
trionale. Le monde grec, que les vers hexamètres rappellent infailli-
blement, n'admettrait guère cette forme des strophes, tandis que le
moyen Age etles temps modernes, et par conséquent la poésie moderne,
la réclament naturellement.
Je viens de relire les fragments de Faustj et l'idée de la solution
d'un pareil sujet me donne le vertige. En tout cas, cet effet est fort
naturel, car tout repose sur l'intuition, et tant qu'on n'y est pas arrivé,
des matières moins riches môme ne pourraient manquer d'embarras-
ser l'esprit. Ce qui m'inquiète surtout, c'est que, d'après son plan, le
poème de Faust exige une grande quantité de matières, aûn qu'au
dénoûment l'idée puisse ôtre complètement exécutée, et je ne con-
nais pas de cercle poétique qui puisse contenir une masse qui tend
ainsi à se grossir sans cesse. Mais patience, vous saurez vous tirer d'af*
faire.
n &ndra, par exemple, que vous conduisiez Faust dans la vie agis-
sante et réelle ; et quelle que soit la scène sur laquelle vous voudrez l'in-
troduire, la nature du héros la rendra nécessairement trop grande et
trop compliquée.
n sera également très-difBcile de tenir un juste milieu entre les par-
ties qui ne peuvent ôtre que de la raillerie, et celles qu'il faudra trai-
ter sérieusement. Ce sujet me parait prédestiné à devenir une arène
où l'esprit et la raison se livrercuit an combat à mort Autant que je
puis en tnger par l'état actuel de Fm$t^ le diable» gr&ce à eon réa-
52 GOETHE ET SCHILLER.
lisme, est dans son droit devant la raison comme Faust Test dans le
sien devant le cœur. Parfois cependant ils semblent changer de rôle.
Je crains aussi que le diable n'annule son existence idéaliste par son
caractère tout réaliste. En tout cas, la raison seule peut l'admettre et
le comprendre tel qu'il est. Je suis également impatient de voir com-
ment la partie populaire pourra se marier avec la partie philosophique.
Je vous envoie ma ballade, c'est le pendant de vos Grues !
Dites-moi donc où en est le baromètre. Je voudrais savoir si on peut
compter enfin sur un beau temps durable. Schiller.
Gœthe à Schiller,
Welmar, Î7 juin 1797.
Votre ballade {}*Anneau de Polycraté) est fort bien réussie. L'ami
royal devant lequel l'action se passe, la conclusion qui laisse l'esprit
en suspens, tout cela fait un très-bon effet. Je souhaite que mon pen-
dant puisse l'égaler.
Vos remarques sur Faust m'ont fait beaucoup de plaisir, et s'accor-
dent parfaitement, comme je devais m'y attendre, avec mes projets et
mes plans; je vous dirai toutefois qu'avec celte composition barbare,
je compte me mettre à mon aise, en me bornant à toucher aux ques-
tions les plus élevées, au lieu de les résoudre. J'espère donc que la
raison et l'esprit, semblables à deux bretteurs, ferrailleront vaillam-
ment le loDg du jour pour souper amicalement ensemble. Je tâcherai
que les parties soient agréables et amusantes et donnent quelque
chose à penser. Quanta l'ensemble, qui restera toujours en fragment,
j'aurai en ma faveur les nouvelles théories du poème épique.
Le baromètre est toujours en mouvement et nous ne pouvons comp-
ter sur un temps stable. Cet inconvénient se fait toujours sentir lors-
qu'on veut vivre en plein air, l'automne est toujours notre meilleur
temps.
Puisque mon Faust me ramène à la rime, je ne tarderai pas à vous
fournir quelque chose pour VAlmanach des Muses. Il me parait certain
maintenant que mes tigres et mes lions appartiennent à la poésie ; je
crains seulement que ce qu'il y a de plus intéressant dans ce sujet ne
vienne à se dissoudre dans une ballade. Nous verrons sur quelle rive
le génie conduira la barque... Goethe.
Schiller à Gœthe.
lénft, le. 10 juillet 1707.
Vous avez, dans votre essai, dit en peu de mots des choses très-pré-
cieuses et répandu une admirable clarté sur une très-belle matière.
GOETHE ET SCHILLER, 53
Cet essai est vraimeDt un modèle pour indiquer comment il faut regar-
der et juger les œuvres d'art, et comment il faut leur appliquer les
principes artistiques. C'est sous ce double rapport qu'il a été fort
instructif pour moi. Nous en parlerons de vive voix demain, car à
moins d'obstacles imprévus je serai chez vous vers trois heures
après midi.
Dans le cas où je ne pourrais loger chez vous sans vous gêner, faites-
moi-Ie savoir par un petit billet que me remettra le gardien de la
porte de la ville; dans ce cas je descendrais chez mon beau-frère. Ma
femme viendra avec moi et nous comptons rester jusqu'à jeudi.
L'heureuse arrivée de Meyer dans sa ville natale et le prompt réta-
blissement de sa santé m'ont fait beaucoup de plaisir. La certitude
que vous ne serez pas trop loin de nous pendant cet hiver est une
grande consolation pour moi.
Adieu, portez-vous bien. Humboldt vous prie de lui renvoyer le
plus tût possible à Dresde son exemplaire à' Eschyle dont il a absolu-
ment besoin. Schiller.
Gœthe à Schiller.
Weimar, le 19 jaiilet i707«
Vous ne pouviez me faire un cadeau d'adieu plus agréable et plus
salutaire que de venir passer huit jours avec moi. Je ne crois pas me
tromper en regardant cette dernière réunion comme plus fertile encore
que toutes celles qui l'ont précédée. Nous avons développé ensemble
tant de choses pour le présent, et fait de si beaux préparatifs pour
l'avenir, qae je vais partir l'esprit très-satisfait. Fermement décidé à
travailler beaucoup chemin faisant, je puis espérer qu'à mon retour
votre bienveillant intérêt viendra au-devant de moi. Si nous continuons
ainsi à terminer à l'envi différents petits travaux pour nous amuser et
nous exciter sans cesser de continuer les grands, nous finirons par
accomplir de belles choses.
\oici Polycrate que je vous renvoie; puissent les Grues venir bientôt
me rejoindre dans mon voyage I Samedi prochain, je vous donnerai
des nouvelles sur mon départ. Mes compliments à votre chère femme*
Je viens d'écrire à Schlegel. Gosthe.
Schiller à Gœthe.
léDèy le Si jaUlet 1797.
Je ne vous quitte jamais sans que je sente quelque nouvelle
bonne plante germer en moi, et je m'estimerais heureux si, en échange
de tout ce que vous me donnez, je pouvais en effet mettre votre
richesse intéi^ieure en mouvement. Des rapports fondés sur un perfec-
54 GCETHE ET SCHILLER.
tioBoement mutael ne pemrent manquer de rester toujours fiais ei
Tirants, contrairement aux rapports ordinaires, que l'opposition seide
peut garantir de la monotonie; les nôtres deyîendr(»it plas variés k
mesure que l'harmonie deviendra plus complète et que l'oppositioB
deviendra tout à feit impossible. Oui, j'espère que, peu à peu, nous
nous entendrons complètement sur tout ce dont on peut se rendre
compte ; quant aux choses que leur nature rend inexplicables, nous
resterons du moins près l'un de l'autre sous le rapport du sentiment.
Pour utiliser dans toute leur étendue nos communications mutuelles
et me les approprier tout à fait, je les applique immédiatement à mmi
travail du moment. Vous dites , dans votre introduction au Laoeoon^
qu'une œuvre d'art isolée contient l'art tout entier, et cette idée ne
serait pas réellement juste, si tout ce qu'il y a dégénérai dans l'art ne
pouvait pas se transformer dans un cas particulier. J'espère donc que
mon Wallenstetn et tout ce que je pourrai faire d'important désormais
contiendra et reproduira dans son ensemble ce que, de votre système,
nos relations auront pu faire passer dans ma nature.
Le désir de reprendre Wallenstein devient toujours plus puissant en
moi, car c'est déjà maintenant un objet déterminé qui désigne à l'acti-
vité le point sur lequel elle doit concentrer ses forces, tandis que
lorsqu'on entreprend un sujet qui n'a subi encore aucun travail préli-
minaire, on est bien souvent sujet à se tromper. Je terminerai avant
tout mes chansons pour VAlmanach des MuseSy car le compositeur me
presse ; puis je tâcherai de terminer heureusement les Grues^ afin de
pouvoir revenir à ma tragédie dès le mois de septembre.
Vos nouvelles apporteront une utile diversion dans la vie simple et
uniforme à laquelle il me faudra revenir. Ces chères nouvelles me
feront profiter de ce que vous pourrez me donner de neuf, et raviveront
ce que nous avons déjà traité ensemble.
Adieu donc, et pensez à moi chez notre ami, de même que vous
serez toujours présent ici à notre pensée. Ma femme vous envoie on
adieu cordial. Scmiuca*
C'est ici que se place le voyage de Gœthe en Suisse. N*ayant pu^
Tannée précédente, aller revoir cette Italie dont le souvenir Tobsédait
sans cesse, il avait eu Tespoir de réaliser son rêve pendant Tété de
1797 ; arrêté encore par les événements, il se contenta de visiter la
Suisse et une partie de T Allemagne du Sud. Le 30 juillet, il partit
de Weimar et se dirigea vers Francfort. Pendant ce voyage, la corres-
pondance des deux poètes ne s'arrête pas. Gœtbe communique à
Schiller ses impressions, ses confideacesy ses vars même, car la variété
GGBTHC ET SCHILLEIU 5S
des tableaux qui passent sons ses yeux excite sa Terre, et lui inspire
tantôt des ballades , des lieds^ tantôt des projets de poèmes dont b
pensée le ravit. Ce n*est pas à Francfort cependant que son inspira-
tion s*éyeille. La solitude de Weimar lui vaut mieux que les excita-
tions factices d'une grande ville. Quel bruit ! Quelle activité vulgaire I
Quelle poursuite acharnée du gain I Des hommes ainsi affairés ne
demandent pas au théâtre les pures jouissances de la poésie, mais des
dyolractions matérielles. La poésie lew répugne, écritr-il à Schiller
(9 août), et il ajoute avec son impartialité indulgente : c Cette lépu-
gmnoe m'a paru fort naturelle, cas la poésie exige le recueillement;
elle isole Tbomme malgré hii ; or, l'homme a beau vouloir l'éloigner,
toujours elle revient, toujours elle s^tmpose bon gré mal gré à son
intelligence, et l'on conçoit que dans ce monde dont je vous parle,
elle soit aussi incommode qu'une amante fidèle. » Schiller ne se ré-
signe pas si facilement à justifier la répugnance du public pour la
poésie; sa réponse est curieuse : « Il est plus facile, je le sais, de tour-
menter le public par la poésie que de lui faire plaisir. Quand on ne
peut atteindre l'un de ces buts, c'est l'autre qu'il faut viser. Tour-*
mentons les gens, gâtons-leur la quiétude où ils s'endorment, pkMH
geons-les dans l'inquiétude et la surprise. Que la poésie se pc&enie
à eux en génie ou en spectre, c'est le seul moyen de leur révéler son
etisteoee et de leur inspirer le respect da poète. »
De Stuttgart, de Tubtngue, de Stafa, Gœthe continue d'écrire à
Schiller tontes ses impressions de voyage; un jour, dans cette des-»
niëre ville, après une exeuraoa au Saint-Gothard, au milieu d'una
fwale de recherches minutieuses et précises, comme il les aimait tant,,
sur rhisloire naturelle, la géographie, k situation économique eâ
politiqiie de cette Suisse, dit-41, encore si peu connue, il annonce à
son ami qu'il vient de trouver un poème.
Gœthe à Schiller.
SiaîtL, 14 oetobn 1797.
U é
Que direz-vous si je vous avoue qu'au milieu de tant de matières
prosaïques, j'ai trouvé un sujet poétique, qui m'inspire la plus grande
confiance. Je suis presque convaincu que la fable de Guillaume Tell
convient parfaitement k Tépopée. Elle aurait même Timmense avan»
tage de devenir, par la poésie, une vérité parfaite, tandis qu'avee tout
autre siqet du même genre on est obUgé de confertir lliiitotre en
5tt GCETHE ET SCHILLER.
fable. Nous en parlerons plus tard. £n attendant, je me suis fami*
liarisé, autant que cela était possible , avec la localité resserrée qui a
été le théâtre de cette fable, et j'ai étudié les mœurs et le caractère
de ses habitants, autant que cela pouvait se faire pendant un séjour
aussi limité. Maintenant, c'est à mon bon génie à décider ce que
deviendra mon entreprise.
Je cherche en ce moment le moyen de travailler en voyageant, ce
qui est moins difficile qu'on ne parait le croire. Si le voyage distrait
souvent, il nous ramène promptement sur nous-méme, par l'absence
de toute relation extérieure. On peut dire qu'il ressemble au jeu où il
y a toujours à gagner et à perdre , et fort rarement du côté où on s'y
attendait. Pour des natures comme la mienne , qui aiment à s'appro-
prier les choses, un voyage est inappréciable : il anime, instruit et
rectifie ce qu'on croyait savoir.
Je suis convaincu que, môme en ce moment, on pourrait fort bien
se rendre en Italie, car après un temblement de terre, un incendie,
une inondation, tout en ce monde tend à se remettre, le plus tôt pos-
sible, dans son ancien état. Aussi entreprendrais-je ce voyage sans
hésiter, si je n'en étais pas empêché par d'autres considérations. Je
crois donc que nous nous reverrons bientôt; et l'espoir de partager
mes conquêtes avec vouB est un puissant motif pour me ramener
chez moi... Gcbthb.
Ce retour n'a lieu que dans la seconde moitié de novemlnre; le
voyage de Gœthe avait duré près de quatre mois. La fia de Tannée
1797 va être employée, par les deux poètes à coordonner toutes les
idées que leur ont suggérées leurs études sur la poésie épique et la
poésie dramatique. Toutes ces idées, je Tai indiqué déjà, c'est le
poëme à'Hermann et Dorothée qui en a été la cause première, et qui
continue d'en être l'inspiration constante. On s'étonnera peut-être que
ce poëme, dont l'influence fut décisive sur Schiller, ne tienne pas
mae place plus considérable dans sa correspondance. Que de lettres il
avait adressées à Gœthe au sujet de Wilhelm Meisier I Avec quel bon-
heur il analysait ses impressions ! Quelle surprise et quelle joie
ouand il voyait se dérouler les aventures du roman ! A chaque livre
nouveau, c'étaient de nouvelles dissertations où son esprit émerveillé
racontait naïvement tout ce qu'il avait senti. Schiller a vu aussi se
dérouler, un chant après l'autre , toutes les poétiques peintures de la
familière épopée ; il bat des mains, il pousse des cris d'enthousiasme;
mais où sont ces dissertations qu'il aimait? Où sont les commentaires
de Tartiste? Les conmieataires de Schiller sur Hermann et Dorothée^
GCETHE ET SCHILLER. 57
ce sont ces curieuses lettres où, sans parler du chef-d'œuvre de son
ami, il nous montre Timpression profonde qu'il en a reçue, la crise
qu'a traversée son génie et la transformation complète qu*il a fait
subir à son WaUenstein.
Ces lettres, on va les lire; elles terminent la correspondance des
deux poètes pendant Tannée 1797. Youlez-vous, cependant, avant de
lire ces commentaires indirects, connaître aussi Fopinion expresse de
Schiller sur Bermann et Dorothée? Il suffit de citer sa belle lettre au
peintre Meyer. Meyer était Tun des plus intimes amis de Goethe ;
iqprès un long voyage en Italie, il venait d'arriver en Suisse, à Stafa,
où il allait rejoindre Gœlhe et visiter avec lui les grands paysages
des Alpes. Dès que Schiller apprend son retour d'Italie, il lui écrit
ces mots (2i juillet 1797) : « Notre ami s*est vraiment surpassé lui-
même dans ces dernières années. Vous avez lu son poëme épique ;
vous avouerez qu'il y atteint le sonmiet de son art et de tout notre
art moderne. J*ai vu naître cette œuvre, et j'ai été presque aussi
étonné de la manière dont l'idée en a surgi en lui que de son exécu*
tion. Tandis que nous sommes obligés, nous autres, de rassembler
péniblement nos idées et de les soumettre à maintes épreuves, afin de
produire lentement quelque chose de passable, il n'a besoin, lui, que
de secouer légèrement l'arbre pour en faire tomber à profusion les
fruits les plus beaux et les plus savoureux. C'est une merveille
incroyable de voir avec quelle facilité il récolte en lui-même les fruits
d'une vie bien ordonnée et d'une culture constante , comme chacun,
de ses pas est décisif et sûr, comnie la vue claire, précise, qu'il jette
sur lui-même et sur tous les objets le préserve de toute vaine entre-
prise , de toute espèce de tâtonnement. Au reste , vous l'avez mainte-
nant auprès de vous, et vous pouvez vous assurer personnellement de
la vérité de toutes mes paroles. Vous conviendrez avec moi, je Fes-
père, qu'à la hauteur où il est placé aujourd'hui, il doit utiliser la
belle forme qu'il s'est donnée, et produire de belles œuvres au lieu
de courir après de nouveaux sujets ; en un mot, qu'il doit vivre dé-
sormais tout entier pour la pratique de la poésie. Quand un homme,
un seul , entre mille autres qui y prétendent , est parvenu à faire de
son esprit une belle et parfaite harmonie, il n'a plus rien de mieux à
faire, à mon sens, qu'à chercher pour cette harmonie toutes les forme&
d^expressions possibles ; car si loin qu'il puisse aller, jamais il ne
s'élèvera plus haut. i> Ainsi, au jugement de Schiller, Gœthe peut
fidre des conquêtes nouvelles ; jamais il ne s'élèvera plus haut que
58 GCCTHE ET SCHILLEfL
dans Hermann et Dorothée. Détouroea-te donc, éeriWil encore a
Meyer, du Toyage qu'il projette eu Italie. QQ*iniil41 demander à
l'Italie? L'auteur à' Hermann et Dorothée a son Italie en lui-mênEie;
il est au sommet de son art et de toute la poésie moderne. Celte
beauté suprême qu'il a conquise^ il doit au œoode de la produire sous
maintes formes. Yotlà, désormais, la tâcbe de sa Tie«
Est-il possible d'écrire un plus magnifique éloge? Mais aussi qodk
léyélaticNi que ce poème à'Bemumn et Dorothée! « On croit lire
Homère, i> écrirait la femme de Schiller. Ce n'est pas Homère, a
coup sûr, mais c'est la dignité de l'antique poésie introduite dans la
peinture familière des choses réelles* On pouvait douter, atant le
dief-d'œuvre de Gœthe, que la poésie fût si rapprochée de nous. Le
jMnemier entre les maîtres de l'art moderne, il a montré que la poésie
est partout pour qui sait la découvrir, que la vie la plus humble en
contient le germe, que les circonstances les plus vulgaires en appor-
rence peuvent fournir au génie de merveilleuses inspirations. Ces
idées sont admises aujourd'hui par la critique, elles étaient neuves
en 1797. Et ce n'était pas une théorie, c'était une œuvre vivante qu'E
apportait au monde. Déjà, sans doute, l'auteur de Louise avait
donné le même exemple; mais l'excellent Yoss est bien timide
encore; il choisit dans la vie moderne ce qu'il y a de pli]» giave, TiiK
térieur d'une maison bénie, le foyer de famille du pasteur. Geetiie
s'attaque aux choses qui semblent le plus rebelles à la poésie. Quds
sont ses personnages? Un anbei^iste, un pharmacien, un pasteur
aussi, mais qui ne domine pas le tableau, la femme et le fils de l'an*
bergiste, une troupe de fugitifs que l'invasion ennemie a chassés de
leur village, parmi eux une fille modeste, active, dévouée, qui s'en-
gage comme servante à l'auberge, et qui épousera le fils de son maltra.
Rien de plus humble que de tek persoonag!es> rien de plus simple
qu'une telle histoire. Gœthe y trouve tout un poème, un poème cb
neuf chants, décoré du nom des œuf Muses, et dans on toast inspiré
qui sert de prologue à son œuvre, il s'écrie ayec confiance : ci Être
un homéride, fût-ce le dernier de tous, cda est beau. Écoutez doae
ce nouveau poëme! »
Ce toast dont je viens de parler révèle bien la doidile inspiration
de Gœthe quand il composa Hermann et Dorothée. Il invite ses amis
à boire, il boit avec eux à l'art, à la poésie, à sa seconde jeunesse, il
boit aussi à leur santé, à la santé de Voss, Tauteur de Louise et à la
santé de Wolf , le grand philologue^ l'auteiir des Prolégomines sur
GGETHE ET SCHILLER. 8»
Homère. En buvant à Voss, il rend hommage à celui qui a chanté la
Tie moderne; en buvant à Wolf, il montre quelle est sa préoccupation
de la poésie homérique. PTest-ce pas Wolf, en effet, qui lui a révélé
06 mélange de naïveté et de grandeur si admirable dans les chants
de la Grèce primitive? N'esinse pas Wolf qui a détruit l^îdée du vieil
Homère classique, et qui, tout en niant la personne du poëte (ce fut
là son erreur), a si bien expliqué la naissance de cette poésie divine?
Yoilà le sens du vers de Gœthe quand il s'écrie : a Buvons d'abord
à la santé de Thomme hardi, qui, nous délivrant enfin du nom d'Ho-
mère, nous a ouvert une route plus large, i» Ainsi, la fffiniliarité de
la Louise de Voss, reproduite plus librement encore, la naturelle
grandeur de la poésie homérique, imitée par un disciple qui serait
fier d*être le dernier des rapsodes, voilà Tidéal de Gœlhe dans son
poëme d'Hermann et Dorothée.
Cet idéal, Gœthe Ta réalisé, et c'est pourquoi SdûUer ne craint
pas d'affirmer qu'il a atteint le sommet de son art et de toute la poésie
moderne. Qu'ils sont simples et dignes , qu'ils sont vrais et poétiques,
ces bourgeois célébrés par un fils d'Homère! L'aubergiste, le phar~
macien, le pasteur, la bonne et sage ménagère appartiennent à la
réalité même, et en même temps que ce sont des figures toutes
modernes, ils nous reportent vers la simplicité des premiers figes.
Hermann est beau comme les moissonneurs, antiques et modernes à
la fois, de Léopold Robert ; Dorothée est belle comme la Nausicaa de
VOdyssée. Qu'on me permette de citer ici les premières pages du
septième chant, de celui qui est inscrit sous le nom de la muse Érato,
et qui est spécialement consacré à Dorothée. J'ai essayé de les traduire
en vers.
Ainsi, quand le soleil à rborizon décline,
Le ïoyageur, qui sent les ombres s'approcber.
Emplit encor ses yeai de la clarté divine»
Puis, dans le bois obseur, aui flânes noirs du rocher»
Partout où vont ses ptt8,partouty plaine ou colline,
Voit toujours devant lui resplendir un rayon.
Un beau reflet doré qui court et qui scintille;
Ainsi deyasi Hermano, aimable iUusioB !
Apparaît en tous lieux la douce jeune fille.
11 croit la voir là-bas dans le sentier des blés;
Mais bientôt il s'arracbe au rêve qui Tencbante
Et du côté du bourg tourne ses yeux troublés.
Lentement, à regret 0 surprise eharmanle!
60 GOETHE ET SCHILLER.
11 la revoit encor qui vient par le chemin ;
Non^ ce n'est plus un rêve, elle est là qui 8*avance,
Elle va vers la source, elle a dans chaque main
Une cruche inégale et qu'elle tient par l'anse.
Hermann reprend courage à la revoir ainsi.
0 s'approche et lui dit, tandis qu'elle s'étonne :
« 0 généreuse enfant, je te retrouve ici.
Et toujours de nouveau compatissante et bonne.
Et prompte à secourir tes compagnons souffrants.
Pourquoi venir ainsi, seule, vers la fontaine ?
Les autres boivent Teau du bourg. Oh ! je comprends.
Oui, l'eau de cette source est meilleure et plus saine,
Et tu portes encor ce doux soulagement
A celle que sauva ton amour empressée.»
La jeune fille alors le saluant gaîmenl :
« De ma peine déjà je suis récompensée
Puisque j'ai rencontré l'étranger bienfaisant
Qui nous a secourus dans la misère extrême.
Car l'aspect de celui qui nous fit un présent
Nous réjouit autant que le présent lui-même.
Venez, oh ! vous verrez le fruit de vos bienfaits
Et vous serez béni des pauvres créatures
Mais vous voulez savoir pourquoi je viens exprès
Puiser ici ces eaux abondantes et pures.
Deux mots vous diront tout : légers, imprévoyants.
Nos amis ont conduk leurs bœufs, leur attelage.
Dans la source commune à tous les habitants ;
Ils ont de tous côtés sali l'eau du village.
Dans les auges aussi tout leur linge a passé.
Les ruisseaux sont troublés.... la foule est ainsi faite :
On songe à soi d'abord, on court au plus pressé.
Et, pour ce qui suivra, nul ne s*en inquiète. »
Ils descendent alors par les larges degrés;
Les voilà côte à côte assis sur la margelle.
L'aimable enfant se penche et puise aux flots dorés;
Hermann prend l'autre cruche et se penche avec elle,
Et tous les deux, au fond du limpide miroir.
Regardent, dans le bleu du ciel qui s'y reflète.
Leurs visages heureux s'approcher, se mouvoir.
Se saluer gaiment d'un doux signe de tête.
Que de tableaux nous pourrions citer encore, si le cadre de ce tra-
vail nous le permettait! Ce n'est pas ici qu'il convient de placer une
COETHE ET SCHILLER. 61
étude sur Bermann et Dorothée *. Nous avons voulu seulement
expliquer Tenthousiasme de Schiller, indiquer les préoccupations
nouvelles que ce chef-d'œuvre éveille dans sa conscience d'artiste , et
préparer ainsi le lecteur à comprendre les poétiques problèmes qui
remplissent la correspondance des deux amis pendant les deux der-
niers mois de l'année 1797.
Schiller à Gœthe.
lôna, le 20 octobre i797«
... Je viens de relire Wilhelm Meister, et jamais je n'ai été si vive-
ment frappé de l'importance de la forme extérieure... Rien de tout ce
qui rend Hermann et Dorothée si enchanteur ne manque à Wilhelm
Meister. Il saisit le cœur avec toute la puissance de l'imagination , il
procure des jouissances qui se renouvellent sans cesse. Hermann
cependant, et cela uniquement par sa pure forme poétique, nous
conduit dans le monde divin de la poésie , tandis que Wilhelm ne
nous laisse jamais sortir du monde réel...
Schiller à Gœthe.
léoa, le 30 octobre 1797.
Je remercie Dieu d'avoir enfin reçu de vos nouvelles. Les trois
semaines pendant lesquelles vous avez erré à travers les montagnes
m'ont paru bien longues ; aussi votre chère lettre m'a-t-elle fait un
plaisir infini.
L'idée de Guillaume Tell est fort heureuse, et je crois qu'après
Wilhelm Meister, après Hermann et Dorothée, il vous fallait un sujet
aussi localement caractéristique, afin que votre esprit pût le traiter
avec l'originalité et la fraîcheur convenables. Je crois que l'intérêt
qu'on prend à une contrée aussi caractéristique que limitée, ainsi qu'à
une certaine contrainte historique, est le seul dont vous ne vous soyez
pas dépouillé par la production de ces deux ouvrages. Par rapport
au sujet, tous deux sont esthétiquement libres, et quelque resserrée
que puisse paraître la localité où ce sujet se développe, elle n'en est
pas moins une terre poétique qui représente tout un monde.
11 n'en sera pas de môme de Guillaume Tell, car c'est de l'étroitesse
1. Cette étude est faite, et de main d'ouvrier. Je ne parle pas du commen-
taire de Guillaume de Humboldt, œuvre très estimable & coup sûr, mais trop
abstraite, trop scolastique, môme pour rAllemagne ; je renvoie le lecteur
français aux pages exquises que M. J.-J. Weiss a présentées, il y a quelques
années, & la faculté des lettres de Paris, pour les épreuves du doctorat.
êS GOSTHB BT SCHILLBIU
do SQJei qne jaillira la TÎe iatelleclueUe ; et daas ces limites étroitei,
resserrées encore par la paissance da poète, on se sentira intensive-
ment ému et occupé. D'un antre côté, ce beau sujet ouvrira aux yeux
de rintelUgence une vue nouvelle sur l'espèce humaine, comme entre
deux montagnes le regard entrevoit des plaines éloignées.
Cette nouvelle composition augmente* encore mon désir de nous
voir bientôt réunis. Vous vous déciderez sans doute plus facilement à
m'en parler, puisque l'unité et la pureté de votre Hermann n'ont pas
été le moins du monde altérées par les communications que vous
m'avez faites de votre œuvre au moment môme où vous la composiez.
Pour ma pari, j'avoue que rien an monde ne saurait ôtre plus in-
structif pour moi que ces sortes de communications, qui me font
pénétrer jusqu'au cœur n>éme de Tart • . • Scaïusa,
Le même au même.
ifot, k M wffffwkm 1797.
.... Pendant ces tristes journées qui, je le sais, vous sont aussi désa*
gréables qu'à moi, j'ai besoin de toute mon élasticité pour me sentir
vivre sous ce ciel écrasant.
Je viens de lire les pièces de Shakespeare qui traitent de la guerre
des deux Roses; Richard III, surtout, m'a causé un véritable étonne-
ment. C'est une des plus sublimes tragédies que je connaisse, et, en
ce moment, du moins, il me semble qu'elle est au-dessus de tout ce
que Shakespeare a fait. Les hautes destinées mises en action dans les
pièces précédentes se dénouent dans cette dernière de la manière la
plus noble et la plus élevée. Il est vrai que le sujet, par lui-même,
exclut toute situation efféminée, larmoyante ou sentimentale ; mais
aussi comme tout y est énergique et grandi rien de vulgairement
humain n'y détruit l'émotion esthétique, et Ton jouit de la forme la
plus pure, du tragique le plus terrible. Une Némésis suprême règne
dans cette pièce, depuis le commencement jusqu'à la fin et sous
toutes les formes; on ne saurait assez admirer avec quel bonheur le
poète a toujours su saisir le côté poétique d'un sujet peu favorable, et
avec quel art il a recours aux symboles partout où la nature et l'art
ne pouvaient être mis en scène. Rien ne m'a plus vivement rappelé la
tragédie grecque.
Je crois qu'il faudrait refaire pour notre théâtre cette suite de huit
pièces, avec toute la réflexion dont on est capable aujourd'hui. Cela
en vaudrait la peine, car un pareil travail commencerait une époque
nouvelle pour la littérature dramatique. Il faut que nous en causions.
Mon Wallemtein prend chaque jour une forme plus déterminée, et
je suis très-content de moi. ScHiLLia.
GOETHE ET SCHILLEB. 63
Gœtie à Schiller.
•.- Je démrt de tout mon cœor que vous paissiez vous décider i ap-
proprier ies piècesde ^lakespeare pour le théâtre alleman<l. Celte entre-
prise vous serait rendue plus facile par tout ee qui a été déjà fait à cet
égard ; il oe s'agirait donc que de pni^r les matériaux afin de les faire
paraître dans tout leur éclat. Je crois que lorsque vous vous seriez bien
mis en haleine par Wàllenstein, la réalisation de votre projet ne vous
coûterait pas beaucoup de peine.
La saison me fait sentir son influence malfaisante ; aussi ne sui&-je
n«Uement disposé au travail* Gqbthb.
Le même au même.
Welmar, le Î3 déeembre 1797.
Vous trouverez dans ce paquet le traité en question, que je vous
prie de prendre à cœur, de modifier et d'étendre. J'en ai appliqué les
principes ces jours-ci, en relisant VIliade et Sophocle, et en traitant
de la pensée quelques sujets épiques et tragiques; ils ont soutenu
cette épreuve de manière à me faire croire qu'ils sont utiles et
décisifs.
En faisant ainsi l'application de ces principes, j'ai été frappé de la
facilité avec laquelle nous autres modernes nous confondons les
genres, je dirais presque que nous ne sommes pas môme capables de
les distinguer. Cela est sans doute ainsi parce que les artistes, au lieu
de produire une œuvre d'art, d'après les conditions de son genre,
cèdent complaisamment à la manie du public, qui doit voir, lire ou
écouter cette œuvre, manie qui consiste à vouloir trouver tout com-
plètement vrai. Meyer a observé qu'on a cherché à pousser tous les
arts au degré de vérité matérielle de la peinture qui, par les poses et
par la couleur, peut pousser l'imitation si loin, qu'elle se confond
avec la réalité. Il en est de môme de la poésie, où tout penche vers le
drame, c'est-à-dire vers la représentation d'une réalité présente. C'est
ainsi que les romans en lettres sont tout à fait dramatiques, eC l'on
peut y intercaler de véritables dialogues, ainsi que Hichardson Ta fait.
Dans le roman en récit, ce mélange serait un défaut.
Vous avez, sans doute, entendu bien des fois exprimer le désir de
voir le sujet d'un bon roman transporté sur le théâtre, et à combien
de mauvais drames ce désir n'a-t-il pas donné lieu. C'est ainsi que les
hommes veulent voir rendre toutes les situations intéressantes par la
peinture, ou du moins par la gravure. Pour qu'il ne reste plus rien à
faire à leur imagination, ils veulent que tout soit matériellement vrai,
U GOETHE ET SCHILLER.
parfaitement présent et dramatique ; et le dramatique lui-même doit
se mettre à la place de la réalité. II serait du devoir des artistes de
résister de toutes leurs forces à ces tendances enfantines, barbares,
absurdes, en séparant les œuvres d'art par le cercle magique et invio-
lable du génie, afin de pouvoir conserver à chacune de ces œuvres les
qualités et les particularités qui lui sont propres, ainsi que l'ont fait
les anciens, qui, grâce à ce rigorisme, sont devenus de si grands artistes.
Mais qui peut séparer sa nacelle des vagues qui la portent? Et lors-
qu'on la dirige contre les vents et les courants, on ne fait que fort peu
de chemin.
Le bas-relief, par exemple, n'était chez les anciens qu'un travail
fort peu élevé, une indication de bon goOt, d'un objet quelconque, sur
une surface plane. Les hommes n'ont pu se contenter longtemps de
cette indication vraiment, artistique, ils ont voulu qu'elle fût plus sail-
lante, et on est arrivé à séparer les membres, les figures, à montrer
des perspectives, des rues, des nuages, des montagnes. Et comme
ces travaux furent exécutés par des hommes de talent, l'inadmissible
a été accueilli avec d'autant plus de faveur, par des hommes grossiers,
que c'était ainsi qu'ils l'avaient demandé. Aussi Meyer ne manque-t-il
pas de raconter fort à propos, à cette occasion , comment à Florence
on a d'abord verni les statuettes en terre glaise, enduites ensuite
d'une seule couleur, et finalement, peintes ou émaillées de toutes les
nuances.
Pour revenir à mon traité, il m'a servi d'échelle de proportion pour
mesurer Hermann et Dorothée; je vous prie d'en faire autant, car cela
vous conduira à des observations fort intéressantes :
i"» Que ce po6me ne contient aucun motif exclusivement épique,
c'est-à-dire rétrograde, et qu'on ne s'y est servi que des quatre autres
motifs que l'épopée a de communs avec le drame;
^ Qu'on n'y voit aucun personnage agissant au dehors, mais que
tous sont refoulés sur eux-mêmes, ce qui i'éloigne également de
l'épopée pour le rapprocher du drame;
3» Qu'il ne s'y trouve aucune comparaison, et ajuste titre, parce
que des images empruntées au monde physique eussent été nuisibles
à un sujet tout moral;
40 Que le troisième monde (dont vous trouverez l'explication dans
mon traité) y exerce une grande influence, parce que les destinées
du monde extérieur s'y trouvent mêlées par des personnages symbo-
liques, et qu'on y voit les traces de pressentiments et de liens mysté-
rieux qui unissent le monde visible au monde invisible, ce qui, selon
moi, tient la place des dieux antiques, sans valoir toutefois leur
puissance si poétiquement matérielle.
GOETHE ET SCHILLER. 65
II faut que je mentionne encore une singulière question que je me
suis posée sur cette matière ; la voici : Y a-t-il le sujet d'un poème
épique dans les événements qui se sont passés pendant le siège de
Troie, depuis la mort d'Hector jusqa'au départ des Grecs?
Je présume qu'il n'y en a pas, parce que dans ces événements il n'y
a TÎen de rétrograde, et qu'au contraire tout marche en avant, et puis
parce que le petit nombre de cas qui, sous certains rapports du
moins, pourraient retarder la marche divisent l'intérêt sur plusieurs
individus, et, tout en s'appliquant aux masses, ces cas ressemblent
aux événements de la vie privée.
La mort d'Achille me parait un magnifique sujet de tragédie que les
anciens nous ont laissé à traiter. Il en est de même de la mort d'Âjax
et du retour de Philoctète. La prise de Troie elle-même, considérée
comme l'instant où s'accomplit une grave et haute destinée, n'est ni
épique ni tragique, et dans une œuvre réellement épique, on ne pour-
rait l'entrevoir que de loin et toujours par anticipation et par souve-
nir. La manière théorique et sentimentale dont Virgile a traité ce
sujet ne saurait être prise en considération ici.
Voilà ce que j'ai cru voir jusqu'à présent, et si je ne me trompe,
cette matière, ainsi que beaucoup d'autres, est, sous le rapport théo-
rique, aussi inexplicable qu'indéfinissable. Nous voyons fort bien ce
que le génie a fait, mais qui oserait dire ce qu'il aurait pu ou dû
faire ? Goethe.
Traité sur la poésie épique et sur la poésie dramatique.
Le poète épique et le poète dramatique sont l'un et l'autre soumis
aux mêmes lois générales, et surtout à la loi d'unité et à celle du
développement. D'un autre côté, tous deux traitent des sujets sembla-
bles et peuvent se servir de toutes sortes de motifs. Leur grande et
principale différence consiste donc en ce que le poète épique repré-
sente les faits comme parfaitement passés, et le poêle dramatique
comme parfaitement présents.
Si l'on voulait déduire de la nature même de l'homme les lois qui
doivent les guider tous deux, il faudrait se les représenter sans cesse
l'un en rapsode et l'autre en mime. Se les figurant aussi poètes l'un
que l'autre, il faudrait voir le rapsode entouré d'auditeurs paisible-
ment attentifs, et le mime, de spectateurs passionnément impatients.
Alors il ne serait pas difficile de déterminer ce qui convient le mieux
à chaque genre de poésie, quel sujet elle doit choisir, quel motif d'ac.
lion eUe doit employer de préférence ; je dis de préférence, car aucune
d'elles ne doit rien s'approprier exclusivement.
Totte XI. — 41* liTraîMm. 5
66 GCETHE ET SCHILLER.
Le siget de Tépopée, comme celui de la tragédie» doit dire purement
humain, significatif et pathétique. Les personnages se posent d'autant
mieux qu'ils n'ont pas dépassé le degré de civilisation où la sponta«
néité d'action est toujours renvoyée sur soi-même» où l'homme n'agit
pas encore moralement, politiquement et mécaniquement, mais per-
sonnellement, c'est-à-dire par son individu. Sous ce rapport, les dire$
des temps héroïques des Grecs étaient très-favorables aux poètes.
L'épopée représente particulièrement l'activité individuelle et limi-
tée, l'homme agissant au dehors de lui, tel qu'on le voit dans les
batailles, les voyages et tout autre événement qui demande un empla*
cément matériellement étendu. La tragédie nous montre la souf-
fhrnce individuelle et limitée, c'est-à-dire l'homme refoulé sur lui*
môme; aussi l'action de la véritable tragédie ne demande-t-elle que
fort peu d'espace matériel.
Je connais cinq motifs différents à la disposition de la poésie épique
et de la poésie dramatique :
i^ Ceux qui font avancer l'action; ils appartiennent spécialement à
la poésie dramatique.
3° Ceux qui éloignent l'action de son but ; ils appartiennent parti-
culièrement à la poésie épique.
S"" Ceux qui retardent et allongent la marche de l'action ; ils peu*
vent et doivent être employés par les deux genres de poésie.
4*' Ceux qui ramènent au passé, et font connaître les événements
antérieurs à l'époque où commence l'action du poème.
5® Ceux qui anticipent sur l'avenir et font deviner ce qui sera après
l'accomplissement de l'action du poème. Ces deux motifs doivent
être employés par le poète épique et par le poète dramatique, afin de
compléter son œuvre.
Les mondes que l'un et l'autre doivent exposer aux regards sont,
selon moi, de trois espèces :
1* Le monde physique, qui contient et entoure les personnages
agissant dans ce monde. Le poète dramatique est forcé d'y fixer son
action sur un seul point, tandis que le poète épique peut s'y mouvoir
à son aise, et comme il s'adresse surtout à l'imagination, il représente
la nature entière à l'aide des comparaisons dont le poète dramatique
doit être très-sobre.
2<> Le monde moral ; il appartient aux deux genres de poésie et n'est
jamais plus heureusement représenté que dans sa naïveté physiolo*
gique et pathologique.
3* Le monde de la fantaisie^ des pressentiments, des hasards et des
destinées. Ce monde aussi appartient aux deux poésies, et il va sans
dire qu'il faut le rattacher au monde physique, ce qui est une très-
GOETHB ET SCHILLER. 07
grande difficulté pour les poètes modernes, parce que nous cherchons
toujours eo vain dans une autre sphère les équivalents des êtres mer-
yeilleuz, tels que les dieux, les grands prôtres, les oracles, que les
anciens avaient toujours à leur disposition*
Pour ce qui est de Texécution, représentons-nous à cet effet le rai>^
sodé comme un homme sage et calme qui embrasse le passé avec une
comiaissance parfaite et tranquille. Alors son début tendra à calmer
les auditeurs, afin de les disposera l'écouter longtemps et avec plaisir,
n divisera Tintérêi en parties égales, parce qu'il sait qu'il ne serait pas
en son pouvoir de balancer immédiatement une impression trop vive,
n ira tantôt en avant et tantôt en arrière, et on le suivra volontiers
partout, car il ne s'adresse qu'à l'imagination, et l'imagination se crée
^e-môme ses images et s'inquiète peu, jusqu'à un certain point du
moins, de la nature et du caractère des images qu'elle évoque.
Je voudrais aussi que le rapsode ressemblât à un être surnaturel, et
que, par conséquent, il restât invisible à son auditoire ; mieux serait
s'il pouvait lire ou chanter derrière un rideau, afin qu'oubliant com-
plètement sa personne, on pût se faire illusion jusqu'à croire qu'on
entend la voix des Muses.
Le mime se trouve dans un cas tout à fait contraire; se posant
devant les spectateurs en individualité déterminée, il veut qu'on s'inté-
resse exclusivement à lui et à son entourage, qu'on soufTre des douleurs
de son corps ou de son âme, qu'on partage ses embarras, que pour
lui enfin on s'oublie soi-même. Il est vrai qu'il est également forcé
d'agir graduellement, mais il peut hasarder les effets les plus violents,
car la présence réelle peut effacer les impressions les plus fortes par
d'autres beaucoup plus faibles. Le spectateur peut et doit être plongé
dans une permanente tension sensuelle, et il faut que, privé de la
liberté de réfléchir, il suive le mime avec passion; son imagination, à
loi spectateur, n'a plus rien à faire ou ne peut plus rien en attendre ;
aussi les récits eux-mêmes doivent-ils être mis en action et sous ses
yeux* GoETHK.
SdùUer à Gœêke.
lénhf le i6 décembre 1797.
La mise en parallèle du rapsode et du mime avec leurs conditions
respectives me parait un excellent moyen pour saisir la différence qui
existe entre les deux genres de poésie. Cette méthode seule suffirait,
au besoin, pour rendre impossible toute méprise grossière dans le
choix d'un sujet et du genre de poésie qui lui convient : l'expérience
me le prouve en ce moment; et je ne connais rien de plus propre à
maintenir le poète dramatique dans ses limites, et à l'y ramener
68 GOETHE ET SCHILLER.
promptement s'il venait à s'en écarter, que de le transporter en ima-
gination sur les planches devant une saHe remplie de spectateurs de
toute espèce. Par cela seul, il sentirait vivement la nécessité de la loi
qui l'oblige à donner à son action une marche incessante et rapide
vers le dénoûment.
J'aurais encore un autre moyen à vous proposer pour rendre tou-
jours plus palpable la différence entre les deux poésies. Le mouve-
ment de l'action dramatique se fait devant moi, celui de l'action
épique se fait en moi, et sa marche est presque imperceptible.
Si les événements se meuvent devant moi, je suis rigoureusement
attaché au présent, mon imagination cesse d'être libre, une inquiétude
continuelle s'empare de moi, je me sens enchaîné à l'objet de l'instant
actuel, et je ne puis ni réfléchir ni regarder en avant ou en arrière,
car j'obéis à une puissance étrangère. Si, au contraire, je me meus
autour des événements^ que j'aie la conviction- de ne pas pouvoir ni'é-
cbapper, je puis marcher d'un pied inégal et m'arrôter plus ou moins
longtemps suivant les besoins de mon esprit. Cette manière d'être
s'accorde parfaitement avec l'idée du passé, qu'on peut se représenter
stationnaire, et, par conséquent, avec la narration, car dès son début
le narrateur connaît la fin; tous les moments de l'action lui sont donc
indifférents, et il lui est facile de conserver une indépendance entière
et calme.
Il me paraît également bien évident que le poète épique doit traiter
son action comme étant entièrement dans le passé, et le poète tra-
gique comme s'écoulant dans le présent le plus rigoureux.
J'ajouterai encore cette réflexion : il y a dans cette comparaison des
deux poésies une espèce de contradiction dans le plaisir qu'elle doit
procurer, et qui, dans la nature ainsi que dans l'art, est toujours
intellectuel.
La poésie, considérée en elle-même, rend tout présent; aussi force-
t-elle même le poète épique à transporter le passé dans le présent ,
en l'obligeant toutefois à conserver soigneusement au passé le cachet
qui le caractérise et le fait reconnaître. D'un autre côté, la poésie,
considérée en elle-même, rend le présent passé, et éloigne tout ce qui
est près, par l'idéalité, bien entendu. Voilà pourquoi le poète drama-
tique est forcé, pour nous conserver une liberté poétique envers son
sujet, de tenir toujours fort éloignée de nous toute réalité individuelle,
et par conséquent trop saisissante. Il est donc certain que la tragé-
die, dans sa plus noble acception, tendra toujours à s'élever vers
répopée, car ce n'est que par cette tendance qu'elle est réellement de
la poésie. Quant à l'épopée, elle tend à son tour h descendre vers le
drame, et remplira par là toutes les conditions de son genre, car les
GCETHE ET SCHILLER. 69
•
qualités qui font de Tune et de l'autre une œuvre poétique les rap-
prochent à leur insu.
Lorsqu'on applique sévèrement à votre Hermœm et Dorothée les
règles de l'épopée, on est forcé de reconnaître qull penche vers la
tragédie, car le cœur y est vivement et sérieusement occupé, et Ton
y trouve plus d'intérêt pathologique que d'indifférence poétique. L'es-
pace étroit qu'occupe l'action, le petit nombre de personnages qu'on
y voit figurer, le peu de temps dans lequel cette action s'accomplit,
tout cela tient également à la tragédie.
Votre Iphigénie se trouve dans le cas contraire, car lorsqu'on lui
applique les principes sévères de la tragédie, on la renvoie dans le
champ de l'épopée. Pour ce qui est du Tasse^ je n'en parlerai pas du
tout« Revenons donc à Iphigénie. Sa marche est trop calme, trop lente
et sa catastrophe entièrement opposée à la tragédie. L'effet que ce
poème a produit sur moi et sur les autres a toujours été essentielle-
ment poétique, mais nullement tragique, et il en sera ainsi toutes les
fois qu'une tragédie aura été manquée d'une manière épique. Selon
moi, ce rapprochement vers l'épopée est un défaut dans votre Jphi'
génie^ tandis que les tendances de Bermann vers la tragédie seraient
plutôt une qualité, du moins par rapport à l'effet que produit ce
poème. En serait-il ainsi parce que la tragédie est destinée à un
usage limité et déterminé, tandis que celui de l'épopée est général
et entièrement indépendant?
Je ne vous dirai rien de plus aujourd'hui, car je suis toujours inca-
pable d'un travail sérieux. Votre lettre et votre traité ont pu seuls m'oc*
cuper au milieu de mon apathie. Adieu, et bonne santé.
Schiller.
Gœthe à Schiller.
Weioiar, le 27 décembre 1797.
J'apprends avec regret que vous n'avez pas encore retrouvé votre
activité, et je m'applaudis de ce que ma lettre et mon traité aient pu
vous occuper un moment. Je vous remercie de votre réponse qui
conduit plus avant encore une question si importante pour nous
deux.
Nous autres modernes il nous arrive aussi parfois de naître poètes,
mais nous nous agitons à travers tous les genres de poésies sans
trop savoir où nous en sommes; car, si je ne me trompe, les détermi-
nations spéciales devraient nous être données extérieurement, et c'est
k l'occasion qu'il appartiendrait de déterminer le talent. Pourquoi
faisons-nous si rarement des épigrammes dans le genre grec ? parce
que nous voyons fort peu de choses qui en mériteraient une sembla*
ble. Pourquoi réussissons-nous si rarement dans l'épopée? parce que
70 GOETHE ET SCHILLER.
nous n'avons pas d'auditoire pour l'apprécier. Pourquoi les tai-
dances pour le théâtre sont-elles si générales? parce que chez nous le
drame est le seul genre de poésie maiérieilement attrayant, et dont,
par conséquent, on peut en le pratiquant recueillir une jouissance
immédiate.
J'ai continué à étudier Vlliade^ afin de m'assurer s'il ne pourrait
pas 7 avoir une autre épopée entre elle et VOdystée. Je n'ai trouvé que
des sujets de tragédie ; je ne sais s'il en est réellement ainsi, ou si je
manque de sagacité pour découvrir le sujet épique. La mort d'Achille,
avec son entourage, pourrait cependant convenir à la poésie épique ;
sous certains rapports même, on pourrait croire qu'elle la demande,
quand ce ne serait qu'à cause de l'ampleur des matières. Maintenant,
il faudrait se demander si l'on ferait bien de traiter épiquement un
sujet tragique. H y aurait beaucoup de choses à dire pour et contre.
En ce qui concerne l'effet, un poète moderne, travaillant pour des lec-
teurs modernes, serait d'autant plus sûr d'en produire un très-puis-
sant, qu'à notre époque il est impossible d'obtenir l'approbation du
public sans exciter en lui des intérêts pathologiques.
Assez pour aujourd'hui. Meyer travaille assidûment à son traité sur
le choix des sujets dans les arts plastiques. En le voyant agiter, à cette
occasion, toutes les questions qui nous intéressent, on ne peut s'em-
pêcher de reconnaître .la parenté intime qui existe entre l'artiste et le
poète dramatique. Puissiez-vous bientôt retrouver la santé, et moi la
liberté d'aller vous voir. Goethe.
Schiller à Gcsthe.
léna, le 10 décembre 1797.
Je joins ici une longue lettre de notre ami de Humboldt, elle vous
prouvera qu'au milieu de ce Paris renouvelé de fond en comble, il
est resté fidèle à la vieille najture allemande ; en un mot, il ne parait
avoir changé que de demeure et d'entourage. Il en est de certaines
manières de sentir et de philosopher, comme de certaines reli-
gions qui isolent extérieurement et augmentent ainsi la ferveur î»té»
rieure.
Le travail que vous avez entrepris pour séparer les deux genres de
poésie est certainement de la plus haute importance; mais vous êtes
sans doute convaincu avec moi que pour exclure d'une œuvre d'art
tout ce qui est étranger à son genre, il faudrait nécessairement y faire
entrer tout ce qui appartient à ce genre; et c'est précisément lace
qui nous manque complètement. Puisqu'il nous est impossible de
réunir les conditions auxquelles chacun des deux genres est soumis,
nous sommes forcés de les confondre. S'il y avait encore des rap-
GOETHE ET SCHILLER. 7!
sodés et un monde pour eux, le poôte épique ne serait pas obligé
d'emprunter des moyens au genre tragique ; et si nous avions les res-
sources et les forces intenses de la tragédie grecque pour nous assurer
la faveur des spectateurs pendant une longue suite de représentations,
BOUS n'aurions pas besoin de tant élargir nos tragédies. La force sensi-
tive des spectateurs et des lecteurs yeut et doit être satisfaite sur tous
les points de sa périphérie, et le diamètre de cette force est la véritable
échelle de proportion qui doit guider le poète. Or, comme à notre
époque les dispositions morales sont les plus développées, elles sont
aussi les plus exigeantes ; et c'est toujours à ses dépens que le poôte
86 hasarde à les négliger.
Si, ainsi que je n'en doute pas, le drame est en effet si protégé chet
nous par une aussi fâcheuse tendance de notre époque, il faudrait
Gommencer la réforme par le drame, et donner de l'air et de la
lumière à l'art, en bannissant du théâtre toute imitation de la nature
irolgaire. Je crois qu'on atteindrait ce but par l'introduction de moyens
symboliques, qui remplaceraient l'objet en tout ce qui n'appartient
pas au véritable art du poète, et qui, par conséquent, ne doit pas être
représenté mais seulement indiqué. Je n'ai pas encore bien pu m'ex-
pliquer l'idée du symbolique dans la poésie, mais je crois qae cela
n'est pas très-nécessaire. Si l'on pouvait en déterminer l'usage, il arri*»
ferait nécessairement que la poésie se purifierait, qu'elle resserrerait
son monde, le rendrait plus important, et agirait avec plus de force
et d'énergie.
J'ai toujours espéré que la tragédie sortirait de l'opéra sous une
forme plus noble et plus belle, comme jadis elle est sortie des chœurs
des fêtes de Bacchus. C'est qu'en effet on s'abstient dans l'opéra de
toute imitation servile de la nature, sous prétexte d'indulgence indis*
pensable. Est-ce que l'idéal dramatique ne pourrait pas se glisser sur
la scène par la même voie? Par la puissance de la musique, et une
surexcitation harmonique et libre des facultés sensitives, l'opéra pré*
dispose aux plus nobles sentiments; le pathos lui-môme n'est plus
qu'un jeu indépendant parce que la musique l'accompagne, et le mer-
veilleux qui est toujours toléré doit nécessairement rendre la marche
de l'action moins attachante.
Je suis très-curieux de voir le traité de Meyer, il doit naturellement
contenir beaucoup de choses applicables à la poésie.
Je me remets peu à peu à mon travail, mais par un temps aussi
afireux il est bien difficile de conserver l'élasticité de son âme.
Tâchez d'être bientôt libre, de venir travailler ici, et de m'apporter
du courage et de la vie. Schiller.
72 GOETHE ET SCHILLER.
Goethe à Schiller.
'Weimar, le 30 décembre 1797.
J'attends ce matin une société qui doit venir voir les travaux de
Meyer, je ne puis donc que vous remercier de votre lettre et de celle
de Humboldt que vous m'avez envoyée.
Moi aussi, je crois que s'il faut d'abord distin^er les genres avec
une précision rigoureuse, c'est surtout afin de pouvoir se permettre
plus tard quelques libertés dans l'application de ces lois. Travailler
par principes est tout autre chose que de travailler par instinct; et
une déviation de principes, dont on a reconnu la nécessité, ne peut
jamais être regardée comme une faute.
Au reste, je ne m'amuserai pas longtemps aux considérations théo-
riques; j'éprouve le besoin de me remettre au travail, et pour cela
il faut que j'aille m'asseoir sur le vieux canapé d'Iéna, car c'est là
mon véritable trépied'. Je prévois en général que, pendant toute
l'année prochaine, je me renfermerai autant que possible dans notre
cercle.
Je suis bien fâché de ce que votre chère femme n'ait pu s'arrêter
assez longtemps à Weimar,. pour faire un pèlerinage chez moi et voir
les trésors artistiques de Meyer. Si vous aviez pu assister dernièrement
à la représentation de Don Juan^ vous y auriez trouvé la réalisation des
espérances que vous aviez conçues de l'opéra. Mais aussi cette pièce
est-elle entièrement isolée, et la mort de Mozart a détruit la possibilité
de voir quelque chose de semblable» Goethe.
On voit que Tannée 1797^ si brillante pour l'auteur à'Hermann
et Dorothée y a été une année décisive pour Schiller. Sa seconde
période poétique, celle que les historiens littéraires de l'Allemagne
ne craignent pas d'appeler la période classique de son génie, s'an-
nonce manifestement dans les lettres qu'on vient de lire. Le grand
ouvrage qui Ta inaugurer cette période d'une manière éclatante,
Wallensteiriy a déjà subi dans la pensée du poète une transformation
complète. Le rapide essor d'Hermann et Dorothée a dégagé Schiller
des liens qui l'attachaient encore au monde de la prose. Délivre de
la théorie abstraite et de l'histoire prosaïque, il plane désormais dans
ces pures régions du grand art, où l'idéal et la réalité se combinent
avec une merveilleuse harmonie.
!• Goethe parle ici de l'appartement qu'il occupait chez son] ami Knebe)
dans le vieux château d*léna. C'est 1& qu'il descendait le plus souvent quand
il voulait se réfugier dans une complète solitude.
GCETHË ET SCHILLER. 7a
Au milieu des émotions de ce trayait intérieur, les deux poètes»
on l'a vu par leurs confidences , ont encore trouTé maintes inspi-
rations toutes neuves dans le champ de la poésie lyrique. Cette année
1797, Schiller l'appelait Vannée des ballades. De même que, Tannée
précédente, les Xénies s'envolaient gaiement à léna et gaiement
revenaient àWeimar ; pendant le printemps et l'été de 1797, maintes
ballades se croisaient sur cette même route si chère aux Muses alle-
mandes. C'est alors que Gœthe écrivait la Fiancée de Corinthe^ le
Dieu et la Bayadère, V Apprenti sorcier, et Schiller les Grues dlbi'^
eus, le Plongeur, le Gant, V Anneau de Polycrate, le Chevalier
Toggenbourg, le Chant funèbre dun Nadoessis , le Message à . la
forge. Il faut aussi rapporter à cette année d'autres poésies de Gœthe,
le tendre dialogue intitulé le Nouveau Pausias et sa Bouquetière,
l'élégie d' Euphrosine , où il jette tant de larmes et tant de fleurs sur
la tombe d'une jeune actrice de Weimar, Christiane Neuman ; enfin la
Métamorphose des plantes, où le grand naturaliste s'amuse à présen-
ter sous forme poétique Timportante découverte qu'il avait publiée
sept ans plus tôt avec toutes les démonstrations de la science. Quant à
son poëme sur la chasse dont il est question dans ces lettres, Gœthe
regretta plus tard de ne pas avoir obéi librement à son inspiration.
« J'avais projeté un nouveau poëme, une romantique épopée, dit*-il
dans ses Annales; le plan était déjà tracé dans toutes ses parties, et
malheureusement je n'en fis pas un secret à mes amis. Ils me dé-
tournèrent de mon projet, et aujourd'hui encore (Gœthe écrivait ceci
en 1822), aujourd'hui encore c'est une douleur pour moi d'avoir
écouté leurs conseils ; car le poète seul peut savoir ce que contient
un sujet, et quels trésors de charme et de grâce il peut déployer dans
l'exécution de son œuvre. » Au même chapitre de ses Annales
Gœthe mentionne aussi, mais sans exprimer aucun regret, son pro-
jet de poëme épique sur Guillaume Tell. Qu'avait-il .à regretter? il
avait abandonné son sujet à Schiller, et ce qui eût été une épopée
entre ses mains était devenu un drame entre les mains de son ami.
La poésie n'y perdait rien; c'est du moins ce que pensait Gœthe,
tout heureux du nouvel essor de Schiller et qui prenait plaisir à
regarder croître son inspiration comme une plante généreuse et
superbe. U y a une délicatesse bien touchante et une véritable gran-
deur dans l'amitié de Gœthe. Si j'avais pu citer ici toutes les lettres
de l'année 1797, on aurait vu avec quelle sollicitude il s'intéressait aux
ballades de son ami. Ce beau poëme des Grues dlbicus, il l'avait corn-
74 GŒTHE ET SCHILLER.
meDoé à Weimar ; mais Schiller s*eii occupe de son cAté. Âiusitôt
Gœthe oublie son œuvre et ne songe plus qu'à celle de Schiller ; ou
pkuiti la ballade de Schiller c*est la sienne propre, il y trayaille, U
donne ses idées, il perfectionne le petit drame que Schiller lui soumet
et Fembellit de toutes ses richesses. Et quels encouragements aussi
pour son Wallenstein l comme il soutient le poète en ses défaillances!
comme il double ses forces en lui montrant quel espoir il éTeilIe t
La composition du Wallenstein de Schiller, on le yenra par les let-
tres de Tannée qui ^ suivre, a été un des principaux événements de
la vie de Goethe. Ce grand homme, tant accusé d'égoïsme, pariait
avec une modestie singulière, lorsqu'il disait fièrement vingt ans
plus tard : oc J'ai marché par bien des chemins, nul ne m'a vu dans
le chemin de l'envie. »
(Lt soito à îa proditiiM Uvniioo.)
DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
SOUS L>NCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE
PAR CHARLES LOUANDRE.
TROISIÈME PARTIE.
I
LA. VIAR9C — PRODUCTION XT COKMCRaC DKS BC8TIADX.
«POTS. — CONBOIfMATIOH.
Nous nous sommes longuement étendu, trop longuement peatp*
être sur les oéréales, parce qu'elles forment la base de Talimenta-
tkn. Nous allons maintenant nous occuper de la viande, du pobsoo,
du sel et des boissons.
Aujourd'hui que la consommation de la viande a pris une exten-
sion eonsidénJ>le , Télève du bétail est devenu Tune des branches
les plus importantes de Tindustrie agricole, et c'est par une entente
habile des assolements, par l'extension des cultures fourragères, que
Ton cherche à maintenir la production au niveau des besoins de la
consommation. Tout le monde y trouve son compte, l'agriculteur, le
eonsomniateor, et la terre elle-même qui se nourrit du fumier des
animaux, comme l'homme de leur chair. Mais il n'en était pas ainsi au
moyen âge, et les conditions de l'élevage étaient tout à fait différentes.
L'agriculture sacrifiant tout aux céréales, et les pouvoirs publics la
poussant dans cette voie, les animaux de boucherie ne pouvaient le
jdus souvent se produire que dans les conditicms tout à fait primitives
de la culture pastorale, c'est-à-dire par le pâturage dans les bois, les
landes, les marais, et le parcours des terres arables après les récoltes.
L'immense étendue des terrains incultes, l'abandon fréquent des meil-
«. Voir les 38*, 39* et 40* Livraisons.
70 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
. leures terres elle^-mèmes, par suite du malheur des temps et de la
ruine des campagnes, auraient pu, même dans les temps les plus
désastreux, créer des ressources pour le bétail ; car les animaux,
au milieu de ces terres délaissées, trouvaient encore leur nourriture
quand Thomme avait cessé de trouver la sienne, mais ces ressources
ne furent ni comprises ni exploitées ' .
La plus grande partie des terrains qui pouvaient servir à cette
culture pastorale dont nous venons de parler appartenait aux sei-
gneurs ; c*était donc à eux seuls qu'appartenait par cela même le
droit d'y régler le pâturage ; quelques-uns se réservèrent exclusive-
ment ce droit , et rendirent par là Félevage impossible à leurs vassaux.
D'autres, et ce fut le plus grand nombre, l'aliénèrent au profit des
paroisses ou des communes, tantôt moyennant le prélèvement d'un
certain nombre de têtes de bétail, par troupeau et par année, tantôt
moyennant un abonnement payé par la paroisse entière^. Ces rede*
vances ne semblent pas en général avoir été fort onéreuses en elles-
mêmes ; mais elles n'en donnèrent pas moins lieu à une foule d'abus.
De même que l'on avait soumis indistinctement aux droits de bana-
lité pour les moulins et les fours les propriétaires des terres sujettes
à cette banalité, lorsqu'ils ne résidaient pas sur les lieux, de même
on soumit souvent aux droits de pâturage les habitants qui n'avaient
point de bestiaux. Cette exigence féodale fut, entre autres, légalisée
dans la Normandie par un arrêt de l'échiquier de cette province, en
date de 1221. Quand le prix de l'abonnement n'était point acquitté,
1. De tous les animaux de boucherie, les porcs paraissent avoir été de
beaucoup les plus nombreux. L'usage où étaient les Gaulois d*en élever de
grands troupeaux à l'état presque sauvage s'était conservé dans la France
féodale. On les laissait vaguer dans les bois, comme le témoignent les actes
relatifs aux droits de glandée. On en élevait aussi dans l'intérieur même des
villes, comme le témoignent encore les amendes de police prononcées par
les administrations urbaines, pour dégâts conmiis par des pourceaux. Quant
aux bœufs ils étaient avant tout des animaux de travail ; dans presque toute
la France, on les employait exclusivement aux labours, ce qui occasionnait
de grands embarras quand des épizooties sévissaient sur l'espèce. C'est ainsi
qu'en 1751, les habitants du Berry ayant perdu leurs bœufs essayèrent, sans
pouvoir y réussir, de labourer aveô des chevaux, ce qui dut nécessairement
les obliger à laisser une bonne partie de leurs terres en friche. Voir, dans la
collection Joly de Fleury, t. 286, p. 318, une lettre de l'intendant du Berry en
date du 0 mars 1751.
2. Voir Du Cangc : Glossaire, au mot Appcmagium,
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE, 77
le seigneur pouvait confisquer les animaux à son profit ; il les con-
fisquait également pour les moindres dégâts qu'ils avaient commis
sur ses terres, et même quelquefois pour le simple passage.
Au moment de Taffranchissement des communes, un grand nombre
de terres vagues et de marais furent concédés en toute propriété aux
habitants ; là où la propriété n*était point concédée, lesdroitsde pâtu-
rage furent adoucis ou même supprimés ; mais comme les communes ne
représentaient guère que le cinquantième des localités du royaume,
la féodalité resta maltresse de la plus grande partie des pâturages.
Aucun travail d'amélioration n'y fut tenté jusqu'au règne de Henri IV.
Les marais restèrent à l'état de fondrières ; la grande quantité de
moulins qui se trouvaient sur les cours d'eau et qui appartenaient aux
seigneurs ne permettant point d'entreprendre des travaux de dessè-
chement ou submergeant par la retenue des eaux les terres rive-
raines , les pâturages naturels étaient par cela même réduits à fort
peu de chose.
Outre les droits de pâture la féodalité prélevait encore, suivant les
lieux, une foule de redevances soit en argent, soit en nature. Dans le
Dauphiné les moutons payaient le pulveraticum, à cause de la pous-
sière qu'ils soulevaient en passant sur la terre du seigneur; ailleurs
oa payait V agnelage pour les agneaux qui naissaient ou pour ceux
que l'on tuait; le brebiage pour les brebis pleines; le vif herbage^
consistant, tantôt dans la dixième, tantôt dans la vingtième ou la
vingt-cinquième tète à prendre sur chaque troupeau de moutons qui
se trouvait la nuit de Noël sur la juridiction du seigneur' ; le came'
loge ou charriage qui consistait, soit en une somme d'argent, soit en
un certain nombre de tètes de bétail levées sur les troupeaux, soit
enfin dans l'abandon fait au seigneur de quelque partie de l'animal
que l'on venait d'abattre; pour les bœufs, c'était ordinairement la
langue; pour les porcs, c'étaient les pieds, les janlbes ou la tête;
c'était aussi dans quelques fiefs un petit pourceau sur chaque portée
de truies. Non-seulement le vassal devait donner à son seigneur une
certaine part des animaux qu'il avait élevés, mais il y avait même des
localités où il était obligé de payer une certaine somme pour avoir
le droit de manger leur viande. C'est ainsi qu'à Dreux, aucun habi-
tant, s'il n'était agrégé à la commune, ne pouvait avoir du lard
{. Coutumes de Ponthieu, art. 92; de MontreuiU 55; de la prévôté de
Vimeux, 3-4.
78 BE L*ALIMENTATICN PUBLIQUE
en son saloir après la SaintrMartin d'hiver, sans payer des rede»
Taaces au seigneur ^ Dans un grand nombre de seigneuries le cboix
des animaux reproducteurs, si important pour l'amélioration des
races, n'était pas même laissé aux cultiTateurs. Il y arait des béliers,
des taureaux, des yérats baniers auxqueb les vassaux étaient obligés
de conduire leurs brebis, leurs truies ou leurs vaches. Les couvents
de femmes exerçaient aussi ce singulier droit de banalité , et l'on
cite, entre autres, les religieuses d'Origny-Sainte-Benoito qui tiraient
de leur taureau un revenu assez important, et qui s'en étaient stricte»
ment réservé le monopole*
Aussi inventives que les seigneurs en fiiit de mesures fiscales, les
villes avaient établi sur le bétail de nmnbreuses redevances; elles
prélevaient d'abord des droits d'octroi pour la viande consommée
sur place, plus des droits de transit sur les animaux qui les traver-
saient pour se rendre dans d'autres localités. Quelquefois même,
comme à Beauvais, elles établissaient sur les bouchers des impôts
pour les achats en gros, pour la vente en détail, pour les cuirs et
pour les graisses ^. Il y avait en outre les frais de visite pour s'assurer
que les animaux sur pied n'étaiait atteints d'aucune maladie, et les
frais d'inspection des viandes dépecées, pour constater qu'elles avaient
été préparées d'une manière convenable, car c'était un axiome de
notre ancienne poliœ, que tout ce qui entre au corps humain doit
être sain et loyal. On poussait même si loin la précaution à cet égard^
que dans certaines villes on avait créé des commissaires spéciaux
chargés d'inspecter la langue des porcs, parce que ces animaux étaient
réputés sujets à la lèpre^ îk que, d'après l'opinion générale, on croyait
pouvoir s'assurer, par l'examen de leur langue, s'ils étaient ou non
menacés de cette maladie.
Quant aux impôts généraux établis sur la viande et perçus au
profit du trés(»r royal, on les voit paraître d'une manière à peu près
fixe et permanente à partir du quatorzième siède*
Dans la Ciaule romaine nous trouvons une contribution sur le
bétail, nommée scriptura, mais elle ne porte que sur les bestiaux
admis à pâturer dans les donMines des empereurs, et par cela même
elle se réduit à une sorte de fermage payé par des usagers à leur
i. Ce fait est consigné dans l'onTrage intitulé : Documents historiques sur
le comté et la viUe de Dreuss, par €. Lefèvre. Chartres, 1859, 1 vol. in-8*.
2* Recueil des ordonn,, t. XVH, p. 366.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 79
propriétaire* Nous ne pouvons préciser oe qui se fit sous les deux pre-
nàères races et les premiers Capétiens, mais sous le règne de Philippe
le Bel, de Charles lY, de Charles V, nous trouYons un impôt per-
manent établi sur la Tente des porcs, des moutons, des Taches et des
boeufe ^ ; c'était comme une sorte de capitation, d'impôt personnel
payé par les animaux, qpie l'on désignait sous le nom de pied fotdt^
thé; il était perçu par les commis des fermes, dans la ciroonscrip-^
tioD territoriale où les aides aTaient cours, sur l'entrée ou la sortie
aux firontières du royaume, la circulation intérieure de prorince à
proYinoe, les Tentes et achats , et les approriaionnements des bou-
cheries. Pour faciliter la perception, l'ordonnance de 1680 enjoi-
gnit aux bouchers de marquer leurs bœufs. Taches et moulons,
de déclarer chaque année aux fermiers des aides de quelles mar->
qoes ils Toukient se s^ttût et de donner à ces fenniers un acte
notarié sur lequel se trouTait le dessin de cette marque. Il leur
tut défendu ^, en outre, d'acheter par quartiers des Tiandes abat-
tues, attendu que les droits étaient différents pour les bœufe, Ta^
ches et taureaux, et que la Tiande une fois coupée, on ne pouTait
plus reconnaître à quelle catégorie elle appartenait , et par cela
même percoToir exactem^it l'impôt'. Cet impôt, extrêmement
Tariable et réglé uniquement sur les bescûns du trésor, sans que les
intérêts de l'agriculture aient été la plupart du temps ocMisultés, fut
quelquefois excessif et quelquefcns aussi m<»nentanément suspendu
dans les moments de crise* Outre les aides qui furmt totalisées et
réunies par l'ordonnance de 1680, d'où est Tenu le nom de droits
réunis j le bétail payait à Paris au dix-huitième siècle les drcHts de
domaine et de barrage, le Tingtième de l'hôpital, la ferme générale,
les droits de la Tille et ceux de l'hôpital général, distincts du ringtîème
dont nous TaQM>ns de parler ; un droit de sou pour liTre préloYé sur toutes
les Tentes, ainsi que sur les bestiaux échangés ou pris en pay^nent; les
droits des officiers des marchés, telsque les jurés Tendeurs, les contrô-
leurs aux boucheries créés en i704 à Paris et dans les principales TÎUes
du royaume, et les inspecteurs des Teaux créés en 1730, au nombre de
quatre-Tingt-cinq. Dans les temps ordinaires, ces diTerses contribu-
i. Tiecueil des ordonnances, t. XVI, préface, p. h^, note 1«
2. Entre autres par ud arrêt du conseil d*État en date du 27 fëv. 1723.
3. Lefebrre de La Bellande^ Traité générai des Droits d'aides^ première partie,
p.78, 79.
80 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
lions réunies ne donnaient pas un total très-élevé, puisque ce total
pour Tannée 17S7 montait seulement à 14 livres, 4 sols, 6 deniers,
3/10 par tête de bœuf, non compris le sou pour livre sur la vente;
mais ce qui les rendait vraiment désastreuses, aussi bien pour Tagri-
culture que pour la consommation, c'étaient les formalités sans nom-
bre auxquelles les contribuables étaient astreints pour la perception ;
les contraventions que rendaient presque inévitables la multiplicité
et la minutie des règlements et des tarifs, les amendes excessives
et les saisies qui en étaient la suite. Ainsi les veaux et génisses étant
réputés bœufs ou vaches à l'âge de six mois , et payant comme tels,
il fallait, par-devant les commis, constater leur âge, et, qu'on nous
passe le mot, leur constituer une sorte dëtat civil. Quand le trésor,
d'ailleurs, avait besoin d'argent, on recourait à des mesures extrêmes,
afin d'augmenter les recettes ; on taxait la viande daus le but unique
d'élever l'impôt , en élevant le prix de la matière imposable. On
trouve en 1787 un curieux exemple de ce fait. Dans le courant de
cette année , le prix de la viande, qui d'abord avait été fixé à huit
sols, fut porté à douze, ce qui donna près de 18 millions au trésor
sur cette seule denrée ^
De toutes les villes du royaume, Paris était, sans aucun doute,
celle qui consommait proportionnellement le plus de viande. La
vente des bestiaux était soumise aux mêmes conditions que la vente
des blés. Une zone de prohibition était tracée autour de la capitale;
et dans le rayon de cette zone il était défendu aux éleveurs de vendre
et aux bouchers d'acheter. Les bestiaux devaient être conduits sur les
marchés, et une fois arrivés là ils restaient exposés en vente, jusqu'à
ce qu'ils eussent trouvé des acheteurs, sans qu'il fût permis de les
ramener dans les lieux d'élevage et de les remettre à l'engrais'. Les
transactions étaient limitées aux besoins de la consommation journa-
lière, et toutes les mesures de police avaient pour objet de maintenir
des prix très-bas dans l'intérêt exclusif des habitants, ce qui pro-
duisait pour la viande- les mêmes résultats que pour le blé, et restrei-
gnait l'élevage en enlevant aux fermiers des prix rémunérateurs.
1. Moniteur de i789, n9 57.
2. Ces dispositions sont à diverses reprises confirmées, pour les seizième,
dix-septième et dix-huitième siècles, par des ordonnances de police com-
prises entre les années 1547 et 1724. Voir: Bib. imp., mss. Collection De-
lamarre, 1 109 - 5, 6. — Dalloz, Répertoire de jurisprudence, au mot Bou-
cheriem
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 81
Les quelques ayantages qui étaient accordés aux éleyeurs,. tels que le
droit exclusif de Tendre au comptant, s'ils le jugeaient convenable, ou
de faire privilégier leurs créances pour les ventes à terme, la défense
de saisir leurs bestiaux ^ ne compensaient pas les inconvénients
que pouvait offrir la réglementation dont nous venons de parler.
Aussi, pour échapper à cette réglementation, les éleveurs et les bou-
chers se portèrent-ils, d'un commun accord, en dehors de Paris et
de la zone de prohibition. Des marchés s'établirent au dix-septième
siècle, à Poissy , pour les bestiaux normands ; à Bourg-la-Reine et
puis à Sceaux, pour les bestiaux de la Beauce. Ces marchés autorisés
par les rois se sont maintenus jusqu'à notre temps^. Du reste, sous
l'ancienne monarchie , les avantages que pouvaient offrir aux fer-
miers, aux bouchers et aux consommateurs les marchés de Poissy et
de Sceaux, et les foires établies sur divers points du territoire, ces
avantages, disons-nous, étaient sans cesse paralysés par une série de
fousses mesures ou Texagération des droits fiscaux. On en trouve un
curieux exemple au milieu du dix-huitième siècle. De 1747 à 1751
une épidémie très-meurtrière exerça de grands ravages dans plu-
sieurs provinces. Ce mal, qui dans les cinquante années précédentes
avait régné à diverses reprises pendant d'assez longs espaces de
temps, nous paraît avoir tenu surtout à l'appauvrissement des races,
à la mauvaise nourriture, au défaut de soins; mais, au lieu d'en
chercher le remède dans une alimentation plus saine, dans des con-
ditions hygiéniques plus favorables, on eut recours à la séquestration
du bétail et à rétablissement de véritables cordons sanitaires. Défense
fut faite de laisser passer les animaux d'une province dans une autre.
On supprima les foires, et il en résulta une telle disette de viande
que le fournisseur de l'Hôtel-Dieu de Paris réussit à peine à se pro-
curer l'approvisionnement de cette maison. Les bouchers réclamè-
rent avec instance auprès du parlement le rétablissement de la circu-
lation du bétail et celui des foires, en affirmant qu'il leur était
impossible de subvenir aux besoins du public; mais, au lieu de faire
droit à leur juste demande, on chargea les intendants d'une enquête
sur la situation du bétail dans les provinces; cette enquête dura
1. La vente au comptant fut autorisée en 4392; la défense de saisir les
bestiaux fut renouvelée entre autres en 1676, 1683, 1690, 1701.
2. Sur rétablissement de ces marchés : E. Levassear, Hist des classes labo-
rieuses^ t. II, p. 308-309.
Tome XI. — 4i* LirraiMii. 6
» DE L'ALIMEIfTATION PUBLIQUE
plusieurs mois, et pendant ce temps Paris continua h manqua de
Tiande^
Les règlements auxquels était soumise la boucherie, tant par la
législatioD générale que par les statuts particuliers du métier, n'étaient
guère plus fayorables au bien-être public. Partout où il existait des
corporations, les statuts se perdaient dans les détails les pKis nrinvh-
tieux. Us s'attachaient surtout à prérenir les fraudes et à garantir In
bonne qualité des viandes, et sous ce rapport ils atteignaient leur
but^, quoi qu'ils eussent exagéré souTent les précautions sans aucune
espèce d'a^ntages; mais en cherchant à assurer les approrisionne-
ments on perdait complètement de Yue que ce n'étaient point les
1. Toir, sur cette affaire, Ki Coïï. Joly de Fîewryy t. GGLXXXVI. Le dossier
contient un tableau des fbires aux bestiaux en i7oi, et la correqKttdanee das
intendants relative à la production du bétail dans les provinces. —-Nous indi-
querons aussi, dans le mûme Recueil, t GGXC, une pièce de vers fort médiocre
conune poésie, mais intéressante au point de vue historique, en ce qu'elle
constate l'état de misère où se trouvait Paris en 1751. L'auteur, nommé Huet,
avait remis ses vers à l'un des membres du parlement au moment où une
députation de cette conr souveraine se rendait aupvès du roi» Le parlement
ne crut pas devoir infoimer, mais il obtint une lettre de cachet ainsi eonçue :
« De par le roy,
« n est ordonné d^arrèter le sieur Huet, et de le conduire dans la prison
de ••• Enjoint Sa Majesté au geôMer de l'y recevoir et garder jusqu'à nouvel
ordre.. Fait à Versailles^ le 25 décambre 17^1. Louis.
Ei plus bas : «De Voter D'AfiOENBON. >
A l'occasion de son aneslation, Baetadressaau parlamait une supplique dans
laquelle il cherchait à s'excuser, en disant que s'il avait composé des vers^
c'est qu'il avait pour sa part grand'peine i vivre à cause de la cherté des den-
rées, et qu'il était grandement affligé « de la misère, des haillons, de la nu-
dité, et du pain noir comme chapeau qu'il voyait manger à la campagne. >
Con.Joly de Fleury, t. GGXG, liasse 3049.
2. Les principales dispositions relatives à la salubrité, ceDes qui se retrou*
vent À peu près partout, sont celles-ci : — Les animaux venus du dehors» après
avoir parcouru une certaine distance, ne pourront être tués qu'après un jour
de repos, et après que les jurés les auront vus boire et manger; — les chairs
ne seront point exposées en vente avant d'être refroidies; — les bétes qof
auront mis bas ne pourront être mises en vente qu'après un délai de six
semaines; — les individus qui élèveront des porcs veilleront à ce que ces
animaux ne mangent point le sang que les barbiers auront tiré aux malades;
— on ne travaillera point pendant la nuit à dépecer ou à parer les viandes,
de peur qu*clles ne soient souillées par l'huile des lampes ou le suif des tor-
ches ; — les viandes déclarées malsaines seront confisquées ou détruites.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 83
boacbers qui pouTaient assttrer Tabondance, et on les sotlmetiait à
tant d'entraves, de prescriptions et de restrictions, qu'en paralysant
leur commerce, on tarissait dans sa source la production agricole ellè-
m£me. Les règlements des administrations municipales enchérissaient
encore sur la rigueur des statuts industriels, et, pour ne citer qu'un
exemple, nous rappellerons une ordonnance des capitouls de Toulouse.
Ces magistrats araient décidé que pour les races ovine et bovine
9 ne serait vendu dans leur ville que des animaux mâles, les Vaches
et les brebis étant exclusivement réservées pour les faubourg».
En ISS8, deux bouchers toulousains ayant contrevenu à cette pres^
cription furent condamnés à faire amende honorable, à genoux, téfe
nue, en chenrise, une torche à la main, et on leur défendit, ainsi
q[n'aux autres bouchers, de vendre à Tavenir des brebis et des vaches
<bns la ville, sous peine de la vie.
Lorsque Ton étudie Y Histoire de la boucherie de Paris ^ c*est-à-^re
de la ville la plus riche et la plus favorisée du royaume, on est frappé
des efforts que font sans cesse les pouvoirs publics pour assurer fap-
prcmstonnement, et Ton reconnaît de suite par la multiplicité des
actes législatifs et par leur rigueur combien cet approvisionnement
était difficile. Après avoir formé pendant le moyen âge une <^of po~
ration puissante et une sorte de république qui ne reconnaissait
d*aiitre autorité (^^ celle des officiers qu'elle avait élus. Tes bouchers
de Paris furent dépouillés en 1587 de leurs antiques privilèges ^ ïeurs
statuts furent abrogés, on supprima la charge du grand maître
électif qui les avait régis jusque alors presque souverainement, parce
qu'on tes accusait de profiter de la position exceptionnelle qui leur
était faite pour accaparer et se procurer des bénéfices excessifs. SbuB
Fempire du régime où les plaça l'organisation de 1387, ils relevèrent
fout à la fois du roi , du parlement et des échevins. Mais cette modi-
fication toute bureaucratique ne produisit aucun résultat, et elle ne
pouvait pas en produire, parce qu'elle laissait subsisteif dans leur
ensemble les conditions désavantageuses oi!r se trouvait placée la pro-
duction. La capitale n^en fut ni phis (kcilement ni plus abondam-
ment approvisionnée. Quand la viande manquait à Paris, on ne i^hi-
f . Eo ce qui conoffntë ^A booehéfle de Fttrid> ilous noni en tei»)il8 e^éki'>
sivement à Tappréciation économique des faits généraux, et nou» renvoyons
pour les détails au Traité de la police, de Deiamarre> aux articles publiés par
M. Ch. Livet dans le Moniteur des 6, 7 et S mars 1858, et au Recueil des
ord., t. m, p. 259 ; VI, p. 590 ; XVII, p. 458 ; XIX, p. 203 et suiv.; 558 ei suiv.
84 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
quiétait pas de sayoir si les bestiaux manquaient dans les campagnes;
on s'en prenait aux bouchers de la dherté et de la rareté, de même
que Ton s*en prenait aux boulangers de la cherté du pain, et on leur
enjoignait, sous les peines les plus sévères, de pourvoir aux besoins
de la consommation. Cet ordre, souvent répété, leur fut donné entre
autres le 8 août 164S som peine de la vie. En 1653, parut une nou-
velle ordonnance qui leur enjoignait de quitter Paris dans les vingt-
quatre heures, et cette fois encore, sous la même peine, si dans ce
délai ils n'avaient point garni leurs étaux. Mais comment les garnir?
C'était là le point essentiel, et c'était aussi celui que les ordonnances
ou arrêts ne prévoyaient pas \
Pour que les approvisionnements en viande eussent été assurés, il
eât fallu dans l'agriculture elle-même une réforme radicale ; il eût
fallu garantir aux populations des campagnes plus de bien-être et de
ressources pécuniaires , favoriser les cultures fourragères au lieu de
les interdire, changer les conditions des baux, alléger les tailles et les
aides, activer la production agricole en lui donnant pour auxiliaire la
liberté du commerce; mais rien de tout cela n'avait lieu. A part
quelques années d'abondance relative, sous Henri IV et sous l'ad-
ministration de Colbert ^, on voit que depuis le seizième siècle jus-
qu'à la révolution la viande a été rare en France , et si quelque
amélioration s'est produite sous le règne de Louis XVI, quelques
grands centres et surtout Paris [en profitèrent seuls. C'est qu'en
effet l'état si longtemps malheureux de l'agriculture ne pouvait pas se
modifier en quelques années ; il étendait sur tous les produits du sol
la solidarité de la misère, et, comme le dit une ordonnance du
8 octobre 1S71 : a Quand d'infinies terres du royaume étaient sans
culture, et les autres mal cultivées, les hommes, bœufs, vaches
et autre bétail diminuaient grandement, d Deux siècles après cette
ordonnance, Forbonnais constate à diverses reprises la rareté des
bestiaux. Il nous apprend qu'en 1764 , sur une grande partie
de la France, dans les fermes exploitées par des baux à cheptel,
on ne trouvait plus d'animaux de boucherie, les propriétaires ne vou-
lant plus en confier aux cultivateurs, à cause des saisies qui étaient
faites à chaque instant par les collecteurs des tailles ^; qu'en 1716 la
rareté des espèces était si grande, que le beurre et le firomage man-
1. Forbonnais, Recherches sur les finances, 1. II, p. 2i5«
2. Id. Ibid., t. n, p. 215.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 85
quaient ' ; que les taxes sur la viande avaient fait considérablement
diminuer le prix des herbages ^ ; que les vaches tendaient à dispa-
raître, parce que, en les soumettant à des droits d*entrée plus faibles
que ceux qui frappaient les bœufs, on en avait encouragé la des-
truction; enfin qu*en 17S8 les baux à cheptel n*existaient plus
dans plusieurs provinces , à cause des droits de contrôle dont ils
étaient frappés à chaque renouvellement, ce qui constituait pour les
preneurs une charge très-lourde, attendu que ces baux n'étaient que
de quatre ans dans les domaines abandonnés , et de deux ans seule-
ment dans les autres. Or, les cultivateurs n'étant point assez riches
pour acbeter le bétail d'exploitation , il s'ensuivait une disparition à
peu près complète. La diminution des animaux réagissait par le
manque de fumiers de la manière la plus fâcheuse sur la culture des
céréales, et de la sorte on tournait sans cesse dans un cercle vicieux
d'où il était impossible de sortir.
En présence de cet état de choses, que faisaient les pouvoirs
publics? Ils prenaient des mesures qui pouvaient bien apporter
quelques adoucissements momentanés , mais qui, en définitive, lais-
saient subsister toutes les erreurs de la législation économique et
toutes les misères qu'elles traînaient avec elles. Voici les plus impor-
tantes de ces mesures :
Défense est faite de saisir les bestiaux, tant pour les dettes des par-
ticuliers que pour celles des communes; seulement, lorsqu'il s'agit du
non-payement des tailles, le fisc peut saisir à son profit le cinquième
des animaux d'une même exploitation '•
L'exemption de la taille est accordée à ceux qui repeuplent les
domaines abandonnés *.
En temps d'épizootie, il est ordonné aux vétérinaires de visiter les
bestiaux deux fois par semaine ^.
Défense est faite aux fermiers de vendre , pour la boucherie , des
veaux ou des génisses ayant plus de huit ou dix semaines, des vaches
pouvant servir encore à la reproduction, ou des agneaux en dehors de
certaines époques de Tannée *.
i. Beeherehes sur les finances, U III, p. 251.
2. Id. IbiéL, 1. IV, p. 158.
3. Déclaration du roi, du 6 nov. 1683, renouvelée en 1690 et 1696.
4. Édit de janvier 1713.
t. Année 1745.
6. Années 1713, 1720, 1730, 1736, 1737.
86 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
U e»l défendu, pour prévenir la cachexie aqueuse » de faire pâturer
les looutoos dans des terrains submergés*
autorisation est accordée à tous les éleveurs d'exporter en fran^
cbise hors du royaume quand le bétail est abondant, et d'importé
quand il est rare ^
C'étaient là des palliatifs , ce n'étaient point des remèdes ; aussi la
France fut-eile presque toujours tributaire des nations voisines
pour l'importation du bétail, à tel point qu'en 1788 la moitié das
animaux de boucherie abattus chez nous étaient fournis par les
étrangers*
On conçoit que dans de pareilles conditions la consommation de
U viande ait été fort restreinte , et nous ne pouvons mieux faire que
de répéter ici, en les acceptant sans réserve aucune, les appréciations
qu'a données à ce sujet M. Dareste de la Chavanne. D'après ce
savant économiste, que nous citons à peu près textuellement, l'usage
de la viande ou tout au moins de la viande de boucherie, presque
ignoré dans plusieurs provinces au temps où les intendants firent
leurs mémoires , était encore très-rare à la fin du siècle dernier. —
On estime que vers 1700 la consommation s'élevait à peine, pour les
trois quarts au moins de la population , à une livre par tête et par
mois. Encore en établissant cette moyenne faut-il faire cette réserve,
qu'à l'exception du porc, la nourriture par la viande était le privilège
de quelques grandes villes, et dans ces villes elles-mêmes le luxe de
certaines classes. A la fin du dix^huitième siècle, Paris en consommait
par tête de six à sept onces par jour, d'après Lavoisier, les autres villes
quatre onces et les campagnes deux^. C'était peu de chose sans doute
qu'une consommation aussi restreinte, et cependant l'agriculture
française se trouvait dans une situation tellement défavorable,
qu'elle ne pouvait pas même y suffire ; ajoutons que la gabelle du sel
tendait aussi à restreindre singulièrement la consommation, et
qu'elle rendit souvent dans les cas de disette l'importation des salai-
sons tout à fait impossible, attendu qu'en vertu d'une ordonnance de
Louis XIII, en date de 1639, les marchands français et étrangers ne
pouvaient introduire dans le royaume aucun lard salé qui n'eût été
préparé avec le sel pris dans les greniers du roi ^.
i. Année 1737.
2. Voir Histoire des classes agricoles de France, Paris, 1854, in-S», p. 281.
3. Eectieil d'édits et ordonnances royaux, augmenté sur l'édition de Pierre
Néron et Etienne Girard, 1720, 2 toI. in-f.; 1. 1., p. 884 et suiv. Cette défense
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 87
n coaivient du reste de £ûre remarqua: que, malgré ses aTaotages
alimentaires, la viande de boucherie ne jouissait pas, si Ton peut
parler ainsi, de l'estime qu'elle méritait, et qae A la production n'en
était pas plus active, cela tenait peut-être et pour beaucoup aux lois
de l'Eglise sur l'abstinence et la stricte observation des jours maigres»
En effet, l'interdit rigoureux jeté sur la viande pendant au moins
cent soixante jours de l'année avait dû , dans des temps de foi vive,
jeter une sorte de défiveur sur cette nourriture; et comme preuve,
c'est que nous voyons sous le règne de Charles Y des bourgeois de
Paris qui n'appartenaient ni au clergé, ni aux ordres religieax,
s'abstenir complètement de viande, même dans les temps ordinairei.
Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que l'observation du maigre qui
est uniquement aujourd'hui une affaire de oonsdence, et ne relève
que de la pénalité spirituelle de l'Église, était au moyen âge une loi
de l'État; que Charlemagne, dans ses capitviaires^ décrète la peine de
mort contre ceux qui feront gras les jours où l'usage de la viande esit
interdit, et que dans le dixnseptième siècle même, en 1626, cette
peine terrible fut pron(»icée par les échevins de Saint-Claude , en
Franche-Comté, contre un malheureux qui, pendant une disette,
avût ramassé dans les champs, en temps de carême, un veau mort
de pauvreté^ ce sont les mots de la sentence, et en avait mangé quel-
ques morceaux. La multiplicité des jours maigres était d'ailleurs un
grand obstacle d'une part à la production du bétail , de l'autre au
commerce de la boucherie , puisqu'il y avait d'un côté comme de
l'autre suspension absolue de commerce pendant près de la moitié de
l'année.
Quant aux viandes autres que celles de boucherie, telles que
volailles, lapins, venaison de toute espèce , elles paraissent avoir été
dans les classes riches et privilégiées , mais seulement dans ces clas-
ses, l'objet d'une assez grande consommation; on trouve en effet
parmi les redevances féodales une très-grande quantité de chapons de
cens ; on trouve de nombreuses garennes, de nombreux colombiers ;
mais le droit de garenne était un droit seigneurial , dont la noblesse
profitait seule ; il en était de même du droit de colombier. On pous-
sait si loin la séparation des castes, on établissait partout de si Inxarres
d'introduire des viandes salées^ on de les faire circuler entre les diverses
provinces^ fut renouyelée par arrêt du 29 Juin 4688. Il n*y eut d'exception que
pour ies jaaibons de Mayence et de Rayonne, les cuisses d'oie et les langues
qui pouvaient circuler en payant les droits des cinq grosses fermes.
88 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
distinctions, que la plupart des coutumes avaient résenré aux seigneurs
haut-justiciers , ou à ceux qui possédaient cinquante arpents en fief ,
le droit d*ayoir des colombiers à pied, c'est-à-dire des colombiers bâtis
en forme de tour^ avec des nids depuis le rez-de-chaussée jusqu'au
sommet. L'agriculture se trouTait ainsi dépossédée de toutes c^ res*
sources accessoires qui font aujourd'hui l'aisance de nos campagnes.
En comparant les divers règnes de notre histoire au point de Yue
du sujet qui nous occupe, un fait nous a frappé, c'est que, depuis
le treizième siècle jusqu'à la réyolution, Henri IV est sans contredit
celui de tous nos rois qui s'est occupé , avec le plus de sagesse et
de profit, des mtéréts de Tagriculture et du bien-être des popula—
tions ; c'est lui qui s'est efforcé le premier de réaliser pour les classes
pauvres le problème de la vie à bon marché; c'est luiquiparmi
tous les souverains de sa race est resté le plus populaire; mais ce
qui lui a valu cette gloire, ce n'est ni la liberté de conscience
proclamée dans les lois, ni la pacification .de la France, ni l'abais*
sèment de l'Espagne, c'est la poule au pot du dimanche — his-
toire ou légende — qui a grandi son nom dans la mémoire recon-
naissante du peuple. Singulier témoignage des misères du passé;
car la poule au pot du dimanche^ c'était un idéal irréalisable pour
ce pauvre peuple qui tant de fois avait manqué de pain !
II
LE POISSON. RÈGLEMENT A'nON DE LA PÊCHE.
IMPOTS ET CONSOMMATION.
Dans les premiers siècles de l'Église, l'esprit de macération était
porté à SCS dernières limites. Pendant le carême on vivait de pain,
de légumes , le plus ordinairement crus, et, ainsi que le dit l'auteur
du Traité des dispenses ^, « ou ne se permettait que des poissons
imparfaits, ceux qui n'ont point de sang, comme les huîtres, les
moules, les écrevisses , les sèches. » Par la suite des temps on se
relâcha de cette extrême sévérité. Au seizième siècle, des dispenses
furent accordées aux malades et aux infirmes. L'Hôtel-Dieu de Paris
obtint le privilège de vendre de la viande en carême, et en 1774, le
1. Traité des dispenses de carême^ par le docteur Philippe Hecquet.
Paris, 1709, in-i2.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 89
droit de Tente fut étendu à tous les bouchers , avec la seule réserve
que le prix de la viande serait frappé d'une surtaxe , au profit des
hôpitaux. Quoi qu'il en soit, l'usage pendant les périodes d'absti-
nence en fut toujours très-restreint, et le grand nombre des jours
maigres, qui s élevait, ainsi que nous l'avons dit, à plus de cent
soixante dans l'année, donnait au poisson une très grande importance.
C*était là, d'ailleurs, à toutes les époques, une ressource d'autant plus
foécieuse qu'elle échappait par les conditions mêmes de sa produc-
tion aux influences destructives qui frappaient sans cesse les denrées
agricoles , céréales ou bestiaux ; mais on fut loin d'en tirer le parti
qu'on pouvait en attendre, et ici encore, quand la nature créait
l'abondance, l'homme créait la disette.
D serait fort difficile , pour ne pas dire imposible , de constater aux
époques reculées de notre histoire, pour quelle part la pèche maritime
et la pêche fluviale pouvaient contribuer à l'alimentation publique.
Ce qu'il y a de certain, c'est que la pèche maritime, qui est de
beaucoup la plus importante, resta jusqu'au seizième siècle réduite à
la petite pèche cfttière. Elle ne commença à prendre un certain essor
que vers 1S04, époque à laquelle nos pêcheurs firent des armements
pour Terre-Neuve , mais toujours dans une proportion beaucoup
moindre que ceux que faisaient les Hollandais; car la faiblesse de
notre établissement maritime était telle, qu'en 1669 nous possé-
dions à peine, tant pour la grande pêche que pour le commerce au
long cours, six cents navires, tandis que les Hollandais en possé-
daient seize mille ^
Le mauvais état des routes, le manque de communications rapides
et suivies entre les divers points du territoire, rendaient le transport du
poisson frais presque impossible à de longues distances, et ce trans-
port entre le littoral et les villes de l'intérieur n'était guère orga-
nisé que pour Paris d'une manière régulière ; il fallait donc, pour
expédier les produits de la pêche maritime , recourir aux salaisons, à
Tenfumage, et c'est par ce motif que la plus grande partie de la con-
sommation portait sur les espèces qui se prêtaient le mieux à ce
genre de préparation, c'est-à-dire sur les maquereaux et surtout sur
les harengs. .
Les plus anciens documents qui nous soient connus sur la pêche
i. Dépêche de M. de Pomponne, ambassadeur en Hollande, citée par For-
bonnais. Recherches sur les finances, t. III, p. 5. ^ Les natires qui, dès 1504,
00 DE UALIM£I^TATION PUBLIQUE
du hareng en France remontent au onzième fiiède et ee rapjiorteat
à la Normandie ^ On peut croire en e&t que c'est aux habitants de
cette province que l'on doit chez nous Tintroduction en grand de
cette pèche , car ces fils des Scandinaves avaient dû garder dans leur
nouvelle patrie le souvenir des ressources que le hareng offirait aux
riverains des mers du Nord , et par leur pratique plus grande de Ja
navigation ils devaient mieux que personne se trouver en naesnre
d'exploiter cette mina inépuisable de profits. Quoi qu'il en soit, la
pêche de ce poisson, que sa prodigieuse féoondUé rend pour aîniÂ
dire indestructible, avait pris, dès le douzième siècle, unaocrois-
sèment considérable ; elle s'étendait à cette époque depuis Calais jus-
qu'à l'embouchure de la Loire. Lorsque la Normandie et la Pioaidie
fiirent réunies par Philippe*Auguste au domaine de la couronne,
les produits de ces deux provinces arrivèrent plus facilement à Paris,
et cette ville devint un entrepôt considérable de harengs salés et fumés
qui s'écoulèrent dans toute la France \
Outre les menus poissons , la pèche o6tière et celle qui se faisait
à l'embouchure des fleuves et rivières donnaient encore, dans une pro-
portion qui parait avoir été beaucoup plus considérable que de nos
jours, des saumons et des esturgeons, qu on Siffelsjtpoissans royaux^
et de plus on trouvait en assez grande quantité sur notre littoral des
marsouins et des baleines , dont l'huile servait à assaisonner les ali-
ments, et dont la chair salée était fort du goût de nos ancêtres*
Si l'on en j uge par les redevances féodales et les donations consi-
gnées dans les chartes monastiques, les fleuves, les rivières, les étangs,
paraissent avoir été très-abondants en poissons , et oe qui le prouve,
c'est que des abbayes prélevaient, par exemple, à un moment donné,
sur certains cours d'eau des quantités d'anguilles telles que ces mêmes
cours d'eau ne pourraient aujourd'hui les fournir dans une année
86 rendirent à Terre-Neuve, appartenaient au port de Granrille, qui, depuis
lors, fut à toutes les époques le point de départ de nombreux armements et
l'un des centres les plus actifs de notre armement pour la grande pêche*
1. Ces documents sont la charte de fondation de Tabbaye de Sainte-Cathe-
rine^ près Rouen, en date de i030, et une charte de Robert de Normandie,
à la date de 1088.
2. C'était en harengs que se payaient un grand nombre d*aumônes faites aux
monastères; ces poissons figuraient aussi dans les distributions de secours
faites par les rois, les évéques, ou les échevinages. Saint-Louis en fit donner,
d'une seule fois^ soixante mille aux pauvres de Paris.
sous L'ANCI£NN£ MONAA€flIE FRANÇAISE. H
t0ai entière. L'exploitatioD des étangs et Tiviers^ que Ton désignait
aoos le nom de garennes d'eau , était &ï outre fort bien entendue; ii
existait un grand nombre de ces garaioes, principaleaient dans les
domaines des grandes aUbayes, et de plus, partout où les châteaux
et les forteiesaes étaient défendus par des fossés remplis d'eau , ces
iDfisés étaient scHgneusement amâdagé» ^ présentaient pour la pêche
de {«écieuses ressouroes.
Les pouToirs publics, qui OKmtraient en général tant d'ignorance
0Q d'imprévoyance kmqu'il s'agissait de la production agricdie,
inocédai^ au contraire avec beaucoup de sagesse et de discernement
lorsqu'il s'agissait de la conservation du poisson et du repeuplanent
des cours d'eau. Cette sollicitude était peut-être une affaire de con-
acîenoe parce qu'on voulait par là favoriser la stricte observation des
jours maigres, et assurer la nourriture d'un grand nombre d'ordres
religieux auxquels l'usage de la viande était absolument interdit.
Quoi qu'il en soit des motifs, on trouve, à des époques très-reculées,
de véritables essais de pisdculture , et certaines ordonnances du
treizième et du quatorzième siècle prescrivent des mesures conser-
vatrices, dont quelques'-wis de nos règlements modernes ne sont que
l'exacte reproduction. Ainsi, en 1292, Philippe le Bel proscrit les
engins destructeurs du frai et des jeunes poissons; il en est de même
en 1326 : les barrages, les traques avec filets traînants sont inteidits,
et la pêche est suspendue depuis la mi-mars jusqu'à la mi-mai ^
Cette législation, maintenue pendant tout le moyen âge, fut oon*
firmée par l'ordcxinance de Louis XIV,à k date de 1669, ordon-
nance qui contient des dispositions très-«ages, et qui prescrit, entre
antres, de repeupler, de trois ans en trois ans, les étangs dans les-
qœb on aura lait de grandes pêches.
Ainsi, pourrésumaren quelques mots ce que nous venons de dire,
nous trouvons sur les mers du littoral , comme dans les fleuves de
rinlérieur, une véritable abondance; nous trouvons dans la législation
de sages mesures, et cependant le poisson est toujours d'une extrême
cherté. Dans les temps de disette et de femine, il reste en dehors de
la consommation des classes pauvres; même dans les temps ordi-
naires, il manque souvent sur le marché des villes, et la capitale du
soyaume, Paris, la ville égoïste, qui s'approvisionne en affiimant tous
1. Reouetl des crioim., U I, p« 7S2-793; t. III, p. S4i. Du Gange, au mot
Tractus.
92 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
les pays qui l'entourent, n'arrive qu'à grand'peine, malgré les eflorte
des rois, à suffire à sa propre consommation. C'est qu'ici encore , en
pénétrant dans le détail des faits , nous en voyons sortir les causes de
souffrance et de misère que nous avons déjà signalées tant de fois, le
monopole, le privilège, le morcellement et les abus du fisc.
La féodalité, en s'implantant sur le sol, avait établi son monopole
sur les rivières, les cours d'eau, les étangs, comme elle l'avait établi sur
les champs, les prés, les bois, les vignes. Le droit de pêche ainsi que
le droit de chasse fut considéré comme seigneurial , avec cette diffé-
rence toutefois que la chasse, image de la guerre, était réputée
un exercice noble , exclusivement réservé à la noblesse , tandis que
la pêche, regardée comme un simple métier, était abandonnée à
la roture, sous la réserve de ne s'y livrer qu'avec Tautorisation
des seigneurs. Ce monopole féodal ne s'étendait pas seulement
aux eaux fluviales, mais à la mer elle-même. Les seigneurs rive-
rains de l'Océan ou de la Méditerranée avaient inféodé les flots qui
venaient battre leurs domaines. Ils avaient étendu leur droit d'épave
aux poissons, aux coquillages, que la mer apportait sur les grèves,
et sur une foule de points la pêche maritime était affermée , cooune
si l'Océan eût été une propriété particulière. Aussi voyons-nous la
concession du droit de pêche figurer dans les chartes d affranchisse-
ment d'un assez grand nombre de communes à côté de la concession
des droits politiques les plus importants , et les rois eux-mêmes l'ac-
corder, à titre de privilège , à certaines villes ou à certaines pro-
vinces \ comme Charles YII le fit, en 1439, pour la ville de Nîmes,
et Louis XII, en 1501, pour les habitants du Languedoc.
Ainsi, Ton ne pouvait se livrer à la pêche qu'en vertu d'une auto-
risation spéciale ; cette autorisation était rarement gratuite, et, à le bien
prendre, il était légitime qu'il en fût ainsi, car les seigneurs étant con-
sidérés comme propriétaires des eaux, ce n'était là que l'acquittement
des droits de fermage ; mais par cela même qu'ils jouissaient d'un droit
presque absolu, il arrivait souvent qu'ils réglaient de la façon la plus
arbitraire les conditions de la cession. De plus, quand ils avaient
traité comme propriétaires, ils pouvaient encore, comme suzerains,
se réserver sur les produits de la pêche une foule de droits analogues
à ceux qu'ils prélevaient au même titre sur les produits des terres.
1. Voir sur la coDcession du droit de ^èche: Recueil dei ordùrm*, U V,
p. cxLVi; t IX, p. 387 ; t. Xllï, p. 313 ; t. XYU, p. 223.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 93
Ces droits étaient souvent oonsidérables , surtout dans les domaines
des abbayes, qui faisaient une énorme consommation d'aliments mai-
gres. En certains lieux, ces abbayes s'attribuaient jusqu'à la moitié
des poissons pris dans les rivières qui leur étaient soumises ^ ; les
évèques, les archevêques, les seigneurs laïques, les rois, percevaient
de même une foule de redevances en nature, soit sur les bateaux de
pèdhe qui rentraient dans les ports du littoral, soit sur les prises de
poisson faites dans les rivières et les étangs ; ces redevances consis-
taient tantôt dans une certaine quantité proportionnée à la totalité des
prises, tantôt dans le cboix des plus beaux poissons^ ou la réserve
exclusive de certaines espèces.
Au moyen âge, pour exercer le métier de pécheur, il fallait, suivant
les villes, faire partie de la corporation qui en avait le monopole ,
ou bien être agrégé à la commune et jouir des droits de bourgeoisie.
Mais comme le privilège de la bourgeoisie et celui des corporations
n'existaient que dans des villes importantes, ce métier, dans les
petites localités et les campagnes, resta longtemps sans être astreint
k aucune organisation; mais sous Louis XI Y on le soumit à une
réglementation sévère^, et, à partir de 1669, il fut défendu à tout
sujet du roi de pêcher dans les eaux du domaine public s'il n'était
reçu maître pêcheur au siège de la maîtrise des eaux et forêts.
Les dififérentes juridictions royales, seigneuriales, municipales,
auxquelles étaient soumis les fleuves, rivières et cours d'eau, l'incer*
titade de la propriété, les procès continuels auxquels cette incertitude
donnait lieu ', rendaient la pêche fluviale fort difficile, et exposaient
ceux qui s'y livraient à des vexations continuelles. Les officiers des
eaux et forêts, agissant pour le roi, se trouvaient sans cesse en lutte
et en contradiction avec les officiers des seigneurs riverains; il en
était de même des magistrats municipaux des villes. Aucun principe
général, aucune législation fixe et suivie ne déterminaient les droits
T
1. Abbaye de Beaulieu, en Limousin, du onzième siècle; voir Cartulaire
de Beaulieu, publié par M. Delocbe, 1859^ in-4^ Introd., p. cxvi.
2. Voir entre autres : Privilèges des pécheurs de Nantes^ 1484 ; Recueil des
ordonn., t. XIX, p. 436, 437.
3. Quelques-uns de ces procès 'durèrent plus de trois cents ans; on en
trouve entre autres un curieux exemple à Amiens : Tévéque et l'échevinage
de cette ville commencèrent dans les premières années du quinzième
siècle, au sujet de la propriété des eaux de la Somme, un procès qui n'était
point terminé à la révolution. Voir Documents inédits de Vhistoire du tiers
état, Amiens, L I, p. 244, 389.
94 BE^ L'ALIMENTATfON PUBLIQUE
des întéressés. Les agents des ea« et forêts, pouF extorquer de grosses
aosiendes , întentaienk am pédieur» de coatimiels procès *; et les
roisy au mîliesi de cette amotibie, se traufaâent son^rait ea désaeeeri
srrec leots propres ofBciers ou tes ordonnances de leufs prédécesseurs,
auxquelles il» dérogeaient, à titre de pri^lége, en fateur de certames
localités, tout en les laissant subsister comme aele de législation géa4«
rale« Ainsi, pour ne citer (pi'un exemi^e, une ordeonanee de i3M
aTsit déiendu, dans rintârèt de la ccmsen^ioii éâ frai, de pèclier
depuis la mi-mars ju^cju'à la mi-^tril ; les officiers dies eaux et fcMPêls
reillsieiit) ccmime ils le devaient fiaiire, à ce que cette ordomiance ttà
exécutée; mais cet accomplissement de leur» deiPOffiPS ne servit qu'à
leur attirer des repreclieB, car, m 1369, Gbartes V les Mftma très-
sévèrement d'aTOÎr Toute, pendant cette période, empêcher les luh
bîtonta de Paris de pédier dans la Seine, par la seule raisoD qu'il j
arvait dans cette ville a plusieurs bonne» gens qui» de cbair el dé
Tolalles, se astiennent, par dévocion, par veux ou autrement ^. i^
L'état de confusion que nous Tenom de signaler subsista jusqu'à
Louis XIV, et ce fort seulement en 1669, comme nous l'avons dit, que
la propriété des cours d'eaur et k pèche iuviale furent soumis à «ne
législation régulière et uniforme* A cette date, une ordonnance divisa
les cours d'eau en quatro dasses : i"" Les fleuves et rivières flottables
et navigables 'r 2^ les rivières simplement flottables;; 3^ les petites
rivières qui ne sont ni navigables ni flottable»; i^ les ruisseaut et
tatrents* Pat cette ordonnaee, la propriété des deux premières classes
ÙA attribuée au domaine puUie, et la poche y fcit soumise à dés coo^
ditio» à. peu près semblables à celles qui la régissent aujourd'hui.
L*asagt des petites rivières fat concédé aux particuliers, el les rul»*
seaux et torrents abandonnés au domaine privé. Eoin, en 1681, par
«ne nouvelle ordonnance, Leuis XIV dédara la pèche de la naer
libre pour tous ses sujets ^« C'était là, sans aucun doute, un progrès
trèfr-notable; mais ces sages mesures, entravées comme toujours par
des obstacles de toute nature, ne produisirent que de faibles résultats.
On le voit par ce qui vient d'être dit : dès qu'il s'agissait de livrer
à l'alimentation publique les produits des fleuves et de la mer, oisse
i* Beeueil de$ ardotm., t XiX^^p^ ^19,
2. Ibid., t V, pv 207-9^»^
3. Ce sont ]«s propres tenaer de Tordonnance : «r Déclarons la mer libre et
commune à tous nos sujels» » Lhrve Y> titre i*** de YOrdarmame âe la mmimf
Isambert, t. XIX, p. 3o6.
sous L'ANCIENNE MONARCRfE FRANÇAISE. n
kVQTaît de suHe arrêté par le» vices de rorganisation générale : month
pôle du droit de pêche, monopole d» métier de pécheur, conflits de
juridiction relatifs à Fexploitation des cours d*eau, perle d'une partie
des produits par les redevances féodales, etc. Puis, quand le poisson
était serti de Teau, de nouveaux e^stacles Tenaient gêner le trans-
port et le commerce, de nouvelles charges venaient ajouter de lourdes
siHiaxes au prix de vente.
Si Ton en juge par les dœnmettts qui se rapportent à Parts, oit a
tout lieu de penser que bien avant rétablissement des postes et Fin-*
tervention de TÉtat dans les transports, il s'était oi^nisé, par enire^*
prise particulière, des relais pour le service de la marée, c'est-à-dire
du poisson de mer frais, entre la capitale et certains ports du littoral
de la Manche. Ce service parait avoir été fort actif, et sans aucun
doute on 7 attachait une grande importance, car les règlements admi«-
mstratifs sont très-nombreux; et si, d'un côté, ces règlements atte»*
taat de très-louables intentions, ils prouvent de Tautre que la circu*-
lation se trouvait en présence d'obstacles sans cesse renaissants. Les
propriétaires féodaux, qui possédaient des péages le long des routes,
prélevaient des droits en argent ou en nature sur les voitures de ma-
rée qui traversaient leurs domaines ; les officiers des péages royaux
levaient des droits analogues, et quand lés marayeurs, pour gagner
du teraps^ suivaient d'autres routes que celles on ces péages étaient
étaUtis, on saisissait leurs voitures et leurs chargements ^ Les mar-
diaiidset voitnriers, dit à ce propos Otaries Y, dans une ordonnance
de 1369 «estoient tellement grevez et endommagez, qu'ils délais*
«aient quasi comme du tout à envitaâller la ville de Paris. » Pour
mettre un terme à ces abus , ce prince rendit diverses ordonnances
par lesquelles il assurait aux marayeurs d'importantes garanties.
Déjà, en 1352, une commission composée de quatre conseillers du
parlement et d'un juge au Châtelet, avait éfé instituée pour sorf^il"-
1er et protéger le commerce do poisson de mer '. En 1369, le roi
nomma une conormission nouvelle, investie de pouvons plus étendus
et composée du prévôt de Paris, de membres du parlement, et de
oonseillers du roi. L'année suivante, il institua des gardes spéciaux,
chargés de défendre les intérêts des expéditeurs et des vendeurs. Ces
gardes, qui remplissaient des fonctions analogues à celles de nos fac-
1. Recueil des erckmn.y t. V^ p. 71.
2. I6iVf., l. Y. p. 171, 190, 20», 35Ô.
96 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
teurs des halles, étaient obligés de fournir un cautionnement. Les
membres de la commission contraignaient les seigneurs qui exigeaient
des péages à justifier de leurs titres; et ils firent transcrire sur un
registre spécial , pour en former une espèce de code, tous les édits et
règlements relatifs à la marée. Ce code resta en vigueur jusqu'au dix-
septième siècle, et en 1678 une nouvelle organisation fut adoptée.
On institua une chambre de la marée^ composée de membres du
parlement , pour connaître de toutes les instances civiles et crimi-
nelles. Ce qui subsistait encore des anciens péages royaux et féodaux
fut aboli. Les marayeurs furent autorisés à acheter dans les ports,
même avant les pourvoyeurs du roi ; on défendit de saisir pour cause
de dettes leurs chevaux et leurs voitures, et on leur permit de trans-
porter des paquets et des voyageurs. Tout cela, du reste, était fait à
peu près exclusivement dans le but d'approvisionner Paris. U était
sévèrement interdit aux marayeurs de vendre sur leur route, et
en i7S3, quand le parlement fut exilé à Pontoise, il fallut un ordre
exprès du roi pour que les voitures de marée s'arrêtassent dans cette
ville, afin de procurer à la cour souveraine quelques adoucissements
dans sa disgrâce, en lui permettant d'observer agréablement les jours
maigres.
Quelques soins qu'aient mis les administrations publiques à pour-
voir les villes de poisson frais ou salé, cette denrée, ainsi que nous
l'avons dit, fut toujours extrêmement chère, et souvent extrêmement
rare. Ce fait ne tenait pas seulement aux causes que nous avons indi-
quées plus haut, il tenait encore aux impôts dont le poisson était
frappé tant par les villes que par les rois. En effet, dès le treizième
siècle, par cela seul qu'il est l'objet d'une grande consommation,
nous le voyons exploité par le fisc, et depuis lors il est compris dans
les denrées soumises aux aides, sans compter les droits particuliers
qu'il paye aux rois en divers lieux à cause de leur domaine ' . U est
imposé par Philippe de Valois, Jean II, Charles Y, par la plupart
de leurs successeurs. Plus on avance vers notre temps, plus l'impôt
s'élève; sous Louis XY, il paye deux sols par livre. Le poisson frais,
consommé uniquement par les classes riches, est taxé au même
chiffre que le poisson salé consommé par les pauvres ; et cet impôt
■
{. Parmi les droits relevant de ce domaine^ nous trouvons le hallebiCy éta-
bli à Paris sur le poisson de mer, et supprimé en 1325 par Charles le Bel.
Voir pour les impôts sur le poisson : Becueil des ardonn., t. I, p. 790; t. Ilf,
p. 623 ; 1. Vin, p. 615 ; t. XVI, pr^^fac?, p. Lvm.
sous L*AN€IENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 97
était teUement consacré par les préjugés économiques, que ce fut,
avec celui des boissons, le seul que se réservèrent les rois dans
les villes auxquelles ils accordaient les franchises les plus étendues.
Au moyen âge, les exemptions ne portaient que sur les pêcheries des
couvents et quelques étangs seigneuriaux, et Forbonnais remarque
avec raison que Teffet de cette fiscalité fut de diminuer considérable-
ment la consommation, et par cela même le nombre des individus
qui se livraient à la pèche ^
La tyrannique législation des gabelles contribua en effet dans une
proportion notable à la réduction de la population maritime, et par
cela même à l'anéantissement des ressources que pouvait offrir la
pèche côtière. C'était en effet dans la salaison du hareng et du maque-
reau que consistaient les profits de cette pèche; mais les lois sur le
sel imposaient aux pécheurs de si lourdes charges, et par leur minu-
tieuse sévérité les exposaient à de si graves contraventions, que leur
industrie s'en trouvait sans cesse entravée et compromise. Des exemp-
tions des droits de gabelle furent il est vrai, accordées à quelques
Tilles du littoral; mais ces exemptions, tout à fait exceptionnelles, se
trouvaient le plus souvent limitées à un espace de temps assez res-
treint ^
Par une de ces contradictions qui se rencontrent sans cesse dans
notre ancien droit administratif, et qui font que les plus sages mesu-
res n'aboutissent pas, Louis XIV, après avoir déclaré que la pêche
de la mer était libre pour tous ses sujets, rendit cette pêche presque
impossible à force d'exagérer, à l'égard du sel employé pour la
conservation du poisson, les mesures quiayaient pour objet d'assurer
la pleine et entière perception des droits de gabelle. Cette fois>
comme toujours, les exigences du fisc avaient tué la production.
Les, dispositions relatives à l'emploi du sel, dans la pêche côtière,
restèrent en vigueur jusqu'à la révolution française, et produisi-
rent les effets les plus désastreux'. Vers 1750, par suite des vexa-
!• Recherches sur les finances, t. III^ p. 459.
2. Année 1483. Recueil des ordonn. , t. XIX, p. 231.
3. Les mêmes lois qui entravaient rimportation des viandes salées entra-
vaient également Timportation des salaisons de poisson. Le titre xxiv de Tor-
donnance de janvier 1639 sur les gabelles porte que les étrangers qui
arriveront en France avec des barils de saumons ou de morues salées seront
obligés, en arrivant à la frontière, de jeter le sel comme immonde, par la
raison qu*il n'avait pas été pris dans les greniers du roi.
Tome XI. — 41* LitnîMB. 7
08 DE L*AL1MENTÀTI0N PUBLIODE.
tioDS que faisaknt subir aux merains- ks effieiers des gabelles,
la pêche du hareng étaU à fea près abandonnée sur œs mèraes
riyages de la Normandie, où huit sièdes aupara¥aitt elle ami pris
naissance. lies Anglais et les BoUondaîs noyaient leur marine pros^
pérer et s*aceroitre, tandis que la population maritime de k FnoKS,
à bout de ressources, tendait chaque jour à quitter la mer« Atteislé
du spectacle de notre décadenoe, Forbemiais, qui, à eetle époqae
même, écrivait son précieux ouvrage, se demandait eomment, sons
l'empire d'une pareille législation, il avait pu rester des pêdieussen
France* » comme nous-n^e, au début de cette étude, nous nons
sommes demandé comment il avait pu rester des honmies» Quand
on y regarde avec attenti(my on peutmémedirequ'unmîsàaMe droit
fiscal a fait plus pour la mine de notice étabUssement lauitia»^
que le désastre de la Hogue et k honteuse admniistratioa êe I>ubois^#
Ainsi, dans toutes les branches de k prodnctîoii alimeutaire,. kg
faits suivaient une mardie identique. Par snitedesktsqui régissaieBl
k propriété foncière^ le commerce et k ovodation des grains, les
populations agricoles en étaient arrivées souvttt à laisser les ternes
en friche^ de même, par suite des gabeUes et des inq^ts, les popnb^
tiens maritimes avaient abandonné k mer, et, d'un côté conune de
l'autre, les ressources de k nature étaient anéanties par les vises de
l'organisatiûiu.
UI
LES aABELUS*
Ken qu'il ne soit qu^ioe denrée aeœssoire, et qn*il ne f gnre dai»
l'alimenktion publique que oomne une sorte d'auxiliaire, le s^
avait,, au moyen âge, une importance d^autant plus gFan^, que
l'usage des sakisons, pour les poissons ou pour les viandes était f^osF
répandu-,, il eût donc été rationnd d'en réduve le prix antant que
!. Recherches sur les finances, U HI, p. i6S-i70^
2. Les inconvéûients qui résultaient des gabelles pouF k d^elopfsoient de
la pèche étaient tellement graves qulls ne pouvaient échapper au gouverne-
meiU ; on essaya à diverses reprises d*y porter remèiky et par une ordea^
nance du 39 mai 1 943 François !<>' exempta des droits de gabelle les péchtora
de la Guyenne, de la Rretagae, de la Normandie et de la Picardie^ mais len
besoins d'argent faisaient toujours supprimer ces franchises an bottt dto
quelques années.
sous L'AIfCIElfNË M6NAAG81É PAANÇAISE. M
pcwnblei et, en niwn néine de sôîi «tilifé, d'cffi populariëer Ymkge
fu le hm marehé ; mek p» cete ttâme qu'il était hidbpënsftble, lé
jBsc n'y vit qu'une matière imposable qui deVedt donner de grands
produite» et il le ff&ppa d'vat impôt désigné son^ le nom de gabelle.
Ge ocmi, à rorigine^ était appHqué indfetrnetement à ditersed espëce!^
d'impâte : il y atait la gabelle des irin», ia gabelle dea draps, elc* ' ^
■nis il finit par ne porter que sur le 8el^«
Oo n'eat point d'aeeord sur Tépoque o& ifA établie la gabelle dtf
êéL Le» una la font remonta jusqu'à saint Louis ; lés autres en ratta-»
cbent la première apparition a une ordonnance de t'hilippe le Loiig^
datée du 25 fâtrier 1318 ; âiais il noua semble qu'il taut mieux a'en
raf^Kirter à Tordonnance dans laquelle Lonie le flutin, qui régna
de iZH à 1916, dit que le peuple souffrant beaucoup des exactions
des nuffcbands de seli il est ti^, dana l'intérêt géiféml, qne le conï'
mefoe de ccAte denrée soit fait par les agents du roi. Quoi qull en âoit:
de la question d'origine, toici ce qu'était la gabdlé^.
fies ofBeiefS du flse, qui formaient dans l'État une corporation
importante, allaient acbeter le sel dans les lieux de phrodudion, moyens
nsnit un prix qu'ils fixaient euJMnémes. Ite le faisaient ensuite ccm-
duke dûis des entrepôts nonttttés greniers à èel, et là il était reààùl
à tttk tonx fixé dans le conseil du nn. C'était donc tout à la fois utt
naeaopole et un impôt ; maie omsuue toujMr», acr âiiKeu du morcel-»
lement admimstratîf de Tmcienne France, la gabelle n'était pofaii
étdbHe partout d^nne manièiiB miifoiiËfie. On distinguait M^ le^ payâf
de Tente volontaire ; -^2^ lea greuiette d'impôts; -<- 3" les pays- de
fraiHyflaléS
i. hecueitd^s ordonn., t. I, p. 6, î, dOS.
2. Les Romains avaient atissî des impôts tfès-élevés Sur le sel^ e( c'est Tâa-
btffiBeuMBt de Cè^ impôts qui fi( donner à lifarciis Livitis^ consul l'an SIS dé
Ramey k smrûom de Saiinaicr.
3. La gabelle a donné lieu à un nombre infioii d'édîtSy ce qui se cetteprendy.
puisqu'elle formait le principal des revenas publics. Voir entre autres t
teeueil des ordonn.', t. tVll, p. 86, 87 et suiv; 283 et suiv^ 468, 469; ordon-
nance de Louis XftI, de ^9, dstùs TouTragé intitulé : Recueil d'édits et orétou'
imnceg royttast, augmenté tur VéêHien de Pierre JXérm ^ Étierme Girard, Îl20,
2 veL in-folio, 1. 1, p. 884 el smws -*^ On tiouvera anssi titf a^-ben travail su#
les gabelles dans le livre qui a pour titra : Mémoires ewicernant lee dréiii ei
impositions, par Moreau de Beaumont, intendant des finances, 5 vol. in-4%
i76M789,t. III, p. là 270.
4. Qnelqne&-uns de nos anciens auteurs donnent une autre division, qui
est : lo pays de grandes gabelles > 2^ pays de petitea gabelles; Z* pays rédi-'
100 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
Dans les pays de Tente volootaire, chacun pouYait acheter, au prix
fixé, telle quantité de sel qu'il jugeait convenable; il ne payait que
la surtaxe imposée par le fisc.
Dans les pays où il existait des greniers d'impôts, les paroisses
étaient forcées d'acheter chaque année une quantité déterminée de
sel, de telle sorte que les habitants se trouYaient contraints de payer
pour ce qu'ils ne consommaient pas, ce qui constituait une exaction
de tous points semblable à la verte monte des moulins baniers; et
cette analogie s'explique facilement, la gabelle n'étant autre chose
qu'une forme particulière de la banalité.
Quant aux pays de franc-salé j c'étaient quelques proTinces telles
que le Poitou, l'Âunis, laSaintonge, l'Ângoumois, qui, sous le règne
de Henri II, s'étaient rachetées de la gabelle moyennant des sonunes
considérables; car, sous Tancienne monarchie, les distinctions qui
existaient entre les diverses classes de la société existaient égide-
ment entre les provinces et les villes , et il en résultait, pour les cir-
conscriptions territoriales comme pour les personnes, une très-grande
inégalité dans les charges.
U nous est impossible d'indiquer ici l'ensemble des mesures aux-
quelles donnait lieu la perception des gabelles; tout ce que peut
inventer en fait de surveillance et d'oppression la police la plu^ om-
brageuse était mis en usage ; les populations voisines de la mer on
des salines se trouvaient sous le coup d'une véritable inquisition ; et,
comme le dit Moreau de Baumont, malheur à l'habitant du littoral
qui, s'autorisant de la liberté naturelle, aurait été prendre de l'eau
de mer pour la mêler avec de l'eau douce, et l'aurait employée à
faire cuire les légumes qui composaient toute sa subsistance ; mal-
heur au paysan qui prétait à son voisin quelques poignées de sel ! Les
visites domiciliaires, les arrestations préventives, les amendes arbi-
traires, rien n'était épargné ; sous Louis XIII, on pendait sans autre
forme de procès les voituriers qui contrevenaient à la police du rou-
lage sur le sel; on saisissait les bestiaux qui venaient paitre dans les
marais salants. On emprisonnait le malheureux qui employait à con-
server quelques morceaux de lard ce qu'il avait déclaré ne devoir
employer que pour sa soupe. Le sel blanc, le sel gris, le sel marin,
le sel gemme, étaient soumis chacun à une législation particulière ;
mes ; 4<» pays exempts. Ce n'est là qu'une affaire de mots, et tout rentre dans
les catégories que nous indiquons ci-dessus.
sous L* ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 101
les transports d'un lieu dans un autre étûent rendus presque impos-
sibles par l'infinie variété des mesures; et la difficulté même des
règlements, la minutie des formalités, rendaient les contrayentions
inéritables. Pour faire exécuter tous ces règlements, le fisc était
obligé d'entretenir une yéritable armée ; et comme les frais de régie
absorbaient une partie des reyenus, on redoublait de rigueur pour
tirsr des contribuables le plus d'argent possible.
La franchise de certaines circonscriptions territoriales aggravait
nécessairement le poids déjà si lourd de la gabelle dans les provinces
nmd affranchies, et cette situation avait le double inconvénient d'occa-
simmer des plaintes et des agitations continuelles dans les pays d'im-
pôts, et de créer dans les pays de franc-salé une contrebande qui
dégénérait en véritable brigandage. Les individus qui se livraient à
cette contrebande étaient connus sous le nom de favx sauniers; ils
allaient acheter le sd à bas prix dans les provinces franches , et
venaient le revendre dans les pays d impôts; mais comme ces pro-
vinces étaient gardées par des douaniers, que le peuple, dans les
derniers temps, désignait sous le nom de gabeloux^ ils se réunissaient
pour passer les frontières au nombre de deux ou trois cents, et
livraient aux agents du fisc des combats en règle. Ce furent en grande
partie des faux sauniers qui formèrent les premières bandes de la
chouannerie^ quand la révolution française eut supprimé les greniers
des gabelles et les douanes intérieures. Us cherchèrent alors dans la
guerre civile les ressources qu'ils ne trouvaient plus dans la contre-
bande. Les troupes royales, elles-mêmes, se livraient à cette dange-
leuse industrie. On en trouve la preuve dans une ordonnance de
Louis XI, en date de 1471 ; et sous le règne même de Louis XIY,
on vit des soldats faire la contrebande du sel avec l'assentiment de
leurs officiers, qui prélevaient une part sur les bénéfices. Les popu-
lations civiles qui se trouvaient privées, par le fisc, d'une de leurs
plus précieuses ressources, ne se faisaient point faute d'exploiter cette
branche de trafic, et M. Eugène Daire a calculé, d'après des docu-
ments officiels, qu'on arrêtait chaque année, pour délits de contre-
bande, deux mille hommes, dix-huit cents femmes, six mille enfants,
plus de mille chevaux, et que les tribunaux envoyaient en moyenne
trois cents individus aux galères.
L'impôt des gabelles ne fit que s'aggraver de règne en règne, en
raison même du développement de la centralisation. Sous Louis XIV,
qui, suivant le mot de Saint-Simon, pressurait ses sujets «(jusqu'au
m DE L*ALIXENTATION PUBLIQUE
sang et jusqu'au pus»» il rapportait plus 4e 30 miUious; m 1789, U
^'élevait à 58,660,000 livres, et formait dans le budget de cette année
h plus forte recette , les boissons ne s'élevant qu*à S6,2S0,181 Uvree,
soit, pour ces deux i^Jets de première nécessité, le cinquième environ
du revenu public.
De tous lei5 mcHippoIes et impôts de Tandenne monarchie, léi
gabelles furent sans auqun doute le plus impatiemment supporté;
9ipû provoquèrent-^lles, à diverses époques, des émeutes redoutables.
En i3S6, elles occasionnent parmi le peuple d'Arras une séditiào
sanglante. Quatorze <les principaux boui^eois sont massacrés ; et pour
mettre un terme au désordre, il faut la présence de Jacques de Bmir^
|K)n, qui fait trancher la tête à un grand nombre de séditieux ^ Lm
{louennais, à la même époque, refusent de se soumettre à Tlmpèt du
sel* En 1461, les habitants de Reims tuent les officiers des giibeUes
ftbrûlœt leurs registres; ime centaine de bourgeois de cette tifl^
sont bannis ou décapités. En iS48, le pays de Cognac et deCMteai^
neuf se soulève pour chasser les gabeleurs. Des troupes envoyées
qçntre les insurgés sont hattues ; le soulèToment prend des propor*
tipns terriblesi Les paysans, au nombre de quanmle mille, se portent
sur Saintes, qui leur ouvre ses portes. Ils marchont ensnite sur
jAxigoulême, pour faire sortir des prisons de eette ville quelques iiiâîf*
vidus arrêtés daqs leuna rangs* {«es prisonniers leur sont rendus. 119
marchent de là sur Poitiers, qui résiste; sur Blaye, qui les reçoit è
coups de canon ; sur Bordeaux, qu'ils font sommer d'avoir à leur
fournir un contingent d'hommes armés et équipés. Excitée par eo
dangereux voisinage, la populace de Bordeaux s'agite, sonne le tocsin,
sWpai^ de la maison conmiune, et pend^mt dousse heures elle livra
la ville au pillage, et en reste maîtresse pendant près d'un mois. Let
mAgistratsniunieipauxecrivirent.au roi que la révolte avmt m lieu d
cause des pilleries et violences des gabeieurs que le peuple ne pommt
phs endurer. Lu roi leur envoya une petite arméOi commandée pt(r
le due d'Aumale et le connétable Anne de Montmorency; et quand
tout fut rentré dans l'M'dre, cent cinquante des principaux émeutierst
furent condamnés à mort; des exécutions capitales eurmt lieu eo
même temps sur d*^utres point; à Angoui^e, le grand prévôt fit
brûler un prêtre qui, touché des misères du peuple, s'était joint aux
séditieux ; et, en le plaçant sur le bûcher, on lui mit un bonnet vert,
\, fnnssqrU £dH« ftKbent U W, p* m et soit.
r
SOUS L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 103
une fausse barbe et une épée entre les mains. Â Cognac, le chef de
rinsurrection fut mis à mort sur la roue, et pendant le supplice on
lui attacha sur la tâte une espèce de counMiiie qu^il avait adoptée
comme les autres chefs, en signe de commandement, ce qui lui avait
&it donner le nom de couronal ^
Les états généraux ou provinciaux protestèrent constamment contre
les gabelles; msà& leurs doléances ne fiirent point entendues. Au
dix-huitième siècle, les économistes recommencèrent, par la plume,
la lutte que les populations du moyen âge avaient soutenue par
l'émeute, a Des malheureux, dit Forbonnais, sont forcés d'acheter
au poids de l'or une quantité marquée de sel, et il leur est défendu,
sous peine de la ruine totale de leur famille, d'en recevoir d'autre,
même en pur don. . . . Des supplices effrayants sont décernés contre des
hommes criminels, à la vérité, contre l'ordre politique, mais qui n'ont
point violé la loi naturelle. Dans quelques endroits même, on inter-
dit aux bestiaux d'approcher des bords de la mer, où les entraîne
l'ÎBsUnct de leur conservation \ r> Forbonnais ajoute que la peroep-
tkfli des gabelles soulève des difficultés presque insurmontables;
^'11 fiatut faire à chaque instant des dénombrements exacts ^les per-
30iineB d'une même iamille; que tous les habitants d'une paroisse
sent solidaires des amendes prononcées contre Tun d'eux, et que les
commis pénètrent sans cesse dans les maisons pour s'assurer que le
sd d'impôt n'est appliqué qu'an pot au ieu et à la salière. C'était
certes plus qu'il n'en fallait pour {provoquer un mécontentement
général et profond. Mais quelque odieux que fut cet impôt, l'abtme
du déficit en rendait, dans les derniers siècles de la monardue, la
fDpfureflsicn presque impossible. La manière dont il était établi n*eut
d'axkre résultat, en aggravant la misène, que de créer dans le royaume
une population de contrebandiers, iaos cesse en révolte contre les
lois, et d'exciter des émeutes que le pouToir noyait dans le sang.
Aussi laissaitril partout des ressentiments profonds; et quand
édata la révolution française, les premier^ scènes de ce drame ter*
ifl>le débutèrent par le pillage des greniers à sel et l'incendie des
boseaux des gabeleurs.
i. Laurent Beuchel, la Bibliothèque ou trésor du iroit flran^, augmentée
par J. Bêche fer. Paris, 167i, in-f», 1. 1, p. 436 et suiv.
2. Becherches sur les finances, t. III, p. 165, 166.
(Lt fin à la proehaln* Lifniioo.)
0
LITTEIUTURE E8PAGN0I.B.
FRAY LUIS DE LÉON
SA VIE ET SES POÉSIES,
'/ •
PAft m/j.-m. GUARDIA.
L'Espagne, trop longtemps indifférente à la gloire littéraire, et peu
soucieuse de la réputation de ses grands hommes, tncunosa suarum^
l'Espagne se relèye par les honneurs mérités qu'elle rend enfin aux
mémoires illustres. La réparation a commencé, tardive à la vérité,
mais éclatante ; et, comme il était juste, c'est Cervantes qui a reçu les
premiers hommages : il a eu d*abord un simple médaillon avec une
inscription oommémorative, puis une statue. Le tour de Murillo est
venu ensuite, et bientôt Séville verra se dresser sur une de ses places
l'image de ce peintre immortel. Ces exemples sont un bon signe, et
l'émulation qu*ils provoquent est un stimulant salutaire. De tous les
côtés se réveillent les glorieux souvenirs avec les nobles sentiments. U
n'est pas jusqu'à l'université de Salamanque, si déchue, hélas! de sa
grandeur passée, qui ne secoue sa torpeur pour se mêler activement au
mouvement général. Si Fray Luis de Léon obtient, comme il est pro-
bable , les honneurs d'un monument, c'est à l'université de Sala-
manque qu'il en sera redevable, et celle-ci pourra se vanter d'avoir
rendu et fait rendre justice à l'un des hommes qui ont le plus con-
tribué à l'illustration de son enseignement. Ouvrir une souscription
nationale destinée à honorer cette grande mémoire, c'est faire appel
aux instincts généreux de tout un peuple et le convier à4a consécration
du génie et de la vertu.
FRAY LUIS DE LÉON. m
Luis Ponce de Léon était fils de don Lope de Léon et de dona Inès
de Yalera, originaires de Belmonte; il naquit dans ce bourg de la
Hanche en 1S27. Le doute n*est plus permis sur le lieu de sa nais*
sance depuis qu'un document inédit, récemment publié, a donné
raison au consciencieux et exact chroniqueur Thomas Tamayo de
Yai^s, et a mis à néant les assertion*^ de Pedraza, de Luis Mufioz, de
Herrera et de Capmany, qui le faisaient naître à Grenade, tandis que
Nicolas Antonio hésitait entre Belmonte et Madrid ^ On ne sait rien
de précis sur les premières années de Fray Luis de Léon ; on suppose
seulement qu'il reçut à Grenade les premiers éléments d'une éduca-
ticm libérale, en rapport avec la noblesse de son extraction et la posi-
ti<m distinguée de sa famille. Toutefois il ne tarda pas à quitter Gre-
nade pour suivre son père à Madrid, puis à Valladolid, où était la
cour. A l'âge de quatorze ans, il fut envoyé à Salamanque ; il y apprit
tout ce qu'on enseignait alors dans cette université célèbre, et avec le
goût des fortes études il sentit naître sa véritable vocation.
Ë9 1543 cet écolier de dix-sept ans entra en religion, et après une
année de noviciat il fit profession dans l'ordre des ermites de Saint-
Augustin, le 29 janvier 1S44. La vie du cloître convenait merveilleu-
sement à sa nature ; ses facultés heureuses et brillantes se développè-
rent et mûrirent dans la retraite, et ce puissant esprit se fortifia dans
le calme et le recueillement de la solitude, non par la contemplation
stérile qui énerve et annihile les forces, mais par la méditation active
qui les féconde et les retrempe. Dans le silence de sa cellule il s'en-
tretenait avec les morts illustres, qui obéissent toujours à ceux qui les
évoquent et ne refusent point de répondre quand on sait les inter-
roger. La connaissance parfaite qu'il avait des langues latine, grecque
et hébraïque, lui rendait faciles ces entretiens et lui ouvrait les iné-
puisables trésors de l'antiquité sacrée et profane. Il y puisa à pleines
mains, avec avidité, mais non sans discernement, et il s'enrichit de
tout ce qu'il sut dérober aux anciens. Son temps se partageait entre
les auteurs théologiques et les grands modèles, dont le OHnmerce lui
f . Voyez dans Coleceion de documeniù$ ineditos para la kistoria de Espana,
t. X, p. 182, une déclaration expresse de Fray Luis de LéoD> extraite de son
procès.
!0« FRAY LtllS DE LÉON.
fat si profitable. Ses liyres de prédilection étaient la Bible, Pindare,
Virgile et Horace. Il les méditait sans cesse, les relisait avec amour,
les traduisait afin de se mieux pénétrer de leur esprit et de faire passer
dans son âme le souffle inspirateur et la beauté suprême de Fantique
poéde. U M préparait ainsi à Toler de ses propres ailes par ces essais
d'imitation qui nous restent comme une preuve des labeurs de sa jeu-
nesse et un témoignage précieux au bon goût qui dirigeait et tempé-
rait son admiration éclairée pour les maîtres de l'art. Avant de d<mner
le libre essor à son génie, if contenait ses forces naissantes, les exer-
çait sans les lasser, se condamnait sagement à un long et laborieux
noviciat ; il avait la patience des forte, c'est-à-<dire la conscience de la
valeur personnelle et le pressentiment infaillible de la gloire. 11 no
s'épuisa point dès ses vertes années en tentatives infructueuses on
téméraires; il attendit le moment de Tinspiration ^ et quand vint
Finspiration , sa lyre était prête , elle avait toutes, set cordes , et
jamais elle ne fut rebelle ni ne fit entendre des sons discordante : Tes*
prit était jdein de force et l'âme de mélodie, et les chants naissaient
d'eux-fliémes comme la fleur éclôt du bouton. Si la poésie est une
religion, ce jeune poète en savait le culte et le pratiquait religieuse-
ment, et c'esi à cause de cela qu'il le faut {proposer comme un exemple
à ces esprite impatiente et inconsidérés qui prétendent aller plus vite
que le temps et s'imaginait que la témérité tient lieu de génie. En
Espagne et ailleurs combien y en a-t-il qui sach^^t attendre au nioÎBS
que leur vocation poétique se révèle, avant d'oser afironter les périls
de la puUidté ? La plupart ae présentent hardiment avec l'arroganee
de la médiocrité, et du jonr au lendemain ils passait du berceau à la
tombe. Et le talent lui-4néme se perd ou av<M*te,' Geiute de se soumettre
an régime fortifiant des éfMPeuves préparatoires.
Dans sa retraite studieuse, Fray Luis de Léon jeteit, sans y penser,
ks scdides fondemente de sa renommée; je dis sans y penser et je dis
Uen, car cet esprit n'était point vain, et il n'avait point à craimbe les
inconvéniente de la solitude, où l'habitude de ne vivre qu'avec soi,
sans se comparer avec personne, fait parfois qu'on est plan de soi-
même; l'tM'gueil nait de l'isolement, et œ vice n'est pas le moindre
de ceux qu'entraîne la vie contemplative.
L'enseignement allait mettre en lumière les hautes facultés mo-
rales et intellectuelles du jeune religieux. Le 24 décembre iS61
Fray Luis de Léon obtint au concours la dbaire de thédogie da
l'université de Salamanque ; il avait sept compétiteurs, dont quatre
PBAY LUIS DB LÉOI^ (07
étaint d^à pnofessom» cirûDOitaiiee qni ai<Mite eooon à Téclat de
son triomphe. Il l'emporta de cinquante- trois Toix. C'était alors
Fiifage que les nultres foseent sommés par leurs aères, et ce sin-
giiUer privilège, qui avait peiit^tre quelques inconféments, offieait
mssî d'ioeontestables avantages, Les lésons porteiE^ en e&t plus de
frmit quand, au lieu de TindifiEâreDoe, la sympathie règne entre celui
^pn las donne et oeux qui les reçoivent.
Ia génie espagnd s*aeoommode asaes des snbtililés ; mais je n'ose<-
nis pas aCBrmer que Tesprit élevé de Fray Luis de Léon fût bien en<*
çKu aux arguties de la théologie soolasticpie : la rigueur étroite du
dogme g^it peut-^tre l'activité de son inteUigeoce etoonteoait l'essor
de sa vive imagination. Un fiiit certain, c^est qull ne tarda pas à
quitter la chaire qu'il occupait, dite de saint Thomas, pour passer
dans celle d'Écriture sainte , devenue vacante. Celte tribune sacrée
otnvenait mieux à son talent et à la direction dé ses études. Dans sa
retraite, il s'était nourri de l'Écriture,' il l'anait méditée, commentée,
avec une originalité qui passa bientôt pour de l'indépendance. Ce
grand homme ne connaissait point la feinte; il n'avait pomt deux sycH
boles, ne savait point dissimuler, et nai^Rcmeat, aviac la candeur qui
est prq^ne aux belles âmes, il exposait sa pensée tout entière, sans
timidité et sans réticences. Il enseignait entre autres chofles, et il ne
Oûnsenlit jamais h se rétraober sur ces deux poials, que le CanHpm
dm caniique$ n'est au fond qu'une pastorale, et que la traduction do
la BiUe connue sous le nom de Yulgate et adoptée par l'Église ca-
tholique est susceptible d'améliorations* Il paya bien di^rement le
droit de dire la vérité. Son mérite lui avait fait des ennemis, et les
succès éclatants de ses leçens les avalent rendus implacables. Us sai^
surent avec empressement le moment propice à la satisfaction de leurs
nmcunes. Ils eurent recours aux annes des lâcheB, la calomnie et le
mensonge, et, manœuvrant dans l'cmibre, ils atteignirent la victime
sans courir aucun risque. Une premike dénonciation fut portée ans
tribunal de l'inquisition de Salamanque, le 17 décembre i57i. La
prc^Bsseur d'Écriture sainte fut accusé d'hérésie; on insinuait que eon
enseignement était entaché de lutiiéranisme^ qu'il interprétait les
Éerituies saintes au sens judaïque, et qu'il était lui-même de race
juive ; la moindre de ces aiocusations suffisait pour le perdre. Lui^
même avait fourni un prétexte à cette ouvre d'iniquité : une tmduc-
tioB espagnole du Cantiqm des caniiqtÂes ^ accompagnée de eommen**
tues tiès-succîncts, courait sous son nom. Or la pmdencenmbngensft
iM FRAY LUIS DE LÉON.
des inquisiteurs a^ait sévèrement interdit la traduction des liTres saints
en langue vulgaire.
La traduction du Cantique attribué à Salomon était bien de Fray
Luis de Léon, et il ne songea point à la désavouer. U Tavait faite à la
prière d*une personne qui ne savait point le latin et qui désirait avoir
quelques éclaircissements sur les passages difficiles à entendre. Le
manuscrit fut copié à l'insu de Fray Luis de Léon, et à la suite de cette
infidélité les copies se multiplièrent et coururent de main en main. On
sait que pareille chose arriva à Fénelon au sujet de son Télémaqtie.
Cette circonstance explique les proportions que prit Tenquète ouverte
par rinquisition : des témoins furent interroge à Valladolid, à Gre-
nade, à Murcie, à Carthagène, à Arevalo, à Tolède, et Ton alla les cher-
cher jusqu^à CuKco, ville du Pérou, où était parvenue une copie de h
version du Cantique. Jamais afiaire ne fut mieux instruite, et Ion aurait
pu croire qu*il s'agissait de quelque crime ténébreux ou d*une vaste
conspiration ; et tout cela à Toccasion d'un livre de la Bible, traduit
en langue vulgaire par un moine inoffensif. Enfin, l'accusé fut mandé
devant le tribunal de l'inquisition de Salunanque le 6 du mois de
mars 1572. Interrogé sur la traduction du Cantique des cantiques^
il répondit qu'il en était l'auteur, qu'en la faisant il n'avait pas songé
à la rendre publique, qu'elle avait été répandue à son insu et contre
son gré, et qu'il avait fait tout ce qui était en lui pour recueillir les
copies en circulation ; il exprima ses regrets de n'avoir pu y réussir,
et enfin il ajouta qu'il était occupé de la composition d'un travail
apologétique, non encore achevé à cause de son état valétudinaire; et
il protesta de son humble soumission à l'autorité du saint-office et
aux dogmes de l'Église catholique. Le tribunal le renvoya sans
prendre aucune décision à son égard. Quoiqu'il n'eût pas été déclaré
innocent, il était libre et pouvait se croire sauvé. Mais ses ennemis
veillaient et préparaient sourdement sa ruine. Fray Luis de Léon avait
manifesté librement sa manière de voir sur les versions de la Bible
reconnues bonnes par les canons et les conciles , et il avait plus par-
ticulièrement insisté sur les imperfections de la Vulgatey prétendant
avec raison qu'il était nécessaire de ramener les livres sacrés à leur
pureté primitive , en remontant à la source , c'est-À-dire au texte
hébreu, sur lequel devait s'exercer la critique. Il avait composé une
dissertation fort savante , pour développer et soutenir cette opinion ,
qui était aussi celle de son ami Arias Montano, célèbre par ses vastes
connaissances et par l'édition de la Bible polyglotte d'Anvers. Fray
FRAY LUIS DE LÉON. 109
Lois de Léon était digne de Tamitié d*un tel homme ; mais cette
aBiitié même lui fut imputée à crime.
Il y avait alors à Salamanque un professeur de mérite et d'un yrai
aaToîr, mais brouillon et envieux ; il s'appelait Léon de Castro. Il
prétendait que les massorètes et les rabbins avaient notablement altéré
les textes originaux de FÉcriture, et il défendait en conséquence
la Tersion dite des Septante et la Vulgate^ comme des sources non
ooRompues. Dans les nombreux écrits qu'il a composés pour sou-
tenir ce paradoxe , il a fait preuve d'une grande érudition et montré
une pénétration peu commune ; mais on s'aperçoit bien vite qu'il est
passionné jusqu'à la haine. Cet ardent polémiste ne connaissait point
d'adversaires; il n'avait que des ennemis. Il détestait cordialement
Arias Montano dont l'autorité était grande et la réputation euro*
péenne; et il détestait de même Fray Luis de Léon, l'ami de cet
hmune illustre^ le partisan convaincu et le défenseur de ses opi-
nions; ne pouvant nuire au premier, dont le crédit était considé-
rable , il s'attaqua au second, qui était pourtant son collègue : tous
moyens lui étaient bons pour satisfaire ses basses rancunes. C'est le
reproche que lui fait Pedro Chacon (Ciaconius), dans une lettre
où il lui dit rudement ses vérités. Ce passage surtout est accablant :
« Ajouterai-je, conune preuve à l'appui de mes assertions, ce que les
personnes qui reviennent de Salamanque se sont laissé dire, savoir :
que directement ou par un tiers vous avez fait arrêter ceux qui dans
œ royaume joignent à la théologie la connaissance des lettres grec-
ques et hébraïques , afin de rester le nudtre unique et absolu, et que
vous avez dessein de traiter de même Arias Montano, dont vous
n'ignorez pas le retour en Espagne, dans l'espoir que les chiens
étant morts ou enfermés, ils ne pourront plus aboyer, ni éventer la
piste? Toutes ces manœuvres sont autant d'aiguillons qui réveiUeront
dans l'esprit des juges des soupçons sinistros. )> Si le savant Chacon
a voulu parler des juges inquisiteurs , il leur a fait trop d'honneur
en vérité. Léon de Castro ne courait aucun risque à fairo le métier
d'accusateur public, c'est dénonciateur que je veux dire. Fray Luis
de Léon avait d'ailleurs d'autres ennemis. Tous les dominicains
étaient naturellement contre un homme dont les talents et la haute
réputetion ajoutaient encoro tant d'éclat à l'illustration d'un ordro
rival, détesté de tout temps et plus particulièrement depuis la re-
ferme de Luther. L'antagonisme qui régnait entre les écoles théolo-
giques se tournait trop souvent en haine implacable, haine mona-
UO FEAY LDI» DE LËON.
Cale que ni les atgameiitatioiiS) m le» ii^mres m pOÊmkÉi apttl^
ser. Deux écriTains espagnols de es tett^p^là ééplorettt amenât*
ment ced âÎTiéicms niteitin»et les tcanâdes qiÀ en r&Mltneitt, tion
dans 8é plaindre de Tmloléiance des thériogieoa et de leur ardeur è
Condamner land réflexmi lesofiniDDil ditergrak» quf se prodnioakat
en ddi6T» de Féoeie eu de leur content* Viirès , dooé d'un gnitti
esprit et d'un jugement ^ît, signale cette élmtesae de vues etecs «if»*
lités misérables comme Tune des Ganses les plus éficaees dir la àéa^
denoe des études ; et k eélèbr» minime PedroF AIIduso de Castm, qai
éeritait à Salamanfue même ses ou^rrages de théologie, dit en teroMF
exprès : « Il est des bommeà si ateugldment attachés anx 0ptÊàoÊ»
d'un aoteuT) qu'il suffit qu'on s^âGarte tant soit peu de leur nMnidr#
de f oîr, pour qu'ils crient ausritdt à l'hérésie, d hareêim $UUim itt^
clament (lib. I, advers* amnes hœres,).
Tel était le milieu où TÎTait Pray Luis de Léon^ tels étaknt SM
enn^nis. Ils manœuYBèrenè avec une fadMleli inférDal6y^ el fiMiA si
bien que l'a&ke eut bientôt pris des pn^XMiioœ dEraj antes. L*ac^
cusé ne tarda pas à être déi^ su tribuasi mqnisitorial de VallsK
dolid , dont la juridiction a'élendaît bien au delà de oéfà de Ma-'
manque^ Le 27 mars l&72^Fray Lnie de Léon fut arrêté et mis au
aedret dans \sA cacbo!» du satntH)fâGe<. Tnaté ctec une eieessivn
rigueur, il fut souaii» àtMitt sorte de texationa; il n'avait ni papiety.
ni plumes, ni livres. Pendant qu'il était ainsi tenu en chartes privée^
les dénonciations arrivaient de toutes partie, mais si peu meeuréeSi wL
contradictoires, qu'elles tombaient d'elle&^mâmes; au lien d'accakier
l'accusé^ leur exagération ne contribuait qu'à mettre au grand jour
8(m innocence et la rage aveugle de ses implacables perséGOteun.
Malgré leurs inventîona détestablesy ils ne purent le eonvain^^ d'hé^
réaie, ni de judaïsme, et l'aceusatîon portée contre lui fut rédmte à
incriminer simplement sa veruon du Cantique de Sdomon , et sit
manière de vœr sur le texte latin de la Ytdgate. Avec ces deux ebefs
d'accusation , le procès se prolongea environ, cinq ans. Fray Lunr de
Léon lut appelé à eomparattre plus de dnqminte lots devant le tri-»
bunal des inquisiteurs, et à chaque ititeilrogatoîre il fit des tésfmùanai
simples, frandies, pleinea d'une candeur nnive et de ce calme que
donne l'innocence* Aux dénonciations que lin transmettaient la
jiq^es il répondait par écrite eiil existe encore plus de cent feuilleta
écrits de sa main pour sa défense* Xtena cette apdogie vi^iineni
hér^âque on retrouve son éloquence» ordinaire ,. k digmlé de son
F&ÀY LUIS DE LÉON. 111
caractère , la droiture et la simplicité de son cœur, la rectitude et
la pénétration de sa belle intelligence. On y remarf ue aussi Tindi*-
gnaticm qu'inspiraient à ce grand homme les sourdes menées et les
basses machinations de ses ennemis. Le contenu et le ton de leurs
dénonciations les lui faisaient deviner; il les nomme dans ses repli*
queSy et les traite séTèrement» non par esprit de vengeance, mais par
ce sentiment d*horreur profonde que la haine du mal iait naître dam
la conscience de l'honnête homme.
Enfin, après plus de quatre ans de minutieuses enquêtes, d'inter>-
rogateires prolongés , de questions captieuses ^ et d'une surveillance
incessante , les sept juges qui composaient le tribunal prononcèrent
la sentence définitive* Quatre d'entre eux opmèient pour k question
mitigée — tormenlo moderado — à cause de l'état valétudinaire de
Taccusé, qui rendait intcdérable la torture ordinaire v et en même
temps ils étaient d'avis que l'instruction suivit son cours. Deux
autres juges se contentèrent de demander qu'il fût réprimandé dans
la grande salle du tribunal, au sujet des questions délicates et cobh*
promettantes soulevées par lui en des circonstances si difficiles pour
l'Église catholique» non sans manifester le désir qu'il confessât que
quelques-unes des propositions dont il était l'auteur devaient être
considérées comme suspectes*^ et finalement ils prétaidaient qu'il lui
fût interdit dorénavant de professer* Le septième se réserva le drdt
de donner son opinion par écrit : la permission lui en fut accordée ;
on ne sait pas s'il en usa. La junte suprême de l'inquisition de
Madrid {la suprema)^ composée de quatre jauges seulement,, mais qui
étaient juges souverains et prononçaient en dernier ressort, fut coi^
sultée dans ce cas litigieux. Elle ne tint compte de l'arrêt prononcé
par le tribunal de Yalladolid , le cassa, et considérant la sentence de
condamnation comme non avenue ^ elle la mit à néant , ei déclara
solemiellement que l'accusé Fray Luis de Léon était absous « absuelto
de la instancia deljuicio^ » ei à l'abri de toute poursuite, non sans
lui recommander d'être plus circonspect à l'av^ir^ et de ne pas s'a-
venturer dans la discussion desmatières^ délicates qu'il avait touchées
dans ses leçons ou dans ses écrits ; elle ordoilnait en même temp» la
suppression de la traduction du Cantique des cantiques en langue
vidgaire. Cette décision sans appel fut immédiatement ^lotifiée à Fray
Luis de Léon^ et, en lui rendant la liberté, on l'invita à tout oublier^
sous peine d'encourir l'excommunication majeure et autres châti-
ments canoniques^ dont l'inquisition ne se montrait point avare»
liî FRAY LUIS DE LÉON.
Le procès avait commencé le 17 décembre 1S71, il fut tenniné le
IS décembre 1576; le dossier se composait de plus de quatre cents
pièces , dont la plupart subsistent encore et ont été publiées* La lec-
ture de cet échantillon du despotisme religieux fournirait matière à
bien des réflexions ; je laisse au lecteur la satisfaction de les faire lui-
même et de méditer là-dessus. L'histoire littéraire de FEspagne est
féconde en épisodes de ce genre.
Dès que Fray Luis de Léon fut libre, il songea à regagner son couvent
de Salamanque; les sympathies qui l'avaient accompagné lors de
son départ étaient aussi vives à son retour. Il était la gloire de son
ordre, qui le vénérait comme un martyr, et ce n'est pas en vain qu*il
avait soufiert pour la bonne cause. L'université n'oublia pas non
plus les éclatants succès de son enseignement ; avec une indépen-
dance courageuse, elle voulut que la chaire qu'il occupait restât
vacante ; elle le demeura durant les cinq années de son exil , et lui
fut rendue en même temps que la liberté. Il en reprit possession le
30 décembre 1576, au milieu d'un grand concours d'auditeurs, et il
commença par ces mots d'une simplicité sublime : Dicebamus hes^
tema die, a nous disions hier, » et jamais exorde ne fut ni si heureux
ni plus touchant. Ainsi cet homme de bien, qui était aussi un homme
de génie , révélait toute son âme dans ces trois mots : il n'avait plus
souvenir des persécutions, il pardonnait à ses ennemis, et, tout entier
à sa mission et à un auditoire resté fidèle , il considérait conmie une
parenthèse , dans sa vie, cinq années de soufiOrances et de réclusion.
La captivité ne l'avait pomt abattu. Dans les prisons de l'inquisition,
comme il le dit lui-même y a en las carceles de la inquisicion , i!>
furent composés quelques-uns de ses plus beaux ouvrages, entre
autres son traité inachevé des Noms de Jésus-Christ , De los Nom--
bres de Christo, l'un des chefs-d'œuvre de la langue espagnole, supé-
rieur peut-être à la «c Perfecta casada, » c'est-à-dire le modèle d'une
femme chrétienne ou d'une mère de famille; ces deux ouvrages ont
placé Fray Luis de Léon au premier rang des mystiques espagnols,
entre sainte Thérèse et Fray Luis de Grenade.
La présente étude est spécialement consacrée à ses œuvres poéti-
ques ; pour en faciliter l'intelligence , il était nécessaire de retracer
d'abord les principaux événements de la vie du poète , événements
qui n'ofinraient rien de bien extraordinaire, sans le long et touchant
épisode de sa captivité. Le souvenir de ces années de souffrances se
retrouve dans la plupart de ses écrits. Dans la dédicace de son expo-
FRAY LUIS DE LÉON. US
sition latine du psaume XXVI , adressée au cardinal don Gaspar de
Quiroga, archevêque de Tolède, et inquisiteur général, on lit ce pas- '
sage , qui atteste le calme de sa conscience : ce Quoique je ne mérite
en aucune façon d'être compté au nombre des serviteurs de Dieu ,
cependant telle a été envers moi sa bonté et sa clémence souveraine ,
que je n'ai point trop sujet de me plaindre de ce temps de malheur
et de misère , selon le jugement de la foule , où par les machinations
de quelques hommes qui m'accusèrent d'avoir été contre la foi, je
fus enlevé à la société des miens, privé de tout commerce, mis au
secret le plus absolu , et renfermé près de cinq ans dans un cachot
ténébreux. J'éprouvais alors une telle quiétude et une si grande
satisfaction d'esprit , qu'il m'arrive parfois de regretter ces jouis-
sances passées, à présent que, rendu à la lumière, je me vois entouré
des sympathies de l'amitié. » Et dans la dédicace de son traité des
Noms de Jésus-Christ , écrite dans sa prison même et adressée à don
Pedro Portocarrero, du conseil de Sa Majesté, et membre de l'inqui- i
sition générale, on trouve encore ce passage : «c Bien que je recon-
naisse qu'entre tous ceux qui peuvent en cela rendre service à
l'Église je suis le plus petit, j'ai toujours souhaité de la servir selon
mes forces, et je ne l'ai pu faire, jusqu'à ce jour, à cause de ma mau-
vaise santé et de mes occupations. Mais puisque une vie de labeur et
de peine a été dans le passé un obstacle à l'accomplissement de
mon désir et à l'exécution de mon dessein , il me semble que je ne
dois point laisser échapper l'occasion que me donne mon loisir, dont
je suis redevable à l'iniquité et à la malveiUance de certaines per-
sonnes. Â la vérité, les souffrances qui de tous côtés m'assaillent ne
sont pas en petit nombre; mais la fayeur constante que m'envoie du
ciel, sans que je l'aie méritée. Dieu, qui est le vrai père des affligés,
et le témoignage de ma conscience au milieu de toutes ces peines,
ont si bien rendu le calme et la paix à mon âme, que non-seulement
dans l'amendement de mes mœurs, mais encore dans la connaissance
de la Térité , je vois clair maintenant , et suis capable de faire ce que
je ne pouvais auparavant. De sorte que le Seigneur a converti mon
affliction en lumière, et la faisant tourner à mon profit, il a produit le
bien par les mains mêmes de ceux qui prétendaient me nuire. Et ce
serait vraiment méconnaître ce divin bienfait, et n'en pas témoigner
la reconnaissance qu'il mérite, que de ne pas donner tout le soin dont '
je suis capable à une entreprise qui doit , à mon sens , produire un
grand bien parmi les fidèles , surtout à présent que je la puis exécuter,
Toac XI. — 4 1 • LivraiMn . S
il4 FRAY LUIS D£ LÉON.
autant qu'il est en moi, dans la mesure de mes forces et snitant la
faiblesse de mon génie. )» Sans doute, ces belles paroles ont été ifio*
tées par un sentiment de baute résignation, telle que la foi Tinspiro
aux croyants sincères ; mais il me semble aussi que Tacooit élevé de
ces paroles révèle une âme forte et un esprit vigoureusement trempé.
Dans les quelques poésies qu'il composa durant sa captivité on re-
trouve aussi les s^itiments d'une âme dirétienne et la force patiente
d'une raison supérieure : l'aocord de ces deux choses sied bien à un
honnne de sa prdession et de son génie.
Le premier ouvrage qu'il mit au jour, après avoir recouvré h
liberté, ce fut une exposition latine du Cantique des Cantiques. U
l'avait &ite sur les instances de ses amis, et pour obéir aux ordres
de ses supérieurs : les uns et les autres souhaitaient vivement qu'il
achevât de confondre ses ennemis, et de dissiper tous les soupçons que
leurs calomnies avaient fait naître. Ce commentaire est fort étandu ;
l'interprétation est conforme au sens adopté par l'Église. Mais l'auteur
ne fit point de concesâcms , et^ reprenant l'opinion qu'il avait sou*
tenue dès le principe , il s'attacha à démontrer que le Cantique des
cantiques n'est autre chose qu'une pastorale. C'est à tort queJBajle,
induit en erreur par une assertion hasardée du jésuite Gaspar Scbott,
prétend queFray Luis de héaa publia aussi le commrataire en espa*
gnoL L'édition latine était déjà une protestation hardie, et qui prouve
combien celui qui la feisait avait un caractère viril ; l'édition espa*
gnole eût été une provocation inconsidérée, une violation manifeste
de la défense faite par rinquidtion, laquelle avait expressément
ordonné la suppressicm de la versicm espagnole et des commentaires
qui l'accompagnaient. Il est vrai qu'on trouva depuis, parmi ses
papiers , un ouvrage écrit en langue castUlane sur le même sujet, et
qui se rapprodie fort de celui qui avait été l'occasion et le prétexte
des poursuites dirigées contre lui ; mais jamais l'auteur ne songea à
l'imprimer de son vivant, et la première édition qui en ait été laite
est de 1796. Quant à sa tradudion du Cantique des Cantiques en
octaves espagnoles, qui fut trouvée aussi entre ses manuscrits, elle
lesta inédite jusqu'en 1806, où le Père Merino, célèl»« augustin,
l'inséra dans sa belle et excellente édition des œuvres complètes de
Fray Luis de Léon. On découvre dans cette traduction les émiomtes
facultés du poëte, et cette suprême perfection de style que l'on re-
marque dans tous ses écrits; de même qu'on admire dans sa version
en proae, accompagnée de commentaires, l'esprit d'indépendance qui
FRAY LUIS DE LÉON. 115
ptéridait a ses mTestîgations théologiqpies , et ce respect de la rérité
qa*H observa toajoars comme un culte. Dans Texégèse des livres
sacrés^ sa méthode d'interprétation et d'exposition ressemble fort à
odle que suivait Ârias Montano. Elle s'en distingue toutefins par la
brièyeté ; très-sobre dans ses explications, sans être pour cda ni see
ni aride, il ne fait point abus de Térudition, et il s'exprime constam-
ment en un langage net, précis, élégant, parfaitement clair.
Tout en sanreillant la publicati<»i de ses écrits, qu'il corrigeait
sans cesse et qu'il rendait plus parfoits à chaque édition nouvelle ,
Fray Luis de Léon préparait d'autres (Nivrages, parmi lesquels étaient
ks deux dont il vient d'être parié , et une Vie de sainte Thérèse, à
laquelle il travaillait encore quelques jours avant sa mort. Ce travail
est resté inachevé. Fray Luis de Léon l'avait entrepris pour condes-
cendre aux désirs de l'impératrice , soeur du roi Philippe II, et cette
occupation avait pour lui un très-grand charme , au dire de Fray
IKego de Yepes, l'éloquent et trop crédule biographe de sainte Thé-
rèse. Il est de fait que le célèbre professeur d'Écriture sainte à l'uni-
Tersité de Salamanque était un fervent admirateur de cette femme
illustre ; il goûtait fort ses écrits, et il l'a assez témoigné dans le beau
prologue qu'il a mis au-devant des œuvres réunies de la religieuse
d'Avila; c'est un admirable panégyrique, et l'un des meilleurs mor-
ceaux qui soient sortis de sa plume. Dans les dernières années de sa
vie il relisait firéquemment les livres ascétiques du célèbre prédîca-
teur Fray Luis de Grenade; l'onction du style, la solidité du fond et
resjMit de diarité qui caractérisent l'incomparable orateur, ne pou-
vaient manquer de le séduire, et pour mieux jouir de cette lecture,
pomr en pn^ter plus ^ficaoement, il s'était enfermé dans une déli-
cieuse retraite; c'était une petite île au milieu d'une rivière, où l'on
trouvait tous les agréments de la campagne et le calme de la soli-
tude. Fray Luis de Léon a décrit ce lieu de délices dans le livre
deuxième des Noms de Jésus-^Christ , et c'est de cet endroit qu'il
écrivait à son ami Ârias Montano pour lui £ûre part de ses progrès
dans la vie spirituelle et dans la voie de la perfection. Il lui disait,
entre autres choses , que la lecture des livres de Fray Luis de Gre-
nade lui avait beaucoup plus appris sans comparaison que tout co
qu'il savait de théologie scolastique, et qu'il se proposait d'en faire
désormais sa principale étude. Il faisait un éloge chaleureux du savoir,
de rëléganoBy de la manière persuasive de ce vàritaUe apêtre, et il
répétait souvent qu'il avait regu de Dieu le don de Téloquenoe chié-
il6 FRAY LUIS DE LÉON.
tienne. Jugement excellent et irréprochable; car Fray Luis de Gre-
nade est la plus grande gloire de la chaire , et le modèle des prédi-
cateurs en Espagne ; quoique la plupart de ses sermons ne soient pas
conservés , il a été constamment placé au premier rang. Pour ce qpii
est de ses traités sur la yie spirituelle, ils passent avec raison pour
des chefs-d'œuvre en ce genre.
C'est dans les écrits de ce grand maître et dans ceux de sainte Thé-
rèse que Fray Luis de Léon cherchait les secrets de la spiritualité, et
sous l'influence de ces deux guides il s'initiait aux mystères de la
mysticité , laquelle était alors le lieu de refuge des âmes en souf-
france. 11 ressentit lui aussi la fièvre de a cette divine maladie d'a-
mour, » et une fois atteint , il n'en voulut point guérir. Fatigué des
disputes de l'école, victime de l'intolérance religieuse, dégoûté peut-
être ou affligé de l'ardeur de persécution qui régnait alors partout et
principalement dans son jpays, il livra son âme aux vastes pensées, et
ouvrit son cœur aux aflections inaltérables que la foi inspire aux
croyants. Son imagination se complaisait aux rêves de l'infini et se
plongeait par avance dans une éternité de bonheur. Dans ses plus
mauvais jours , Fray Luis de Léon avait cherché une consolation
dans cet espoir, qu'un temps viendrait où il lui serait donné de vivre
dans la solitude des champs , occupé de saintes méditations et de
pieux exercices ; et il avait exprimé ce vœu dans une petite pièce de
dix vers que l'on peut traduire ainsi : « Ici l'envie et le mensonge
m'ont tenu renfermé. Heureuse l'humble condition du sage qui se
retire loin de ce monde mauvais , et s'asseyant à une table modeste,
sous un pauvre toit, passe seul sa vie dans les délices des champs,
mettant sa satisfaction en Dieu seul, point envié, point envieux. »
« Aqui la envidia y mentira
Me tuvieron encerrado.
Dichoso el humilde estado
Del sabio, que se retira
De aqueste mundo maWado.
Y coD pobre mesa y casa.
En el campe deleytoso
A scias su vidapasa;
Con solo Dios se compasa :
Ni envidiado, ni envidioso. »
Fray Luis de Léon jouissait enfin de ce qu'il avait tant et si ardem-
ment désiré; il jouissait aussi, et à juste titre, d'une grande consi-
FRAY LUIS DE LÉON. ii7
dération. Depuis la persécution qui Tavait frappé, il ayait acquis une
autorité immense , et sa réputation était universelle. Dans son ordre,
qu'il honorait par Téclat de ses talents et par l'exemple de ses vertus,
dans Tuniversité, dont il était Tornement et la plus grande gloire,
rien ne se faisait sans son aveu , et on le consultait en toutes choses.
Quoiqu'il eût entrepris de réformer les moines de son couvent , et
qu'il eût réussi dans ses tentatives de réforme, il fut élu vicaire
général de son ordre , et il venait d'être nommé provincial des au-
gustins d'Espagne^ quand il mourut, le lendemain de sa nomination,
et avant la clôture du chapitre de la province. C'était le 23 août de
l'année lS9i, à Madrigal, et non à Madrid, comme l'affirme Bayle,
trompé sans doute par le nom latin de cet endroit. U était âgé de
soixante-quatre ans. Son corps fut transporté à Salamanque et
enterré dans le cloître du couvent des augustins, au pied de l'autel
de Notre-Dame de Populo. Sur la pierre sépulcrale fut gravée une
inscription latine dont voici la traduction littérale : a Au maître Frày
Luis de Léon, très-savant dans les lettres divines et humaines, et
dans la connaissance des trois langues (hébreu, grec et latin), pre-
mier interprète des saintes Écritures à l'université , provincial de
Castille , les augustins de Salamanque ont consacré cette pierre ^
modeste en elle-même, précieuse par les restes qu'elle recouvre,
non pour perpétuer une mémoire impérissable par les livres, mais
comme adoucissement à une si grande perte. Mort l'an 1S91, le
23 août, a l'âge de soixante-quatre ans K »
Tant que le couvent est resté debout, cette tombe a été respectée ;
mais le couvent est tombé en ruine, et les restes de Fray Luis de
Léon restaient enfouis sous les décombres. Ils ont été exhumés, il y
a quatre ans environ, et déposés provisoirement dans une urne plus
que modeste. Sur l'instance des professeurs de Salamanque , un
décret royal du 20 juillet dernier autorise l'ouverture d'une sous-
cription nationale , destinée à remplacer l'urne par un monument
digne d'un si grand homme. Le monument doit être élevé , d'après
les dessins adoptés par l'Académie 'des beaux-arts de Saint-Ferdi-
nand , au-devant de la grande façade de l'Université , sur la petite
place qui sépare les deux bâtiments connus sous les noms de grandes
et petites Écoles.
1. L'année 4591 fut encore marquée parla mort du célèbre historien Am*
brosio de Morales, du P. Francisco de Ribera, illustre théologien, et de saint
Jean de la Croix, si connu par ses œuvres mystiques.
1.18 FRAY LUIS DE LÉON.
Fray Luis de Léoa était de moyenne taille et d*un tempénuMot
robuste ; mais les austérités de la vie religieuse, les veilles praloB-
gées de Tétude, et surtout les soufljnanœs qu'il endura dans les
cachots de l'inquisition , avaient affaibli son corps en le disposant à
la maladie. Pour ce qui est de sa personne, il avait la tète belle et
bien proportionnée, le front haut et large, les sourcils épais, les
yeux profonds et très-vifs, quoique le travail et la méditation assidue
en eussent tempéré l'éclat; le nez était grand et r^ulier, la bouche
petite. Dans toute sa physbnomie il y a un air de bonh<Mnie, mêlé
d'un peu de finesse; et dans tous les traits àd cette figure intelligente
et spirituelle on remarque une sérénité inaltérable, avec beaucoup
de douceur et de fermeté .[Il y a de lui un très-beau portrait, et peut-*
être estnce le même dont parle Pacheco, lequel affirme que Fray Luis
de Léon était un peintre très-habile et qu'il s'était représenté de sa
propre main avec beaucoup d'art et de talent. Ce témoignage est
précieux, et il sert à expliquer un passage que l'on trouve dans l'io^
troduction à la ^Per/ecta Casada, » où Ton remarque une belle cooo-
paraison tirée de la peinture, et qui révèle de la part de l'auteur des
connaissances particulières et une expârienoe consommée. Cette par-
ticularité méritait d'être notée, et il convenait d'autant mieux de le
faire, que l'on verra tantôt que dans ses poésies Fray Luis de Lécm
ne prenait pas à la lettre l'hémistiche d'Horace :
Vt pictura pœsis erit.
Il n'a eu garde de le mettre sérieusement en pratique , ainsi que
le font certains poëtes et écrivains de notre temps qui se servent de
la plume comme d'un pinceau , et ne réussissent malgré tout ni à
bien peindre ni à bien écrire.
U
Un critique de regrettable mémoire, don Manc^ Josef Quin-
tana, a très-sévèrement jagé les poëtes espagnols du seLsiàne sSède,
et Fray Luis de Léon, non plus que ses oontempondns et ses rivaux
de gloire, n'a pu trouver grâce devant lui. Sans avdr la prétention
de contrôler les arrêts de la haute critique, je ne puis souscrire à la
décision d'un juge, sage à la vérité et le plus souvent équitable, mais
dont Tesprit n'a pas toujours su se défiandie de certaines influeiMes
FRAT LUIS DE LÉON. H9
pédantesques, ni se soustrare à la tyransie des principes étroits, de
qoalqaes préjugés scolastiques. Quintana était homme de cour, poète
lauréat , écrivain académi({<ie , ancien professeur de belles-lettres ,
et ions ces honneurs, toutes ces dignités, et les habitudes contractées
dans une position officielle, ont influé plus que de raison sur h
■atiire de ses jugements. Partisasi de l'étiquette , amoureux de la
lègle, fidèle observateur des préceptes consentes et transmis par la
tradition, plein de respect pour Tautorité, il s'était fait une poétique ,
de convention, très-classique, mais aussi trop exclusive. Non-seule*
me&t Quintana aurait souhaité que l'Espagne eût possédé de bonne
iMmre ime législation littéraire , ot una legislacion literaria^ )» et je
«oppose aussi un législateur du Parnasse , comme on disait autre-
fins; mais il aurait encore voulu qu'un centre commun eût réuni
tous les beaux esprits, et il exprime le regret que la littérature ei^MK
gaoie n'ait pas trouvé asite et protection dans une cour telle que
criles d'Auguste, de Léon X, des ducs de Ferrare et de Louis XIV
(il ne parle point du siècle de Périclès).
Autre reproche. Quintana trouve mauvais que les illustres poètes
dont il fait la critique ne se soient pas entièrement consacrés à la
{M)ésie , qu'ils n'en aient point fait leur occupation unique et cons*
tttite. Le reproche me parait singulier, et j'avoue que je ne oom«
prends pas l'obligation ou la nécessité où seraient les poètes de ne
iaire que de la poésie; car enfin, le génie poétique peut très-bien
s'accorder avec d'autres aptitudes; Fray Luis de Léon est Ivo*
même un exemple de la possibilité de cet accord, et ce n'est pas sans
taison que Lope de Yéga a dit de lui que sa prose et ses vers recom-
mandaient également son nom à la gloire :
« Tu prosa y yerso iguales
Conserraran la gloria de tu nombre. »
fl ne considérait point la poésie comme une profession, il n'en faî*
sait point métier; mais il était poëte à ses heures, il l'était sans osten»
tation et sans vanité, et c'est à cause de cela qu'il s'est élevé au pre-
mier rang. Sans doute il est regrettable qu'il n'ait pas pris soin dte
publier lui-même ses œuvres poétiques ; elles n'eussent assurément
rien perdu à être imprimées de son vivant ; réflexion qui s'applique
également à celles de Garcilaso, du bachelier Francisco de la Terre,
de Herrera, des deux frères Argensola, de Quevedo et autres noms
illustres qui n'étaient pas trop pressés de passer à la postérité. Mais
120 FRAT LCIS DE LÉON.
oetfe coDcettidD est h leofe qoe Foo poisK Eure à Qiriiituia. Enoove
esl-il oooTenaUe de remaïquer que àa temps de Fray Lois de Léon
on croyait attei généralement que la poésie était nne oocopution
pea compatible avec Télat religieux ; et quoique ce préjogé n'ait pas
empèdié la poésie de pénétrer dans les d<dtres et d*y ébe caltivée
aTec suooes par des e^MÎts livrés à la contemplation et aux rignenrs
de rascétisme, il ne faat pas s'étooner pour cela qu'un homme dont
le mérite et les Tertns ataient soulevé tant de haines et provoqué la
persécution, il ne faut pas s^étooner, dis-je, qu'uu homme grave,
revêtu des fondious du saceij6&jfe et de l'enseignement, ait hésité à
braver le préjugé et à aller contre l'opinion du grand nombre. Asses
de bruit s'était lait autour de son nom pour qu'il ne voulût pas
attirer encore une fois sur lui l'attention du public» ni fournir im
nouveau prétexte à la malvdllance. La prudence lui commandait ce
sacrifice, et je ne pense pas que son amour-propre d'auteur en ait
beaucoup souffert, quoiqu'il eût naturellement de la p^ate à la poé-
sie, son étoile lui ayant donné, comme il dit, cette inclination « par
tncUnacian de mi estrella.9 Du reste, il était bien éloigné de profes-
ser pour les vers en langue vulgaire le dédain que Cervantes repro-
che à ses contemporains. Dans ce temps-là les écrivains humanktes,
ceux qui avaient fréquenté les universités , tenaient en petite estime
les poètes romancistes (romancistas), c*est-à-dire ceux qui, écrivant
en leur langue, ne savaient ni grec ni latin. Cervantes lui-même,
malgré son grand talent, était consida^ par les clercs comme un
génie laïque, « ingerdo lego. » Fray Luis de Léon n'avait point
cette prévention d'esprit , et il s'en exprime très-franchement dans
la lettre qu'il écrivit à don Pedro Portocarrero en lui envoyant le
recueil manuscrit de ses œuvres poétiques. Il y parle en poète qui
connaît sa vocation irrésistible, qui aime son art et le cultive avec
amour; mais il y parle aussi en homme instruit par l'expérience des
dispositions hostiles des critiques dont il connaissait a les jugements
précipités, le goût très-médiocre pour toute œuvre de valeur réelle
ou marquée de l'empreinte du génie, » et qui n'ignorait pas non plus
« les ruses infinies, les sourdes menées de Tambition, de l'intrigue,
de Fenvie, de l'intérêt personnel et de l'ignorance présomptueuse,
mauvaises herbes qui naissent ensemble, qui poussent et croissent
ensemble, et qui de ce temp&-ci, dit-il, prospèrent et envahissent
tout. Et c'est à cause de cela, poursuit-il, que je considérais comme
une vaine sottise de me donner de la peine pour être finalement en
FRAY LUIS DE LÉON. 121
bcitte aux traits de mille critiques extrayagantes, et donner occasion
de parler à ceux qui en f<mt métier. D'ailleurs, je suis ainsi fait, que
j'aime par-dessus toutes choses la retraite et Tobscurité, et je règle
ma Tie là-dessus; si bien qu'après tant d'années de séjour dans ce
pays, le nombre de mes connaissances est si restreint, que vous
sa^ez bien qu'cm les peut compter sur les doigts. Et c'est pourquoi
je n^ai jamais attaché grande importance à ces compositions, qui ne
m'ont pris d'autre temps que celui que je prenais pour me distraire
d'autres travaux ; de sorte que je n'y ai mis que le soin que méritait
ce qui, une fois produit, n'était point destiné à voir le jour. » Il
raconte ensuite que ces petites pièces, qui lui ont pour ainsi dire
échappé des mains, coururent longtemps à l'aventure et comme à Ta-
bandon, et qu'on finit par les attribuer à quelqu'un dont il parle en
termes couverts, à la vérité, mais comme d'une personne de grande
autorité et avec laquelle il aurait eu des relations intimes : double
circonstance qui permet de supposer^ sans trop d'invraisemblance,
qu*il s'agit dans ce passage d'Arias Montano, d'autant qu'il ajoute
que s'il tait le nom, c'est de peur d'offenser cette personne, laquelle
aurait eu aussi beaucoup à souffrir de la malignité et de l'envie des
honmies, jusqu'à ce qu'enfin son innocence fut plus forte que la
calomnie. Tant qu'il put le faire sans inconvénient, cet ami consen-
tit à passer pour l'auteur de ces poésies; mais il vint un jour où,
forcé de renoncer à cette adoption de complaisance, il supplia le père
légitime de reconnaître ses enfants. « Et c'est ainsi que j'ai fait, ou,
pour mieux dire, que je fais maintenant, poursuit Fray Luis de
Léon. J'ai donc recueilli cet enfant perdu , et, après l'avoir détourné
de la mauvaise compagnie qui s'était jointe à lui de tous côtés, et
corrigé de bien grands défauts qu'il avait gagnés dans sa vie vaga*
bonde, je le reçois dans ma maison et le reconnais pour mien ; et
pour qu'il n'ait point sujet de se plaindre de moi qui l'ai arraché à
l'asile où il se croyait en sûreté, je l'envoie à Votre Grâce, à qui il
appartient désormais comme moi-même; et je m'assure qu'à cet
échange il ne trouvera point à redire et s'estimera bien heureux, lo
Toutes les particularités contenues dans cette lettre sont précieuses ;
la fin surtout offre un très^rand intérêt, à cause qu'elle peut être
considérée comme une préface, où l'auteur a résumé très- briève-
ment, mais avec beaucoup de netteté, l'eusemble des pièces dont se
compose son recueil et les divers caractères de ces pièces. En voici la
traduction : « Ce Uvre est en trois parties. Dans la première, se trou-
122 FRAY LUIS DE LÉON.
Tent les oompoeitiom originales; dans les deux autres, les trader
tkms que j'ai faites tant d'auteurs sacrés que profanes. La seoondte
partie est consacrée à ce qui est profane, et la troisième à ce qui est
cacré, sayoir quelques psaumes et des chapitres de i€b. De ce que
j'ai composé moi-même, chacun jugera à sa fantaisie; quant awc
traductions, que celui qui TOudra être juge sache d'abord par expé-
rience ce que c'est que de faire passer des poésies élégantes d'nae
langue étrangère dans la sienne sans altérer la pensée, soit en ajou-
tant, soit en retranchant, et tout en conserrant autant qu'il est pos^
rible les formes de l'original et leur grfice primitive, de telle sorte
qu'elles s'expriment en castillan, non comme des étrangères fraîche-*
ment débarquées, mais comme des indigènes. Je ne prétends pas y
avoir réussi, ce serait trop de présomption ; mais je ne cadie pas que
j^y ai tâché de mon mieux. Qu'on dise que je n'œ suis pas Tenu à
bout, je le toux bien, mais que l'on s'y essaye auparavant, et il se
pourra faire qu'on accorde quelque estime à mon labeur, auquel je
me suis livré uniquement à dessein de montrer que notre langue est
capable de bien recevoir tout ce qu'on lui recommande^ et qu'elle
n'est ni rebelle ni pauvre , au dire de quelques-^ms , mais maliéabk
comme la cire et nullement avare qimnd on la sait manier. Du reste,
il en sera ce qu'il pourra, car j'en ai peu de souci, et mon seul désir
est de plaire à Votre Grâce, à qui je veux continuer à rendre serrioe,
et que ceux qui ne me connaissent point par mon nom me coi>-
naissent du moins par là, car c'est en cela seul que je m'estime
quelque peu et que je puis valoir quelque chose. j>
Des trois parties qui composent ce recueil, la première mérite une
étude attentive. Quant aux deux autres, qui renfenrtent les traduclioQS
des poètes classiques de l'antiquité profane et quelques chants des
livres sacrés, il suffira d'une simple appréciation. Je commence en
conséquence par les poésies originales : dans l'excellente édition de
Valence (178S), faite ayec tant de soin par le savant don Gregorio
Mayans y lascar, elles ne tiennent pas plus de soixante - quatocae
pages d'une impression belle et correcte. La traduction de quelques-
unes de ces poésies vaudra bien mieux, à coup sûr, que tout ce
que j'en pourrais dire , et c'est pourquoi je me risque à la tenter.
L'éloge de la solitude et des avantages qu'elle procure, tel est le
eujet de la première ode :
« Qu'elle est douce la vie de eeluî qui, fuyant le bruit de la foule^ mardie
FRAY LUIS D£ LÉON. 123
dans k sentier détourDé ifa'otA parcouru les quelques sages de ce monde.
« Son cœur n'est point troublé de la condition des puissants orgueilleux;
il n'adniire point les lambris dorés^ ouvrage du More industrieux, soutenus par
le jaspe.
m II D'est point en pcâne si la renommée célèbre son nom de sa Toix bmyante ;
il n'eat point en peine si la langue menteoae exalte ee que eondaouie la Térité
aineère.
« Que fait à mon contentement que l'on me montre au doigt^ s'il faut que
je coure après cette yaine faveur^ hors d'haleine, avec de cuisants soucis et des
inquiétudes mortelles ? ^^^
m 0 montagne, ô source» 6 fleuve, ft retraite pleine de mystère et de délices,
ma barque est près d'être brisée, et dans votre calme bienfaisant je me réfugie
loin de cette mer de tempêtes.
« Je veux un sommeil non interrompu, un jour pur, joyeux et libre. Non, je
ne veux point subir le regard superbe et dédaigneux de l'homme vain de sa
naissance ou de son argent.
« Que les oiseaux me réveillent avec leur doux chant non appris, et non les
graTes préoccupations qui n'abandonnent jamais celui dont la volonté dépend
d'un autre.
« Je veux vivre avec moi-même, je Teux jouir du bien que je tiens du del,
seul, sans témoins, libre d'amour, d'envie, de haine, d'espoir et de crainte.
« Au penchant de la montagne, j'ai de ma main planté un verger, que le
printemps a couronné de belles fleurs, gage assuré des fruits qui naîtront.
a Jalouse de Toir et d'accroître sa beauté, des sonmiets arrondis se précipite
à la hâte et arrive en courant une onde pure.
« Et bientôt ralentissant ses pas elle circule au pied des arbres, et doucement
sur son passage elle revêt Je sol de verdure et le parsème de fleurs variées,
i « L'air se joue dans le jardin, répandant mille senteurs, et agitant les arbres
avec un bruit si doux qu'on en oublie et Tor et le sceptre.
« Qu'ils gardent leurs trésors ceux qui s'aventurent sur une barque perfide.
Je n*ai point à contempler les pleurs de ceux qui désespèrent, quand luttent
ensemble le vent du nord et l'autan.
a L'antenne battue crie, le jour lumineux se change en nuit noûre, au ciel
s'élèvent des cris confus, et chacun à Tenvi enrichit la mer.
« Poar moi, une table bien frugale me suffit, où l'aimable paix règne en
àbovàuice; à ceux4à la vaisselle fabriquée avec l'or fin qui ne redoutent point
la mer en courroux.
0 Et tandis que misérablement d'autres sont dévorés de la soif insatiable du
commandement périlleux, puissé-je chanter couché à l'ombre,
« Couché à l'ombre, couronné de lierre et d'impérissable laurier, l'oreille lA-
aei^e aux acooids mélodieux de la lyre savamment touchée.
Ce beatus ille n*est pas celui d*Horace; mais on y sent quelque
chose de plus vrai, de plus touchant que les vœux passagers du trai-
.tant Alfius, et ce sentiment de la nature et des solitudes cachées, où,
dans le aeciet de la retratle et le calme de la orascieiiGe^ ràne
424 FRAY LUIS DE LÉON.
du sage 8*abreuT6 aux sources vives et goûte en paix les joies pro-
fondes.
La seconde pièce du premier livre est dédiée à don Pedro Porto-
carrero. C'est encore une ode, ou mieux un hymne à la vertu, qui
rappelle sans trop de désavantage les admirables vers d'Âristote sur
le même sujet :
« Vertu, fille du ciel, devise la plus éclatante de la vie sur ce sol obscur^
lumière tardivement connue, sentier qui mène au bien, suivi d'un petit
nombre.
« Cest toi qui du bûcher enlevas au ciel le vaillant Alcide ; c'est toi qui dans
la sphère la plus haute élèves jusqu'au niveau des étoiles le Cid victorieux dans
mille combats.
« Par toi s'écarte de la nuit proronde et plus brillante éclate, tel que le jour
lumineux, le fruit de Léda, et le grand capitaine pousse jusqu'au ciel la fleur
de sa gloire.
« Et maintenant sur sa trace franchit l'espace immense, d'un pied agile et
d'une aile rapide, le grand Portocarrero, mû par l'ambition de posséder le bien
suprême.
« Loin des routes vulgaires, foulant l'or sous ses pieds, ferme il aspire au
sommet, et du chemin pénible qu'il gravit, ni la colère furibonde, ni les séduc-
tions trompeuses ne le détournent.
« Ni plus légère ne se meut, ni plus droite ne s'avance, fendant l'air sans
dévier, ou la flèche du Thrace, ou la boule tudesque tout en feu.
« Sur une race inculte et sauvage sa main puissante étend l'égalité des mœurs,
et où le ciel est noir il fait briller une lumière capable d'éclairer de plus hautes
cimes.
« Heureux ceux que désaltère le M ino, ceux qu'entoure la mer en monstres
féconde, depuis la fidèle montagne jusqu'où la terre manque, et ceux que
dédaigne la crête sourdileuse de Ume. »
Dans cette explosion d'enthousiasme lyrique, il y a plus que les
combinaisons savantes et Tart étudié d*lIorace : Ton ressent le
souffle puissant de Pindare, et l'on entend comme un écho non
affaibli de l'hymne original qui a servi de modèle.
L'ode suivante, dédiée à Francisco de Salinas, commence d'un ton
plus calme, et le poëte débute par les plus doux accents de sa lyre;
mais insensiblement l'harmonie l'enivre, et les séductions de la
musique terrestre l'emportent sur les ailes de l'espérance au séjour
où le bonheur n'a point de fin :
« L'air se rassérène, et se revêt d'une beauté et d'une lumière nouvelle, é
Salinas, quand résonne la musique parfaite qui naît sous votre docte main.
FRAY LUIS DE LÉON. 1$5
« A ces diTÛiB accents, Tâme, plongée dans Touhli, recoutre le sentiment, et
retrou?e le souvenir de sa noble et primitiTe origine.
« Et à mesure qu'elle se reconnaît, elle devient meilleure, sa pensée s'élève
i d'autres destinées : elle méconnaît l'or qu'adore la vile multitude, et la
beauté éphémère et trompeuse.
« Elle franchit tout l'espace, et, ne s'arrêtant qu'à la plus haute sphère, elle
écoute les modulations inconnues d'une musique impérissable, qui est la source
première (de l'harmonie).
« Et comme elle est composée de nombres qui concordent, elle répond et
renToie des accords parfaits, et entre les deux s'établit à l'envi une harmonie
délicieuse.
« Alors l'âme se lance dans un océan de délices, et s'y noie de telle sorte,
qu'elle n'entend plus, ne ressent plus rien du dehors.
c Heureux anéantissement! ô mort qui donne la vie, 6 doux oubli ! Ah !
s'il pouvait toujours rester dans ton repos et ne revenir jamais à lui ce sens bas
et vil!
Cest à ce bien-là que je vous convie, honneur du chœur sacré des Muses,
ami plus cher que tous les trésors; car tout ce monde visible n'est que douleur
et tristesse.
c Ah ! qu'ils résonnent sans cesse à mes oreilles vos accents, ô Salinas ,
qui réveillent les sens au bien divin, les laissant endormis pour tout le reste, b ;
Ici le poëte a puisé toute son inspiration en lui-même, dans la
yiyadié des sensations et dans la profondeur du sentiment : de là,
la grande originalité de cette méditation religieuse et le charme
infini de ces transformations de Tâme sous Tinfluence des mélodieux
accords. Il est douteux, qu*au sens spiritualiste, la puissance de la
musique ait été jamais exprimée plus heureusement et en un aussi
magnifique langage. Il y a là comme un avant-goût de cette patrie
céleste que Tardente imagination des mystiques entrevoyait dans les
rêves de Textase. Ni Synésius, ni Grégoire de Nazianze n'offrent rien
de comparable à ce chant des anges :
Dans une pièce très-courte adressée à Felipe Ruiz, le poëte signale
ainsi les inconvénients de Tavarice :
« En vain la voile portugaise fatigue la mer; ni le golfe Persique, ni les
Mohiques amies ne produisent point d'arbre capable de rendre la sérénité
à 1 ame.
« Ni l'Inde ne donne au cœur le repos, ni la précieuse émeraude ne profite
i une ftme avare; plus elle possède et plus son visage se contracte.
c Le trésor des Perses ôta la vie, non la soif au général romain, et Tantale
entouré d'eau ressentit de plus cruels tourments.
a Plus ardente est k soif et plus dur est le sort du misérable qui, sans trêve
426 FRAY LUIS DE LÉON^
à ses fatigoef ^ entane For, et hardiment pane la mer, et oToie oovrir ta maio
ayare.
« De quel prh est le trésor intact, sll trooMe le don sommeil, s'il étreiiit
plus fort le nœod^ s'il aigrit enoore tliumeiir^ et laisse le possesseur paiirre
dans sa richesse ? >
On Toît dès à présent à qaelles sonroes puisait de préférence Fray
Luis de Léon : il entonne rarement le chant héroïque, et il ne lui est
arriyé que deux fois de chanter les batailles; en général, il s'inspire
de la morale et de la religion, et les associant parfois toutes les deiix^
son ode célèbre la morale religieuse, montrant le bnt, qui «si Tin-
fini, et les choses passagères et fragiles qu*il faut abandonner pour
Tatteindre. Le renoncement et le sacrifice, en arrachant Tâme aux
soins terrestres et aux préoccupations yulgaires, la préparent au
b<mheur qui ne passe point. Tel est le thème déyeloppé par le poète
dans une pièce adressée à une dame sur le retour, et dans laquelle la
Madeleine repentante est un exemple ajouté à la leçon, comme pour
la rendre plus eCBcace :
t Élise, déjà la neige a changé l'éclat de la belle chevelure qui bravait
les reflets de for. Hélas! ne favais-je pas dît : retire-loi. Élise, ear le
jour Tole?
• Déjà ceux qui promettaient de rester à jamais attachés à ton serrice se
détournent, les ingrats, pour ne point Toir ce front ridé et ces dents dont la
blancheur est ternie.
c Du temps passé que te reste-^îl, sinon des regrets? Quel est le fruit que
to as recueilli de ton labeur, n ce n'est deuil et tristesse, et rame rendue
esda¥e du rice grossier ?
t T'a*t-il gardé la foi le volage pour lequel ta n*as point gardé celle que tu
devais à ton souverain bien; qui faisant ton malheur fa fait perdre le cher
trésor de ton innocence?
t N'est-ce pas pour lui que tu as brûlé de jalousie ? ITest-œ point pour hn
seul que ta as fotigoé le ciel de tes plaintes importones? N'est-ee pas pour lui
que tu as complètement fait oubli
« De toi-même ? Et maintenant, riche de tes dépouilles, plus rapide que l'oi-
seau il fuit, et va portera Lida ses adorations menteuses, tandis que tu es en
proie au chagrin dévorant.
« Ce don de beauté, que tu tenais du ciel, combien il eât été mieux de
le rendre à qui il appartenait, sous le voile de sainteté qui l'eût préservé de la
poussière terrestre !
c Mais il n'y a point dlieure tardive, tant le del nous est clément; et
tandis que dure le jour, la poitrine haletante peut de la douleur tirer aisément
le repos.
« Madeleine, là belle pécheresse^ était perdue sans remède^ et pourtant
PRAY LUIS DE LÉON. 127
ITardeur ferveDtd de son amour éteignit en un moment rapide lea flammaa
d'an feu ardent^
« Les flammes de l'amour coupable, arec un amour plus vif, et il lui fut
daaoé d'arriver à l'état qui ne fut point accordé à Fhôte arrogant et feignant
€ Guidée par Kamonr et le repentir, elle péailrB sons le toit étranger, et
kardiment se présente devant des râages inconmis^ et sagement elle oublie ka
r^ards moqueurs, et cherche la vie.
a Et toute défaîte, prosternée aux pieds du maître divin, ses mains, sa
bonche et ses yeux faisaient ce qu'avait négligé de faire cette foule remplie de
eonfiance en elle-même.
« Elle lavait de pleurs abondants celui qui la lavait de son mal immonde, et
afec Tor qui ornait sa tête elle nettoyait ce qui était net, et donnait la paix au
pacifique.
« Elle disait : Ressource nmqoe de la nusère, remède snpréme de mon salut,
féparateur d'un mal si grand, incline vers cette boue ta divine miséricorde.
« Hélas! que pourrait t'offrir qui a tout perdu? Ces mains hardies à foffeii*
Mt, ees yen pleins de vanité, je te les offire, et ces lèvres si profanes.
« Que celle qui s'est donné tant de peine à t'ofiienser travaille à ton service,
et que de mes fautes sorte ma justification; mes yeux étaient deux mortelle
Urarnaises; qu'ils deviennent deux sources intarissables.
« Que mes yenx arrosent tes pieds, que mes cheveux les essuient, et que ma
bouche, occasion de tant de maux et de scandales, les couvre de baisers sans
fin; ee qui est ma condamnation, je t'en fais offrande,
« le te présente un malade, hélas I mortellement biessé ; il y faut un médecin
«eeompli qui donne telles preuves de son savoir, que mille sièdes en reten-
tissent.»
Quoique la traductioii ait notablement affaibli les accents de rori-
ginal, non sans en atténuer les tons les plus tendres et la suave har-
monie , cette p&Ie copie d^un admirable modèle donnera peut-être
encore une idée de la beauté sévère d*une création remarquable par
la perfection de Tart dans la cono^tion et dans la forme et par Tinef»
&ble douceur qui en fait le charme suprême. Les reproches 7 sont
exprimés par des r^rets, et le contraste de la faute et du repentir
met encore plus en relief Tesprit de charité évangélique qui relève
la pécheresse jusqu'à Tespoir du pardon.
La prophétie du Tage est si connue, qu'il me parait inutile de la
reproduire; l'idée principale est empruntée de l'ode d'Horace sur la
prédiction de Nérée au ravisseur Paris. Je ne cache point que je
préfère Toeuvre de Fray Luis de Léon à celle du poëte latin ; le sujet
1. Yofyeale tableau de Paul Véranëse représentant lésos^llirist chea Simon
le pharisien.
138 FRAY LUIS DE LÉON.
est éminemment national, il est traité avec feu, et la forme en est si
belle, que Ton sent bien tout ce que l'auteur aurait pu faire s'il eût
cultivé le genre héroïque. Mais ce n'est point de ce côté que le por-
tait son indination; son âme sereine se plaisait aux émotions douces.
Et toutefois, dans ces méditations où domine le sentiment des choses
spirituelles et l'espoir de l'éternité, l'imagination du contemplateur
s'élève sans effort jusqu'au sublime et son esprit pénètre dans les
régions de la pure lumière, non pour s'y perdre et s'y noyer, mais
pour en rapporter le calme des sens et la paix profonde du cœur. Telle
est du moins l'impression que laisse au lecteur l'ode à la nuit ; aux
yeux de quelques critiques elle passe pour la plus belle du recueil.
tt Quand je contemple le ciel orné de clartés innombrables, et que mes regards
s'abaissent "vers la terre entourée d'obscurité, plongée dans le sommeil et dans
roubli;
« L'amour et la peine éveillent en mon cœur une ardente inquiétude; de mes
yeux jaillissent des ruisseaux de larmes, Oloarte, et je m'écrie enfin d'une voix
plaintive :
« Séjour de grandeur, temple de lumière et de beauté, pourquoi faut-iij
hélas! que mon âme, née pour s'élever à ces hauteurs, soit réduite ici-bas aux
ténèbres d'une noire prison?
c Par quelle erreur mortelle l'intelligence fuit-elle loin de la vérité, oubliant
ee divin héritage, à la poursuite d'une ombre vaine, et d'un bien trompeur?
« L'homme reste livré au sommeil, sans souci de son destin, et d'un pas for-
tif le ciel tourne et tourne encore, et doucement lui dérobe les heures de la vie.
a Ah! réveillez-vous, mortels! voyez et soyez attentifs à votre perte; com*
ment des âmes immortelles, créées pour un tel bien, pourront-elles vivre d'om-
bres et d'illusions!
« Ali l levez les yeux vers cette céleste, étemelle sphère, et vous tromperez
les caprices de cette vie séduisante, et toutes ses craintes et toutes ses espérances.
« Qu'est-ce^ sinon un point imperceptible, que ce soi inférieur et grosâer,
comparé à ce magnifique ensemble, où vivent en un état meilleur ce qui est,
ce qui sera, ce qui a été?
^ Qui, voyant le grand concert de ces étemelles splendeurs, leur mouvement
certain, leurs pas divergents, et pourtant réglés en un parfait accord ;
« La lune faisant tourner sa roue argentée, tandis qu'à sa suite marche la
lumière où plane le savoir (Lucifer), et s'avance après elle la gracieuse étoile
d'amour (Vénus), éclatante de beauté ;
« Et comment poursuit un autre cliemin Mars furieux et sanglant, et Jupiter
bienfaisant, environné de mille biens, illuminant le ciel de son rayon aimé;
« Au sommet, le père Saturne s'entoure des siècles d'or, et derrière lui le
chœur innombrable et lumineux va répandant et ses trésors et ses clartés ;
« Quel est celui qui^ devant ce spectacle, prise encore ce bas monde, et ne
gémit point et ne soupire et ne rompt l'enveloppe de l'ime qui l'attache et la
retient loin de ces biens?
FRAY LUIS DE LÉON. i29
« Là est le contentement; là règne la paix; là, placé sur un siège précieux,
réside sur les hauteurs l'amour sacré, environné de gloire et de délices.
« Immense beauté , ici elle éclate tout entière , et lumière resplendissante ,
elle rayonne d'une clarté qui n'a point de nuit» et le printemps fleurit ici étemel.
V O champs véritables! 0 prairies vraiment fraîches et plaisantes! Mines
inépuisables! Retraites délicieuses! Vallées profondes et secrètes, et remplies
de mille biens! d
Cette ode, admirable dans roriginal, est encore un hymne; ni
Finspiration, ni les réminiscences ne rappellent en rien la poésie
profane; c'est un acte de foi et un chant d'amour, mais d'amour
sacré, a amor sagrado^ ï> et Taccent vrai d'une âme religieuse. Les
hymnes de Synésius, où se font également sentir l'influence de Pla-
ton et celle de l'Évangile , n'ont ni la même grandeur, ni la même
pureté. La prose harmonieuse de Fénelon serait seule puissante à
rendre l'incomparable perfection de cette mélodie poétique.
Je passe h une ode semblable par le fond à celle qu'on vient de
lire, afin de montrer comment, sur le même sujet, ce grand poète
savait varier ses accents. Il s'adresse encore à son ami Felipe Ruiz :
. « Quand pourrai-je, libre de cette prison, m'envoler au ciel, Philippe, et sur
la roue qui tourne en fuyant le plus loin de la terre contempler enfin la vérité
pure et sans voile?
« Là, à côté de ma vie, transformé en lumière resplendissante, je verrai à la
fois et distinctement ce qui est et ce qui fut, et le principe et la source cachée
de l'être.
« Alors je verrai comment la main toute-puissante jeta avec tant d'aplomb et
de solidité les fondements où de tout son poids le lourd élément repose sur
ane base étemelle.
« Je verrai les immortelles colonnes qui supportent la terre, et les limites
dans lesquelles la Providence tient emprisonnée la mer furieuse.
« Pourquoi tremble la terre, pourquoi se courroucent les eaux profondes,
quand l'autan déchaîne la guerre, et pourquoi croissent et décroissent les ondes
de l'Océan.
a D'où coulent les sources; qui alimente et entretient le cours perpétuel des
fleuves; je saurai les causes des hivers glacés et de la canicule.
« Qui soutient dans la région de l'air les eaui supérieures ; les forges de la
foudre, et le lieu où Dieu garde les trésors de la neige, et le point d'où part le
tonnerre.
« Ne vois-tu pas, quand il arrive que l'atmosphère se trouble en été, le jour
devient noir, le vent du nord souffle en furie, et jusqu'au ciel monte la pous-
sière agitée.
« Et parmi les nuages. Dieu conduit son char léger et étincelant; un bruit
horrible se fait ; le feu brûle et éclate, la terre tremble, et la foule s'humilie.
Tonc XI. * 41* tÎTrtiiOO. 9
430 FRAY LUIS DE LÉON.
c Lapluie baigne le toit; des coltiaes descendent le» lorreiis, et le laboureur
épouTaalé regarde soû travail perdu et les champs iooDdés.
< Et de là«<haut je verrai les mouvements céiesles» qu'ib soient précipiléa oa
naturels, et les causes des destins et les signes.
« Je verrai qui dirige les étoiles, et qui allume les belles et brillantes itior
juHkB, et pourquoi les deux ourses sont toujouis en crainte de se .baigner dans te
mer.
« Je verrai ce feu étemel, source de vie et de lumière, et son foyer inextin-
guible, et pourquoi en hiver il court avec tant de hâte, et qui le retient durant
les longues nuits.
« Je verrai 'sans mouvemenit .dans la plus haute sphère, le séjour de la joie H
du oonteatenent, aéjour de lumière et d'or, où habitent les bienheureuv <
Ici le souTaûr de la poésie Tirgiliemie est manifeste; mais dans ce
voyage à trayers les merveilles célestes et les secrets de la nature on
entend surtout la grande toîx des prophètes, et Ton retrouve les brus-
ques transitions et les images grandioses du poëme de Job.
Voici maintenant une exhortation à la sagesse, adressée au licen^
ciado Juan de Grial. Elle mérite d'être citée, non-seulement à cause
de Texcellence de la forme, mais encore parce que la fin témoigne
évidemment que le poète Ta composée dans le temps même de sa
captivité :
« Déjà les champs retirent leur beauté, et le ciel de ses rayons plus tristes
pâlit la verdure, et feuille à feuille dépouille la cime des arbres.
« Déjà Phébus incline ses pas vers la lueur d'Egée ; déjà, plus avare, il
accourcit les heures du jour; déjà Éole, soufflant au midi, nous envoie d'épais
nuages.
« Déjà Foiseau vengeur d'ibicus fend les brouillards, pleurant de sa voix
rauque, et le col attelé au joug, les bœufs rompent le sol ensemencé.
c Le temps nous convie aux nobles études, et la renommée, Grial, nous
appelle à gravir la pente du mont sacré, où ne pourra atteindre la flamme
dernière.
a Allonge le pas dans le bon chemin, franchis la côte, et, seul arrivé au
sommet de la colline, là où plus pure jaillit la source, étanche l'ardente soif.
« JN'aie souci de celui qui, égaré par l*erreur, admire l'or, et va haletant et
avide à la poursuite d'un bien illusoire; le vol rapide du vent n'est ni plus vite,
ni plus fugitif qu'une telle joie.
« Écris ce que te dicte Phébus favorable, où l'antiquité est égalée, et le style
moderne surpassé, et n'espère point, cher ami, que je puisse marcher avec toi.
« Saisi et renversé traîtreusement par un tourbillon, du milieu du chemin
j'ai été précipité au fond de l'abtme, et la lyre-chérie a été brisée avec mes ailes. »
Ce chant est triste comme une élégie : le suivant, d'un ton plus
ferma, révèle une gcande jEnree d*âme« non sans laisser deviner Tin-
FRAV LUIS DB LÉON. 131
dignatioD œnteQue qa\ édate à la fia ; mais Tainerliiine du reproche
est tempérée aussitôt par un mot de pardon et un cri d'espérance. En
racoBtant ses souffrances et les menaces de ses persécuteurs , le captif
s^adresse encore à Felipe Ruiz, son ami fidèle :
« Quel prix a tout ce que le soleil brillant voit dans sa oourae, 4u pc^t. où
il émei^e à ceWi où il se cache ^ et ce que possède rbabilant de Tlnde^ et œ
que produit TOrient radieux, et tout ce que convoite la vile multitude?
« Celui-ci, tout préoccupé d'assurer à son héritier le repos dans les rii^esses,
▼it durement dans l^îndigenoe^ et ménager de son argent, il se montre sévère
el cruel à soi-même.
m Cet autre, qui a soif du commandement, avide, sert en aveugle, et, pour
OMMiter plus haut, il descend jusqu'à la basse supplique, et va livraïKt sa liberté.
« Tel^ laisse prendre à l'éclat d'un vif regard et aux reflets d'une cheve-
lure d'or^ et au prix de mille peines il achète une heure, un instant de ce
bapbeur qu'on pleure sans lin,
.« Heureux celui qui se connaît, Philippe; il ne demande qu'à soi-même
la ioie véritable de la vie, et considère comme chose étrangère tout ce qui n'est
pas renfermé en son propre sein.
« Si le jour brille, si Éole trouble son domaine, son visage n'est point altéré
par la colère, et le mont sourcilleux tombe ^ur lui sans le léser.
a De même que l'yeuse, aux mille nouds, mutilée sur un rocher sauvage
par la coignée tranchante, repousse et reverdit plus vigoureuse en dépit des
blessures du fer;
« On voudra l'abattre, et il se relève plus grand, et si la lutte se prolon^,
il fleurit, et plus ferme sur sa base il fait rouler pfur terre celai qui se lenait
pour vainqueur.
a A l'abri de tous les caprices du sort, il est calme et sans épouvante en p^
sence du tyran furieux, armé de fer et de feu et de l'instrume^ du supplice.
a Allume, dit-il, la flamme, aiguise le fer cruel, brise et viens, et si tu me
Irouves, saisis-moi, et donne à ta faim enragée sa pâture, et l'assouvis.
« Qu'attends- tu? Ne vois-tu point cette poitrine nue, faible, découverte? Àh!
il ne tient point dans ta main trop petite le cœur qui sait avec sa def fermer
le ciel et la terre.
« Plonge plus avant, enfonce, retourne les entrailles, et jusqu'au centre,
pousse ton poignard; en vain tu t'efforces; jamais ta main trop courte ne m'at-
teindra.
« Rrûlaot de me sai»r, iu as rompu ma chaîne, et, grâce à tes efforts, je
suis monté jusqu'à la consoldlion suprême, et, libre enfin, je prends mon vol,
et fendant l'air, je foule le ciel. »
Il serait puéril de rechercher, dans ce cri de douleur et dans ce cri
de triomphe, des réminiscences d*Uoracc et des souvenirs de la phi-
losophie stoïcienne. Ce chant est d'un martyr qui ne redoute point la
fureur des bourreaux, et onlrcvoit la couronne après la ^rture; c*est
132 FRAY LUIS DE LÉON.
donc un chant d*espérance et un encouragement à la mort. Il est pro-
bable, et presque certain, que cette ode magnifique fut composée dans
les derniers temps de la captivité , au moment où la majorité des
juges inquisiteurs avait décidé que Fray Luis de Léon souffrirait le
tourment. Le poète sentait qu'il ne résisterait point à la violence d^un
supplice barbare, et, plein d*espoir, il entonnait le cantique de la
délivrance. C'était la foi qui le consolait, qui le soutenait, qui lui
inspirait la conviction que la mort n'était qu'un passage pour arriver
à la gloire, c'est-à-dire à la vie céleste, ou au séjour de bonheur qu'il
a célébré en ces termes :
« Bienfaisante région de lumière, prairie bienheureuse, que ne flétrit point
le souffle glacé ni le rayon ardent, sol fertile, où germe la consolation éternelle,
« La tête couronnée de pourpre et de neige fleurie, sans fronde, sans hou-
lette, le bon pasteur mène devant lui dans tes doux piturages son troupeau
bien-aimé.
« Il marche, et les brebis le suivent heureuses aux champs, où il leur offre
en pâture des roses immortelles, des fleurs toujours naissantes, et qui repous-
sent d'autant plus qu'on les cueille.
« Et tantôt il les guide au loin vers la montagne du bien suprême; tantôt il
les plonge dans le courant de la joie constante; il les rassasie d'abondance;
pasteur lui-même, et à la fois pâture, et sort bienheureux.
« Et lorsque arrivé au point culminant de sa course, le soleil monte, lui, repo-
sant entouré de son troupeau, il charme l'oreille par d'agréables concerts.
« Il touche le rebec sonore, et l'immortelle mélodie passe doucement dans
l'âme, et l'âme, méprisant l'or vil, brûle d'une sainte ardeur, et transportée,
s'élance dans la plénitude du bien.
« Ah! si de cçs accents et de cette voix un écho descendait en mon âme, la
transportait hors d'elle-même et la transformait toute en toi, ô amour!
« Elle saurait alors où tu reposes, tendre époux, et délivrée des liens de
cette prison où elle souffre, elle irait rejoindre le troupeau, et près de toi arrê-
terait sa course vagabonde. »
Une ode fort belle, et conçue dans le même esprit, c^est encore
celle où le poète a chanté l'Ascension et les regrets des apôtres, qui,
du regard, suivent leur divin Maître s'envolant vers la céleste patrie.
Ce morceau de grande et sublime poésie a été traduit par un habile
écrivain avec beaucoup de fidélité et d'élégance ^ Je ne veux point
recommencer cette traduction. La pièce suivante, adressée à don
Pedro Portocarrero, rappelle les persécutions qu'eut à souflTrir le poète :
1. Voyez dans le volume de M. Ed. Laboulayc, De la Liberté religieuse,
Tétude sur Fray Luys de Léon.
FRAY LUIS DE LÉON. 133
- « La méchanceté n'est pas toujours puissante, Portocarrero, et Tenvie veni-
mease ne réussit pas toujours, et la force sans loi, qui fièrement se dresse,
eourbe à la fin son front; car celui qui contre le ciel se lève, retombe d'autant
plus bas qu'il s'est plus élevé.
' «L Témoins irrécusables les fils audacieux de la terre : après avoir entassé
moDlagne sur montagne, ils montaient, lorsque, précipités au fond de l'abîme,
ils roulent, et sans espoir ils gémissent sous le poids qui les écrase.
« Le froid brouillard a beau offenser le rayon naissant, et contre l'éclat du
jour étendre ses noires ailes; vaine est l'odieuse entreprise; à la fin, il disparaît
tandis qu'au ciel resplendit la pure lumière du soleil.
« Jamais n'a pu être vaincue et jamais ne le sera la simplicité, ni la vie inno-
cente, ni la foi sans erreur, ni la pureté, quand même la férocité du tigre et le
venin du basilic menaceraient de toutes parts.
« En vain contre le juste se conjurent la baine, et la puissance et la fausseté,
épuisant dans leur fureur toutes les ruses, toutes les ressources; jamais elles
ne lui nuiront, et comme l'or fin, le creuset lui donne un nouveau prix.
« L'âme forte, armée de vérité, émousse et affaiblit les traits acérés et les
pointes aiguës du diamant, et déployant les forces en réserve, elle s'élève, et
d'uu pied victorieux foule la troupe ennemie.
« Et de ses cent voix la Renommée proclame la défaite du reptile et du tigre
féroce, vaincus et condamnés à des souffrances sans fin, et la victoire d'un vol
léger couronne le vainqueur de gloire et de joie. »
On Toit comment le prisonnier cherchait à relever son courage
dans ce chant consacré à célébrer le triomphe de la justice. Le témoi-
gnage de sa conscience était assez fort pour le soutenir, et son inno-
cence lui donnait l'espoir de voir la calomnie confondue et la bonne
cause triomphante. Mais il y avait des jours mauvais, où la douleur
était amère, et où la consolation ne pouvait venir que d'en haut. Alors
le poète invoquait la mère des affligés , a consolatrix af/lictorum , »
et le refuge des chrétiens. 11 a composé deux odes à la Vierge ; Tune
destinée à chanter ses louanges, l'autre à implorer son secours. C'est
celle-ci que je veux essayer de rendre accessible au lecteur, comme
le dernier échantillon, et le plus parfait, à mon sens, du génie poé-
tique de Fray Luis de Léon :
<t Vierge plus pure que le soleil , gloire des mortels, lumière du ciel, dont
la grandeur est comme la miséricorde, tourne tes yeux vers la terre , et regarde
un malheureux en cette dure prison, environné de ténèbres et de tristesses, et
s'il n'y a point au jugement des hommes de misère plus grande que la mienne,
ou égale à l'état où je suis pour la faute d'autrui, d*uue main puissante,
romps, 6 reine du ciel, cette chaîne.
< Vierge dans le sein de laquelle la Divinité a trouvé un digne lieu de repos,
où la rigueur se changea en doux amour, puisque vous avez rendu le sévère
134 FRAY LUIS DE LÉON«
iDdcdgent, foug poarrei bieo rendre serein an CBeor enrîronné àt OBages ; déoMi-
Ytez le râage dé«iré qu'admire le ciel, et la terre adore» et les bui^^ fuiront,
et le jour luira. Que ?otre lumière, haute dame, dissipe celle nuH qui m'a*
▼eugle et m'attriste.
« Yierge et mère tout ensemble, bienheureuse qui as engendré ton Créateur^
dont la vie fleurit sur ton sein, Tois comme ma douleur croit et devient à
chaque instant plus poignante; la haine travaille, Tamitié oublie; si en toi ne
trouvent aide la justice et la vérité que tu engendras, où cherdieront-elles un
refuge assuré? Et puisque tu es mère, qu'il te suffise de voir mon abandon*
« Yierge, vêtue du soleil, couronnée d'étemelles clartés, dont les (neds dhrins
foulent la lune, l'envie venimeuse, la perfldie insinuante, le mensonge effinuifé,
la haine cruelle et le pouvoir sans frein ni loi, ensemble me font la guerre.
Seul contre cette armée maudite, que puis-je, pauvre et désarmé, si ton non
béni, Marie, ne se déclare pour moi?
« Yierge par qui le serpent vaincu pleure sa perte, son supplice étemel et
ses desseins déjoués; du rivage, la foule contemple en sûreté ma diute, et la
violence des vagues et ma faible haleine, les uns avec joie, les autres avec
épouvante, et le plus pitoyable crie en vain et fait entendre sa plainte inutile,
et moi, fixant sur vous mes yeux pleins de larmes, je fends l'onde ennemie.
« Yierge, épouse du Père, douce mère du Fils, temple saint de l'immortel
amour, bouclier de l'homme, je ne vois qu'épouvante. Si je regarde autour de
moi, mon séjour est périlleux, l'issue incertaine, hi faveur muette, l'ennemi
cruel, la vérité nue, le mensonge bien pourvu d'armes et de protecteurs, et ce
n'est qu'en me tournant vers toi que respire encore ma misérable vie.
« Yierge qui à la prière d'en haut répondis oui , avec autant d'humilité
que de pudeur, et que les cieux contemplent avec amour, placé comme une
cible, enchaîné des bras et aveugle des yeux, je sers de but à cent flèches qui
me cernent et ne visent qu'à me blesser. Je ressens la douleur, mais je n'aper-
çois point la main. Je ne puis ni fuir, ni me préserver. Plaise à ton souverain
fils, ô mère d'amour, me délivrer à cause de toi.
« Yierge, étoile bien-aimée, guide éclatant sur la mer tempétueuse, dont le
rayon sacré fait taire le vent; mille vagues enfoncent à l'envi dans l'abtme un
pauvre tronc sans voiles ni rames, errant à l'aventure sur l'humide élément;
la nuit s'assombrit, le tonnerre éclate, et tantôt il va jusqu'au de!, et tantôt
jusqu'au fond; l'antenne brisée gémit; oh! viens à son secours, avant qu'il
heurte contre un dur récif.
a 0 vierge non souillée de la tache commune et du mal originel qui conta-
mine le genre humain, tu sais bien que, depuis mon âge le plus tendre, j'ai mis
en toi mon espoir, et si la force maligne qui m'a vaincu a rendu ma vie
pédieresse indigne de ta divine garde , ta clémence fera d'autant plus éclater
le bienfait que la douleur est plus grande, et que je mérite moins ton appui.
a Yierge, l'affliction amère noue ma langue, et ne permet pœnt que na voix
exprime tout ce qu'elle voudrait, et cependant écoute l'âme en soufiraoce, qui
sans cesse crie vers toi. »
Après cette invocation ou ce cri de détresse , ce qu'il y a peut-être
de plus parfait dans le recueil des poésies originales de notre poète.
FRAY LUIS DE LÉON. |39
c*est une ode à Sauit-Jtcqiies, patron de [l'Espagne. Dafi9 h genre
liéroique, ce morceau me paraît un chef^'oeurre encore pins acfaeré
qoe la prophétie du Tage ; mais, au milieu de tant de belles choses,
le choix est bien difficile, et la préfà'ence peut se donner à chacune
selon la yariété des goûts. Celui-ci appréciera davantage une médita-
tion admirable sur la connaissance de soinnéme; cduf-Ià goûtera
mieux une ode sur la Tanité du monde, tel préférera une suite d^har^
inonieux tercets sur une espérance déçue, ou l*hynme religieuse
en rhonneur de tous les saints. Dans toutes ces pièces, on retrouvent
Fesprit supérieur, le coeur généreux et Fâme noble du grand poète,
avec ce calme profond et la sérénité sublime qu'on a pu remarquer
dans les traductions qui précèdent. Deux on trois fois seiilemenf,
rindignation, longtemps contenue, se fit jour, et les chants lyriques
édatèrent en satire amère : tel est le morceau virulent où est flétrie la
cupidité d'un juge avare. Quoique naturellement enclin à la bienveil-
lance et aux douces affections, Fray Luis de Léon, scandalisé du spec-
tacle des noires infamies dont il faillit à être la victime, fut bien près
de ressentir ces « haines vigoureuses, » que Thorrenr du mal inspire
à la vertu. « Vous ferez bien, dit-il en un endroit, de fermer votre
oreille rebelle; car ma muse enrouée, au lieu de chanter selon sa cou*-
tume, fait entendre de tristes plaintes, et la méchanceté et la tyran»
nk du monde la portent vers la satire. Mais que ceux-là m'écoutent
qui ont comme moi de justes motifs de se plaindre :
tt Escuchen mi lamento
Los que^ quai yo^ tuvieron justas queias. >
Mais le ton véhément de Tinvective étail peu caampatible avec la
douceur naturelle de cette âme bienveillante, et le génie du poète ne
pouvait descendre à la tirade déclamatoire qui exprime des senthnenta
fictifs, pas plus qu'il ne savait se plier aux mensonges flatteurs qiat
les vérificateurs vulgaires prodiguent com plaisamment à la puis*-
sance ou à la richesse, dans les pièces de vers dites de circonstance.
U y en a quelques-unes, en fort petit nombre, dans la première par^
tie du recueil, et l'on sent bien, en les lisant, que la véritable inspi»-
ralion ne saurait naître des petites choses, quoique, pour donner de
l'importance et quelque éclat à des événements ordinaires^
Matière infertile et petite^
Fray Luis de Léon, suivant en cela l'exemple de Pindare, se jette
136 FRAY LUIS DE LEON.
à côté, et rehausse la pauvreté du sujet par quelque développement
magnifique sur les grandes vérités morales ou religieuses. Et, mal-
gré les ressources inépuisables de son imagination, et tous les efforts
de son talent, ces pièces sont les plus faibles sans comparaison ; elles
pâlissent à côté des autres.
Après avoir parlé des poésies originales, il est juste de dire ua
mot des traductions. On a déjà vu comment Fray Luis de Léon
concevait les principes de Tart de traduire. Il s'est exercé tour à
tour sur la première pythique de Pindare, sur plusieurs odes d'Ho-
race, sur une élégie de TibuUe, et il a traduit de Virgile le premier
; livre des Géorgiques, et les dix Églogues avec une élégante fidélité, et
surtout avec une intelligence profonde et un sentiment parfait du
génie de chacun de ces modèles^ de leur langue et de leur manière.
Et il ne faut pas croire que ces études fussent pour lui de simples
exercices de style : amoureux de l'antiquité, Fray Luis de Léon avait
N le respect des maîtres de la poésie; il les adorait sans fanatisme,, mais
il leur rendait un culte véritable, et il mettait dans ses efforts à les
imiter ou les suivre de près un zèle infini et beaucoup de conscience.
Il p<»iait le même soin et observait la même fidélité dans Tinterpré*
taûon des poètes bibliques. Il s'est particulièrement exercé sur les
'. . Psaumes, le livre de Job et le dernier chapitre des Proverbes. Le choix
même de ces modèles révèle son goût poétique et les tendances de son
génie. David et Job lui offraient les grandes images et les formes
sublimes de la poésie lyrique dans toutes ses variétés, tandis que les
livres sapientiaux lui révélaient le secret de donner la couleur et la vie
aux conseils de la raison et aux préceptes de la morale. Dans ses imita-
tions des poètes sacrés, dont il possédait la langue, Fray Luis de Léon
a réussi, aussi bien que dans ses versions des poètes de lantiquité
classique, et peut-être a-t-il réussi plus heureusement, car son âme
était vraiment hébraïque, et tout l'aidait dans ces essais de traduction
des livres saints, ses convictions religieuses et la nature de son génie.
 la poésie profane des anciens il a emprunté la forme parfaite et la
savante harmonie ; il a dérobé à la poésie sacrée le feu même de l'in-
spiration et la grandeur des sentiments* L'étude assidue des deux
antiquités dut le dégoûter de bonpe heure des modèles italiens, alors
: fort en vogue en Espagne, et dont on trouve aussi quelques imitations
i parmi les premières ébauches poétiques de sa jeunesse, c'est-à-dire
dans ses œuvres les plus faibles, mais très-remarquables encore par
s^ la pureté du langage et la correction irréprochable. Parmi ses tra-
FRAY LUIS DE LÉON. 137
ductions des Psaumes, se trouve une admirable paraphrase du Mise--
rerej qui est comme un commentaire poétique de ce cri de douleur.
n excellait à rendre l'impression amère de la tristesse, non comme
J.-B. Rousseau ou Lefranc de Pompignan, mais avec ce sentiment
et cette vérité que la Réforme inspira au seizième siècle à quelques
poètes allemands. Je crois que Luther est le seul qui ait traduit les
chants sacrés avec autant de force et de véritable poésie, et Ton peut
comparer, pour s'en convaincre, la traduction en vers du psaume De
Profimdis par le poëte espagnol avec la paraphrase poétique du
grand réformateur :
« Aus tiefer Noth schrei' ich zu dir,
Herr GoU, erboer* mein Rufen^ ! »
»
11 y a de grandes beautés dans les deux imitations ; mais celle de
Fray Luis de Léon me parait l'emporter par l'harmonie, par la sim-
plicité, et surtout par un sentiment plus vif de la désolation du Psal-
miste. Il est juste d'ajouter que les dispositions d'esprit où était l'an-
gustin espagnol n'ont pas médiocrement contribué à lui donner
l'intelligence de ces invocations à la Divinité qu'il répétait dans sa
détresse. Ce qui le charmait surtout dans les poésies sacrées, c'est,
comme il le dit en termes exprès dans le court avant-propos de sa
troisième partie, la simplicité primitive et une saveur d'antiquité qui
leur est propre , et où il trouvait autant de douceur que de majesté.
Ces quelques mots disent assez comment ce grand poëte concevait
la beauté réelle des œuvres poétiques; il y cherchait l'harmonie, la
grandeur et la simplicité, et c'est avec ces trois éléments qu'il a atteint
à son idéal .
Les œuvres poétiques de Fray Luis de Léon ne virent pas le jour
de son vivant. Hormis la paraphrase du Miserere et la belle Cancion
au Christ sur la croix, qui parurent d'abord en 1618, avec beaucoup
de fautes, puis en 1727, dans une édition plus correcte, hormis ces
deux pièces, composées, selon toute apparence, postérieurement au
recueil en trois parties dont on connaît l'histoire, tout le reste
demeura inédit pendant quarante ans après la mort du poëte. Ce fut
en 163 i seulement que le manuscrit fut retiré de la bibliothèque de
don Manuel Sarmiento de Mendoza, chanoine magistral de la cathé-
1. Voyez aussi quelques-unes des poésies sacrées de Hilton.
438 PRAY LUIS DE LÉO?f.
drale de Sérflle, et publié en un rolume in-16 k l'hnprimerie royale
de Madrid. L'honneur d'éditer ces OBorres posthumes du grand
maître, comme on l'appelle en Espagne, échut au célèbre don Fran-*
ciseo de Queredo YiUegas, lequel eut aussi la bonne fortune de faire
connaître la collection de poésies charmantes qui portent le nom àa
bachelier Francisco de la Torre, et dont quelques critiques yeulent
que Tautenr soit Quevedo lui-même. Mais cet écrivain, qui arait tant
d'esprit et de connaissances, était doué d'un goût si défectueux et
d*mi talent si m^l, qu'il est bien difficile de croire qu'il eût pu,
même en le voulant, produire des œuvres, non pas parfaites, mais
d'une valeur réelle. Je ne sais, en vérité, s'il serait possible de trou-
ver dans ses compositions originales une seule pièce, je dis une
seule, qui soit sans reproche; de sorte que l'on peut dire de lui que
ce qu'il a publié de mieux, de n'est pas ce qu'il a fait lui-même. Que-
vedo, fin satirique, méritait bien la qualification que lui a donnée
Cervantes; dans son Voyage au Parnasse^ Tauteur de Don Quichotte
dit de lui qu'il est le fléau des sots poètes :
« Es el flagelo de poetas memov. » (Cap. ir.)
Il est vrai qu'il les ménageait peu, mais jamais il ne Teur donna de
leçon plus dure ni moins efficace que lorsque, joignant les exemples
aux préœptes, il fit voir aux méchants rimeurs deux véritables poètes,
et montra du même coup en quelle décadence était la poésie de son
temps. Mesurant toute l'importance de son rôle d'éditeur, il se con-
sidérait revêtu d'une véritable mission ; aussi dit-il dans la dédicace,
qu'en rendant publiques ces œuvres d'une forme si savante et si par-
faite, son dessein a été de les faire servir d'antidote à tant de sottises
qui s'impriment au grand scandale du bon sens , et à la faveur de la
paresse , qui prend dans ces pitoyables modèles le goût des choses
extravagantes, et d'autant plus nuisibles qu'elles sont plus sédui-
santes. Il revient là-dessus et bien plus longuement dans l'espèce de
discours préliminaire adressé au comte-duc don Gaspar de Guzman,
et qui est une introduction fort savante aux œuvres poétiques de Fray
Luis de Léon. Il y a bien dans ce morceau quelque aOectation de
pédanterie. On sait que Quevedo ne pouvait se lasser d'érudition ;
mais dans sa critique il y a des choses excellentes sur la poésie
lyrique et une appréciation très-saine du poète; il y a aussi un juge-
ment très-sévcre sur cette mauvaise école du culiisme, fondée par
FRAY LUIS i)E LÉON. 139
Goffigora, et qui ftit représentée en France par le célèbre Antonio
Pérez, et plus tard par le cavalier Marino, le Gongora de l'Italie.
Qoevedo détestait cette école, pleine de prétention et de mauvais goût,
de laquelle il s'est lui-même rapproché trop sourent, surtout dans
ses dernières années. Désespérant d'arrêter le courant de la corrup-
tion littéraire, il ramenait les esprits égarés et à moitié pervertis à
la grande poésie du seizième siècle; il exhumait exprès, et fort à
propos, l'un de ses représentants les plus illustres ; mais cet exemple,
qui Talait toutes les leçons, fut impuissant à ramener dans les lettres
le bon sens et le naturel , et bientôt les successeurs de Gongora , qui
n'avaient point le talent du maître, et qui exagéraient tous ses
défauts, eurent une rhétorique et une poétique conformes à leurs
principes. Balthazar Gracian, dont la devise était : a Ne sois vulgaire
en rien, no vulffar en nada^ d composa, au milieu du dix-septième
siècle, son fameux traité intitulé : « Agitdeza y arte de ingenio, n
c'est-à-dire l'art de penser et d'écrire avec esprit, ou, pour dire mieux,
un code de mauvais goût, qui marqua le dernier degré de la déca-
dence et le terme suprême de la comiption. C'est avec une bien
grande satisfaction que je me suis assuré que Fray Luis de Léon n'est
pas cité une seule fois dans ce recueil de préceptes extravagants et
d'exemples d'un goût équivoque , et pourtant , Gracian , qui avait
beaucoup de lecture, empruntait des citations à tous les auteurs, vou-
lant à toute force que les plus habiles et les plus renommés ajoutas-
sent, parleur exemple, plus d'autorité à ses leçons. Peut-être ne fai-
sait-il point de Fray Luis de Léon le même état que les grands esprits
qui l'avaient apprécié, avec d'autres principes que les siens, il est
vrai, mais aussi avec une admiration éclairée. Cervantes, qui a passé
en revue presque tous les poètes ses contemporains , n'a eu garde
d'oublier le plus parfait, et voici en quels termes il lui rend justice :
« Je voudrais, 6 pasteurs, donner fin à mon doux chant, en vous fai-
sant l'éloge d'un génie qui étonne le monde et capable de vous ravir
en extase. En lui, se résume tout ce que je vous ai montré jusqu'ici,
et ce que je dois tous montrer encore : c'est Fray Luis de liéon que
je veux dire ; c'est lui que je révère, que j'adore et que je suis. »
Un autre témoignage, non nioins imposant, est celui de Lope Félix
de Yega Carpio. Voici comme il s'exprime dans son chant quatrième
(silva 4) du Laurier d Apollon : <f Ah ! que tu as bien connu l'amour
souverain, augustin Léon, frère Luis divin! Avec quelle vérité nous
aS'tu donné le roi-^propbète en castillan, dans une traduction si élé-
140 FRAY LUIS DE LÉON.
gante! Combien es-tu redevable (ainsi que tu le marques si souvent
dans tes propres ouvrages) à la cruelle envie, grâce à laquelle tu
mérites d'immortels lauriers. Ta prose aussi bien que tes vers, de
valeur égale, conserveront la gloire de ton nom, et les noms du Christ
souverain t'en feront un d'éternel, afin que la plume enchanteresse
de ta main héroïque fasse frémir au souvenir de la cause injuste de
ta persécution. Tu fus la gloire auguste d'Augustin; tu fus l'hon-
neur de la langue castillane, que tu voulus former et propager par
tes écrits , voyant qu'elle imite si bien la romaine, qu'avec la romaine
elle peut lutter : « Âh! si ^tu vivais dans ce temps-ci, tu serais un
vaillant lion en sa défense. » Ce dernier trait, qui est un jeu de mots
sur le nom du poète, est encore une allusion à cette corruption de la
langue et du goût, dont l'origine remonte à Gongora.
On voit comment les contemporains les plus illustres de Fray Luis
de Léon jugeaient ce grand poète; ces jugements concordent avec ce
que disent de lui deux écrivains d'un mérite éminent : Fray Diego
de Yepes et le licenciado Luis Munoz. Le premier, biographe éloquent
de sainte Thérèse, cite le religieux augustin de Salamanque comme
un homme bien connu en Europe par son grand génie et sa grande
littérature, et qui fut de son vivant la gloire et la lumière de l'Es-
pagne. Le second, qui a écrit très-€légamment la vie de Fray Luis de
Grenade, dit sans hyperbole en parlant de notre poète : «c Peu l'éga-
lèrent dans son siècle, et il fera l'étonnement des siècles à venir. »
Sa vie est un exemple, son talent d'écrivain le met au rang des pre-
miers prosateurs espagnols, et son génie poétique le place entre Gar-
cilaso et Herrera, c'est-à-dire entre le plus tendre et le plus sublime
des poètes du seizième siècle. Quant à la perfection de la forme, à la
pureté constante, à la correction irréprochable de la diction poétique,
Fray Luis de Léon est sans rival et le premier de tous, et c'est par là
qu'il mérite surtout d'être oSerl comme modèle. Il mérite aussi et à
bien des titres les honneurs qu'on veut rendre à sa mémoire. Pour
moi, qui l'admire sincèrement, et qui ai trouvé tant de charmes dans
la lecture de ses œuvres poétiques, je voudrais que sur le piédestal
qui doit porter sa statue on écrivit ces quatre vers de Gtl Polo :
c Yen veras como cantamos
Tan deleytosos cantares.
Que los'mas dures pesares
SuspeDdemos y enganamos. »
Je voudrais aussi, puisque l'occasion est propice à l'expression de
FRAY LUIS DE LÉON. Ui
ce Tœu, je voudrais que les morts illustres qui dorment loin de la
patrie ne fussent point oubliés. Quand les restes de Moratin furent
ramenés en Espagne, tous les amis des lettres s*en réjouirent. Moratin
avait un ami qui était aussi un poète illustre : c'est Melendez que je
veux dire, mort dans Tindigence, dans un pauvre village de France.
Ses cendres reposent aujourd'hui dans l'ancien cimetière catholique
de Montpellier, sous une tombe plus que modeste, et il serait temps
que l'Espagne rendit à sa mémoire les hommages que les grandes
nations doivent à ceux qui les ont illustrées, surtout s'ils furent de
leur vivant exilés et malheureux. Comme Fray Luis de Léon, Melen-
dez fut étudiant, puis professeur à l'université de Salamanque.
Note de Védiieur. ^ L'auteur de cet essai prépare une traduction complète
des poésies originales de Fray Luis de Léon.
o
LE ROI JÉRÔME
0
Ce n'était pas la seule curiosité qui attirait il y a quelques jours
une foule incessamment renouvelée, calme, silencieuse et recueillie,
autour du cercueil du roi Jérôme; elle obéissait à un sentiment
plus noble, à un sentiment à la fois religieux et patriotique ; elle
voulait voir une fois encore les traits du dernier frère de TEmpe-
reur et verser Teau bénite sur ses restes mortels. Le vrai peuple
en France a le culte des tombeaux, sa foi est toujours prête à se rani-
mer pour prier sur les morts, rois ou pauvres. Cette manifestation
toute spontanée a dû être, a été, nous n*en saurions douter , une
immense et précieuse consolation pour toutes les douleurs renfermées
dans le palais qu'elle entourait sans en troubler le recueillement.
C'est sous l'impression des mêmes au^iments dont le peuple de
Paris était animé, que nous avons recouché dans l'histoire et re-
cueilli dans des souvenirs héréditaires quelques traits de la vie du roi
Jérôme.
Né en Corse en 1784, Jérôme avait quinze ans de moins que son
frère Napoléon né le 15 août 1769. Lorsqu'il vint en France en
1793, avec sa famille fuyant son pays tombé aux mains des An-
glais, son frère n'était encore que le capitaine d'artillerie Bonaparte;
mais le siège et la prise de Toulon ne devaient pas tarder à faire du
jeune capitaine le général en chef de l'armée d'Italie.
Jérôme entra au collège de Juilly à l'âge de neuf ans. Lorsqu'il
en sortit après le 18 bfumaire, à peine âgé de quinze ans, le monde
retentissait déjà du nom de son frère. Napoléon avait pour Jérôme
une sollicitude toute paternelle et une prédilection qui ne s'est
jamais démentie. Celui-ci, de son côté, avait conçu dès l'enfance, et
{,E BOI JÉfiOMB. 143
^meerva toute sa ¥Îe, ua« dévo^eiiieiit et une admicatioa ^ans bornas
pour son gloiieux ficèce.
La AéFoIutioa avait aiayéanti la marine française. La braroure, en
jparuie, ne remplace .pas Tbabileté. La YolMité et Targeot peuvent
Aise des vaisseaux , mns i2;*iHi}}rovisaDt pas 4es marins. U y bot de
h prevoyance et du tempe. Le géoénl ««hefxk V^rméè d'Egypte m
avait lait à Âboukir la oraelle é^^reuvcu Le géfm de Bonaparte oom-
prit qu*tt& membre de sa famille firantait aider puissamment à
refaire une marine à la France, et profitant des dispositions satu-
leUes de Jérôme, il Tembarqna oomme ^fifdraot deideuuàme classe
aur r^escadre de Brest aux ordres de i>miral Ixantheaume*
Si lardeur du caractère et Tima^aâMi]^ vive du jeune Jérftnse
trouvèrent dans la vie aventureuse et changeante du maris un ali-
ment, le c6lé sévère et Fattrait sénleux de ortte noble profeasion rat-
tachèrent aussi, et contribuèrent à 4»ûiû*^oa eaprit au contact varié
des hommes et des choses. La bcnité de son cœur se développa au
milieu de nos braves marins, et resta toujours la même dans la
grandeur comme dans Tinfortune.
Le 28 thermidor (16 août iSOi ), le premier oon&ul écrivait à son
jeune lière la lettre suivante, tout entière de sa main :
c( J'apprends avec plaisir que vous vous faites à la mer^ ce n*est
« plus que là où il y a aujourd'hui une grande gloire à acquérir. .
a i° Montez sur les mâts ; apprenez à étudier les différentes parties
a du vaisseau ; qu'à votre retour de cette sortie, Ton me rende compte
« que vous êtes aussi agile qu'un bon mousse.
tt 2* Ne souffrez pas que personne fasse votre métier; désirez en
a toutes les occasions de vous signaler. Songez que la marine doit être
(( votre métier. J'espère que vous êtes actuellement dans le cas de faire
a votre quart et votre point. »
Napoléon.
Cette lettre curieuse, où se retrouve, sous une kume originale,
tout un côté saillant du génie de Napoléon, ne peraaet (nw de douter
de 9(m intention arrêtée de fdacer Jécdme à la ,tète de la marine
fnmçaise.
Aussi le voit-on, dès le début, imprimer à la carrièrede son jeune
frère qu'il ne perd pas de vue un instant, toute l'jictivité que compor-
144 LE ROI JÉRÔME.
tent les circonstances. Du yaisseau FlncUvtsible, l'aspirant de
deuxième classe passe sur le Foudroyant avec la première classe de
son grade. Il prend part comme enseigne de vaisseau, en 1802, à
Texpédition de Saint-Domingue commandée par son beau-frère, le
général Leclerc. Comme capitaine du brick PÉpervier, il remplit
des missions difficiles et périlleuses entre la France et les Antilles,
où il se trouve encore en 1803, harcelant le commerce ennemi et
réussissant toujours à échapper aux recherches des croiseurs an-
glais.
Capitaine de vaisseau en 180S, il commande» dans la Méditerranée,
une division composée de la frégate la Pomone, des bricks le Cyclope
et PEnàymion, et parvient, trompant une fois de plus les croisières
anglaises, à délivrer des prisons d* Alger deux cent cinquante Génois
devenus Français, que TEmpereur Tenvoie réclamer au dey.
Le succès rapide et brillant de cette mission vaut au jeune capi-
taine, avec les félicitations de l'Empereur, le commandement du
vaisseau le Vétéran dans Tescadre de l'amiral Willaumez.
Le commandant Jérôme répondit de plus en plus aux désirs et
aux espérances de Napoléon. Six années presque constamment pas-
sées à la mer dans des positions où l'initiative et la responsabilité
mûrissent vite l'expérience, en firent un marin habile et toujours
heureux. Aussi fut-il désigné par l'escadre et par l'amiral pour suc-
céder, en cas d'événement, à ce dernier dans le commandement en
chef.
Éloigné par un coup de vent furieux de l'escadre, il conduisit son
vaisseau au rendez-vous indiqué en cas de séparation; là il rencontra
et s'empara d'un important convoi escorté par deux frégates an-
glaises. Quelques jours après le Vétéran atterrissait sur les côtes du
Finistère, lorsqu'il se trouva en vue de la division anglaise de l'ami-
ral Keilh, forte de six vaisseaux et une frégate. Le commandant
Jérôme comprit aussitôt toute la gravité de sa situation; la pensée "^
d'être prisonnier des Anglais, de devenir un otage entre leurs mains, (
un embarras ou un obstacle à la politique de la France, lui fit pren-
dre la résolution d'éviter cei malheur à tout prix.
Le Vétéran marchait mal, et avait sur la division ennemie trop peu
d'avance pour espérer atteindre le port de Lorient sans être rejoint
par elle. La frégate anglaise le chassait pour lui couper la route ,
engager le combat et donner à la division le temps de rallier, d'en-
tourer le vaisseau et de l'obliger à amener.
LE ROI JÉRÔME. 145
On était à la hauteur des îles des Glénans. Plusieurs des vaisseaux
anglais d^me marche supérieure approchaient rapidement , resser-
rant le cercle de leur chasse; il semblait qu'il n'y eût plus pour le
Vétéran d'autre alternative que de se rendre ou de se faire couler,
dernières extrémités auxquelles il n'est permis de se résoudre qu'a-
près avoir épuisé toutes les chances de la fortune. Un bonheur sans
exemple aUait justifier l'audace du commandant, sous les yeux et
déjà presque sous le feu de la flotte anglaise.
Le Vétéran comptait dans son état-major des noms chers à la
marine : Halgan , Duperré , de Mackau , etc. C'est de l'un de ses
plus jeunes lieutenants , du capitaine de vaisseau Russel , au-
jourd'hui le dernier survivant , que nous avons recueilli les détails
de cet événement qui a sa place dans l'histoire de la marine fran-
çaise.
Le temps était couvert, les vents mous et variables. Au large, et
grossissant à vue d'œil les vaisseaux ennemis fermaient toute issue ;
à terre, des brisans et des écueils apparents ou cachés semblaient
rendre impossible le passage vers un port de pêcheurs. L'hydro-
graphie des côtes de Bretagne n'avait pas encore illustré le nom
de Beautemps- Beaupré et le corps tout entier des ingénieurs hydro-
graphes français. L'équipage était rassemblé sur le pont^ Sur l'ordre
du commandant, le sifflet du maître de manœuvres prescrit le silence,
et la voix de l'officier de quart, s'adressant à tous, demande s'il est
quelqu'un à bord qui veuille piloter le vaisseau dans les passes de
la baie et du port de Goncarneau. Dans cet instant solennel, de
profonde anxiété,- où chaque minute qui s'écoule aggrave la situa-
tion, un jeune marin, jusque-là peu remarqué à bord, élevé dans les
bateaux de pèche de la côte, s'avance timidement vers la dunette et,
s'adressant au commandant, répond : a Je vais gouverner le vais-
seau. » Une heure après, le Vétéran^ mouillé en sûreté à l'abri
des dangers, était en communication avec la terre, où s'établis-
sait à la hâte une batterie de côte pour l'appuyer au besoin, si
Tennemi tentait de le poursuivre jusque-là. Mais l'amiral anglais
ne crut pas devoir s'aventurer dans ces parages considérés encore au-
jourd'hui comme impraticables aux grands navires, et reprit le large.
Le Vétéran était sauvé. C'était en septembre 1806. L'histoire a été
juste en conservant le nom du pécheur de Goncarneau , Furie, à
qui une pension fut accordée sur la demande de son commandant.
L'Empereur, charmé de la renommée si glorieusement acquise à
ToBe XI. ^ 4 1 1* LiTraÎMQ. 1 0
■
I
146 LE ROI JÉRÔME.
son jeuae frêne» le DOtnma coDtre-«intral, grand^oroU de h Légion
d'honneur et prince (ruiçais.
Ici commenoe use nouvelle phase dans la^ie du prince Jérftme.
En retraçant les souTenirs de sa vie maritime, en lui voyant mon-
trer toutes les qualités qui font les hommes de mer, n*est-il pas.
permis de regretter que les circonstances aient £ût changer les réso-
lutions de TEmpereur, et enlevé le prince Jérftme à une carrière où
il restait encore une grande gloire à acquérir, et de grands ser-
vices à rendre à la France?
En octobre 1806, le prince Jérôme, âgé de vingt-deux ans à peine,
prenait, comme général de brigade, le ccHmnandement de la division
bavaroise de Wrède , suooassivement augmentée des divisions De-
roy et Seckendorf , et recevait Tordre de l'Empereur d'occuper ta
Silésie,
En 1 807, l'armée d'environ vingt-cinq mille hommes confiée au
prince prenait le titre de neuvième corps de la grande armée, et
quelques mois après les ordres de l'Enipereur étaient exératés, la
Silésie était conquise. Dans un bulletin de la grande armée, l'Empe-
reur disait : a Le prince Jérôme fait preuve d'une grande activité et
montre les talents et la prudence qui ne sont d'ordinaire que les fruits
d^une longue expérience. » Ou encore écrivant au roi Joseph : « Le
prince Jérôme se conduit bien. J'en suis fort content et je me trompe
fort s'il n'y a pas ea lui de quoi faire un homme de premier ordre. Il
est adoré en Silésie. Je l'ai laissé exprès dans un commandement
isolé et en chef, car je ne crois pas au ^t>verbe : que pour savoir
conunander il faut savoir obéir. »
Il est certain que le prince avait (ait preuve durant cette belle cam-
pagne des qualités d'un vieux capitaine, qualités que la marine
avait développées en lui avant ïàge : la prévoyance et l'habileté qui
préparent les moyens d'action , la résolution et l'audace qui savent
s'en servir.
L'Empereur devait en être frappé, et personne ne dot s'étonner,
si ce n'est peut-être le prince Jérôme, quand à la pux de Tilsitt il
reput la couronne de Westphalie.
Le 23 août 1807, le roi Jérôme épousait la princesse Frédérique-
Catherine de Wurtemberg, femme accomplie, qui resta toujours Fran-
çaise à travers les vicissitudes de la fortune. Feu de temps après,
Jérôme-Napoléon I" prenait possession de son royaume de West-
L£ ROI JÉRÔME. 147
phidie, lia ii allait, guidé par les conseils de rEmpeteiir, cofideils
dont le seul tort , peut-être , était de ressembler trtrp i des ordres,
essayer de réparer les maux de la guerre , et foire icompTcmlre à
un peuple atlemand TaTautage des insftrtutiom françaises. Grande
eft noble tâche sans <loute, msais difficile, et à taqudle le temps devait
manquer.
Le roi Jérôme réussit à se faire aimer même en pays conquis,
c'eiA-À-dire dans les conditions les plus défavorables. En 1809, appelé
par ffimpereur au comman()ement du 40"" corps de ta grande armée,
il n*hésita pas à quitter la Wesiphalie qui commençait a «'organiser,
Sen éloignement de ses États fut le signal de quelques désordres qfu'il
sut réprimer avec énergie et indulgence, et qui ne se renouvelèrent
plus. Comme prince de la eonfédération du Rhin, il prit part aux oon^
férences de Paris à la fin de la campagne, et retourna aussitôt après
àCassel.
Mais les destinées du frère de TEmpereur étaient trop liées à sa
propre destinée et à la fortune de la France pour qu'un long repos
tàt possible au rai Jérôme. 1S12 approchait. Laeonfiance de Napo^
léoci 4aiis la valeur mtUtaire déjà plusieurs fois éprouvée de son jeune
frère ne devait pas le laisser en debors de ta guerre de Russie. En
oml 1S12 , le roi de Westpbalie était nommé au commandement de
la droite de la grande armée , forte de quatre^vingt mille hommes.
11 entrait immédiatement en campagne , passait la Yistule à Var-
sourie , prenait Grodno , et se disposait à attaquer la deuxième réserve
de Tannée russe , après avoir réussi à séparer Bagration de Barclay
de Telly.
Cette combinaison babile, et jusque-là exécutée avec tyonheur et
précMon par Jérôme, devait être compromise par un de œs malen-
tendus trop fréquents à la guerre. Plein de déférence et de respect
pour les <M*dres de l'Empereur , alors même qu^ils pouvaient pa-
raître mal interprétés, le roi donna en cette circonstance délicate et
pénible une éclatante preuve de sa haute raison. Il consentit à
ocnnbattre en sou^-ordre à la tête de ses troupes, si son plan de
bataille était maintenu et suivi, ou à servir comme volontaire. Il
était difficile de concilier dans une plus complète mesure le devoir
de la discipline avec le respect de sa dignité et de son rang. Le
général ne pouvait et ne devait pas oublier quMl était roi. Jérôme
crut peut-être que TEmpereur, pour des motifs qu'il ignoiait, avait
voulu Téloignerde Tarmée, et ne pouvant pousser plus loin Tabnë-
148 LE ROI JKROME.
galion, il quitta le théâtre de la guerre et prit la route de Cassel,
escorté seulement de ses gardes.
Le départ du roi fut un deuil pour les Westphaliens et les Polo-
nais de son armée qui Tadoraient, et pour TEmpereur roccasion
d'une réparation qu'il offrit à son frère en essayant de le ramener et
de lui faire reprendre son oommandement. L'Empereur avait compris
et approuvé sa juste susceptibilité.
Les désastres de la retraite de Russie où périrent les derniers débris
de la division westphalienne laissèrent le royaume à découvert,
épuisé d'honmies et d'argent.
En vain la campagne de 1813 sembla un moment relever la for-
tune de nos armes ; en vain Napoléon triompha à Lutzen, à Baut-
zen, à Dresde. Le désastre de Leipzig ne tarda pas à livrer la West-
phalie sans défense aux armées alliées.
Le gendre du roi de Wurtemberg, devenu par son mariage proche
parent des plus grandes familles régnantes de l'Europe, pouvait
encore conserver ses États et sauver sa couronne. Les souverains coa-
lisés le lui offrirent. Mais le cousin de l'Empereur Alexandre, le
roi Jérôme, n'oublia pas qu'il était le frère de l'Empereur Napoléon :
« Roi par la France et pour la France, répondit-t-il, je ne saurais
rester sur un trône protégé par ses ennemis, » et il descendit noble-
ment de ce trône qu'il n'avait pas ambitionné et dont il s'était montré
digne.
Arrivé à Paris, redevenu uniquement prince français, il venait
de le prouver avec éclat, Jérôme, se voyant écarté du conseil de
régence en mars 1814 au moment où s'agite la grave question
du départ de l'impératrice et du roi de Rome, veut au moins s'occuper
de la défense de Paris, si peu et si mal préparée. On lui en refuse les
moyens. Réduit à l'impuissance , il ne quitta cependant Paris que
pour aller joindre ses instances à celles du roi Joseph , à Blois , et
tenter, vainement, de retenir l'impératrice Marie-Louise.
Ici commence pour le prince dont nous essayons de raconter trop
brièvement la vie une nouvelle phase, la plus longue et la plus dou-
loureuse, celle de l'exil. La campagne de 1815 va seule l'inter-
rompre un moment.
A la nouvelle du débarquement de l'Empereur en France et de sa
rentrée triomphale à Paris, Jérôme entrevoit les dangers qui vont
suivre ce miraculeux retour de la fortune. La reine Catherine, sa
LE ROI JÉRÔME. 149
femme, Tient de mettre au monde un fils, premier-né de leur union,
mais elle n'essayera pas de retenir auprès d'elle le frère de TEm-
pereur, qui veut avoir sa part dans la lutte suprême qui se prépare.
Titmipant la police autrichienne, le prince quitte Trieste, gagne une
firégate napolitaine envoyée par Murât, et arrive à Paris, échappé à
mille embûches, pour assister au champ de mai.
Après avoir commandé des armées, le roi de Westphalie, redevenu
soldat, accepte avec empressement le dernier commandement encore
vacant, celui d'une division aux ordres du général Reille.
Nous n'entreprendrons pas de retracer ici les lutte héroïque de
la campagne des cinq jours; elle est présente à toutes les mé-
mMiires françaises. D'abord aux Quatre-Bras, où il fut blessé , puis
à Waterloo, où il voulut mourir dans les rangs d'un des derniers
carrés de la vieille garde, partout le prince Jérôme se montra
général et soldat. Ce fut le soir de cette fatale journée que l'Em*
pereur, lui donnant l'ordre de rallier les débris de la grande armée,
lui dit, en l'embrassant sur le champ de bataille : a Mon frère, je
vous ai connu trop tard. » Noble et consolante réparation dans une
telle bouche et dans un tel moment, et qui suffirait à immortaliser
celui qui en fut l'objet.
Après la seconde abdication, le prince Jérôme reprit le chemin
de l'exil. Il ne demandait que des égards, qui lui furent promis. Il
ne rencontra que de^ passions inassouvies. Ceux qui avaient tremblé
si longtemps devant la France ne pardonnaient pas au proscrit son
dévouement à l'Empereur et la constance inébranlable de son patrio-
tisme.
Après avoir supporté avec une dignité et une sérénité inaltérables
d'inqualifiables traitements, le roi Jérôme et la reine Catherine
obtinrent enfin d'aller se fixer auprès de Madame Mère, à Rome, où
les attendait, de la part du saint Père, le plus sympathique accueil.
Le 18 mars 1818^ le roi Jérôme écrivait à M. le comte de Las
Cases :
' a Je crois pouvoir répondre de chacun des membres de la famille;
« mais , dans tous les cas , pour ce qui me regarde ainsi que ma
« femme, aucun sacrifice ne nous paraîtra tel^ s'il peut avoir pour
« résultat de soulager celui que nous regarderons éternellement
<c comme notre second père. Si la situation de l'Empereur n'est pas
« changée l'année prochaine, notre intention est de faire les démar-
L'ANNÉE LITTÉRAIRE
CHAPITRE XXXV,
10 JUILLET 1860.
I
« Ceci est un recueil d*articles; j*aime^ je l'avoue, ces sortes de
livres. D'abord on peut jeter le volume au bout de vingt pages, com-
mencer par la fin ou au milieu; vous n'y êtes pas serviteur, mais
maître; vous pouvez le traiter comme un journal; en effet, c'est le
journal d'un esprit. » Ainsi s'exprime M. Henri Ratisbonne en par-
lant des Essais de critique et ^histoire de M. Taiue. Et ce qu'il dit
de ce livre, on peut parfaitement l'appliquer à celui qu'il vient de
publier sous ce titre Morts et vivants. C'est un recueil d'arlicles, et
j'aime aussi ces sortes de livres; d'abord parce que j'en publie aussi
quelquefois, et que je leur trouve un grand avantage, celui d'être
l'expression véritable de leur temps. Que ce soit un bien ou un mal,
il est certain que la pensée aujourd'hui a besoin , pour se faire jour,
de passer par le journal; le livre s'est laissé ravir l'initiative des
idées. Tant pis pour lui; il faut qu'il en supporte les conséquences. Il
se pourrait bien qu'il n'en fût pas longtemps ainsi ; le journal est dans
une fausse voie : il se laisse envahir par l'annonce et par la télégra-
phie; la part qu'il fait à la discussion devient de jour en jour si petite,
qu'il finira par ne plus lui en accorder aucune ; or, comme ceci
pourrait être la mort de la discussion, le livre reprendra son impor-
L'ANNÉE LITTÉRAIRE,— CHAPITRE XXXV. 153
tance. En attendant, ne disons pas trop de mal des recueils d'articles.
C*est une forme de publication consacrée ; les plus rétifs ont fini par
raocepter, et le public ne s'en plaint pas, ce qui prouve que le public
est, lui aussi, à sa façon, de l'avis de M. Royer-GoUard et qu'il aime
à relire.
Je connais dans les environs de Paris une habitation charmante,
habitée par les maîtres les plus aimables et les plus joyeux ; mais
pour s'y rendre, on longe le cimetière du yillage. Tel est le livre de
M. Louis Ratisbonne : avant d'arriver aux vivants, il faut traverser
le séjour des morts. Cette promenade entre des tombes ne me déplaît
pas. En regardant chaque pierre, j'y lis des noms aimés : Daniel
Manin , Rrizeux , dont j'ai si souvent serré la main , Alfred de
Musset, Ary SchefiTer, dont je ne connaissais que les œuvres. Arrê-
tons-nous un moment devant la tombe d'Alfred de Musset. M. Louis
Ratisbonne en parle avec admiration et aussi avec bon sens : en poète et
en critique. De tous les poètes contemporains , Alfred de Musset est
certainement celui qui montre le plus de cette raison française qui
firappe si vivement chez les écrivains du dix-septième siècle. Quelques
personnes ont exagéré cette qualité d'Alfred de Musset, et dans son
talent elles n'ont voulu voir qu'elle. Il n'a pas tenu à ces admirateurs
frénétiques du bon sens que l'auteur de Namotma ne disparût com-
plètement devant l'auteur des lettres de Cotonnet. J'aime certainement
la finesse et la bonhomie de l'honorable critique de La Ferténsous-
Jouarre, mais j'aime encore mieux l'éloquence et la passion d'Alfred
de Musset. M. Louis Ratisbonne est aussi de cet avis : m Ce qu'il y a
de plus charmant , dit-il, dans la poésie d'Alfred de Musset, c'est
sa poésie.)»
M. Paul de Musset met en ce moment la dernière main à une bio-
graphie de son frère. Elle verra le jour dans ce recueil. Ce travail,
de nature à satisfaire la légitime curiosité du public sur un poète sur
lequel se sont acharnées tant de plumes menteuses, et dont on a si sou-
vent travesti les habitudes et le caractère, ne sera pas non plus sans
utilité pour les écrivains. On a sans doute, pour juger Alfred de
Musset, les meilleurs documents, qui sont ses œuvres, et l'article
que lui consacre M. Louis Ratisbonne en est la preuve; mais il man-
quera toujours quelque chose à ce jugement tant qu'on ne connaîtra
pas mieux l'homme. Aussi entendons -nous de tous côtés faire
des vœux pour que M. Pauhde Musset achève promptement son
travail.
454 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
Maintenant de qui parleroos-nous? d'Ary Seheffer, de H. de Sacy;
de Voltaire, de Mairin, de Mistral, de Daniel Stem, on du comte
Baoasset-Boulboo ? Un des grands charmes de ces recueils d*aarticle8
dont M. Louis Batisbonne a négligé de parler, c'est la Tariété. Le
lecteur peut passer d'un personnage à l'autre, de l'histoire à la philo-
sqJiie, de la litlérature à la politique, sans aToir le temps de s'en-
nuyer. Le publie français veut bien qu'on l'instruise , mais à cond^
tion qu'on l'amuse, tl'est peur cda sans doute que M. Louis ftatis>
bonne a placé au milieu de sa paisible galerie de p<nrtraito d'écrÎTains
celui d'uD conquérant, M. le comte de Raousset-Bonlboa ; la France
peut se vanter de lui avtâr donné la ¥Îe, car les conquérants devien^
Bent rares; c'est un type qui se perd de jour en jour. Pour renoure-
1er l'histoire de Fernand Cortez, ee qui a manqué à M. Raousset-
Boulbon, c'est la cfaaace. Il a HTré des batailles rangées, il a conquis
des territoires pcesque aussi grands que la France, il a été sur le
point de fonder xm empire; trahi par le destin , après plusieurs TÎt'-
toîres, il est tombé sens les haUes de quelques soudards mexicains
réunis en conseil de guerre. Sa courte histoire uen est pas moins
curieuse, et lefiqriîe des ptns brillants exploits; eUe forme un des
épisodes les plus iBÉéressants de la Tie et des mcears de aotre époque.
Quoi def^usétonnaflA, en effet, que de voir cet homme, habitué à tous
les plaisirs et à tous les raffinements de l'existence cmlisée, y reuM^
eer tout à coup, quitter Parîs^ le bMdevard, la société élégante, pour
se trouver, au bout de deux ans, à l'autre extrémité du monde, à
k tète d'une amée de deux cent cinquante hommes, déclarant la
guerre à un Élat puissant, et lut enlevant une de ses plus vastes pro^
vinces?
La France, qui a compté autrefote dans le nouveau monde tant de
représentants courageux et entreprenants, semble avoir perdu depuis
quelque temps le goût des aventures lointaines. Noos ne nous occv*
pons plus guère des sauvages avec lesquels nous avons entretenu tant
de relations autrefois^ M. de Rarasset-Boulbon aurait réussi à fonder
un empire de la Sonora qne soti succès n'eût pas fait beaucoup plus
de bruit que sa chute. Les hommes et les entreprises romanesques
ne nous intéressent plus, et pourtant nous ne lisons guère que des
romans. C'est peut-être ce qui explique notre dédain de la réalité.
Nous nous nourrissons d'illusioiis. Triste régime pour une natioai si
elle veut rester saine et vigoureuse. On peut dire, il est vrai, que
nous avons en Europe des occupations suffisantes pour nous empfi-
CHAPITRE XXIV« 155
cher de prendre une part bien vive à tout ce qui peut se passer dans
des pays dont on connaît à peine le nom.
M. de Raousset-Boulbon m*a quekjue peu ékî^é de k litté-
rature ; j'y retiendrai pour signaler dans le reeneil de M. Louis
Baiisbonne un mérite rare : il ne contient aucun de ces articles qu'on
appelle en argot de presse des éreintemeniSj ridicules, écbts d^une
fausse colère par lesquels tant d*éeri?aii» essayent d'attirer Tatten-
iioD sur leurs écrits. L'indifférence en matière de littérature est fort
grande malheureusement, mais on se trompe bien si on croit la com-
battre par de semblables moyens ; la Tiolenoe bkse CMore davantage
le public, au lieu de le surexciter ; les meilleurs esprits ont pour-
tant de la peine à se défendre de ce travers, tant les mauvakes habi-
tudes s'imposent fiaeilement au public comme aux écrivains. C'eat
un véritable signe de force que de lutter contre ces fâcheuses ten-
dances, et je suis heureux de le trouver dans l'autent de ifor^ ei
vivants, esprit ingénieux, délicat, écrivain plein de grâce et de ban
sens qui a marqué sa place dans la crkique, et mkux encore peuth
être dans la poésie par sa belle tradu^ioa des poésies de Dante que
r Académie française vient de couronner.
II
Je ne voudrais pas cq)endant qu'on me prit psor l\
acharné du roman. Ce serait faire la guerre à un genre qui tient h
juste titre uoe place importante dans notre littérature. Ce n'est pas
le roman que j'attaque, mais le goût du roman, goût pernicieux s'il
en (ut jamais, qui empêche de sentir tout autre genre de oemposi-
tjon, et qui est un signe d'afiaiblissemcnt chez les peuples. Dieu
merci, les classes éclairées de la société affolées du roman comm»-
cent à se guérir de cette maladie ; malheureusement elle est deseeiH
dne dans les classes inférieures, où elle exerce de grands ravages.
C'est une épidémie, il bat e^rer qu'elle passera.
La preuve que je n'en veux pas au roman, c'est que je ne perds
aucune occasion de signaler au public tout ce qui se publie de bon en
ce genre. Je pousse sur cela le lèie si loin, que je vais chercher jus-
qu'à des romans belges. On me l'a reproché, mais je n'en continuerai
pas moins à remplir cette mission impartiale. Je ne reculerai pas
156 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
même, s'il le faut, deyant le roman genevois. Pour aujourd'hui, je
m*en tiendrai au roman français, et je dirai quelques mots de Zan^
zara^ par M. Albert Castelnau«
Mais est-ce bien un roman que Zanzara^ Je n*en Toudrais pas
jurer. Est-ce une histoire? Je ne l'affirmerais pas non plus. Qu'est-
ce donc alors ? Une composition bizarre, étrange, romanesque, philo-
sophique, dramatique, historiqpie, pittoresque, un mélange de tous
les genres, en définitive un livre original, un tableau, une fresque,
ritalie au moment de la renaissance. Qu'est-ce que le philosophe ?
demande l'auteur; un flâneur à travers la nature et l'humanité, qui
élargit, s'il ne la supplée, l'observation par l'imagination. Chacun
en ce sens est un peu philosophe, ajoute-t-il, et il espère à cause de
cela que le lecteur voudra bien l'excuser d'avoir osé flâner dans
l'histoire.
Zanzara, l'héroïne de ce roman, est une courtisane italienne, non
point celle que nous montre le drame moderne dans Marion Dehrme
et dans Angelo^ mais la Téritable courtisane italienne du temps de la
renaissance. La scène se passe à Florence et à Rome ; à Florence, du
temps de Savonarole, de Machiavel et de Laurent de Médicis; à Rome,
du temps des Rorgia. L'auteur met trois idées en présence : le ratio-
nalisme, le mysticisme, la théocratie. Machiavel représente la pre-
mière, Savonarole la seconde, Loyola la troisième. J*aime mieux, je
l'avoue, que le roman représente des sentiments et des passions que
des idées ; le roman n'est point fait, selon moi, pour développer une
thèse philosophique ; je suis bien sûr que celle de M. Albert Castel-
nau échappera complètement au public ordinaire, et que le lecteur
instruit aura quelque peine à la démêler et à la saisir. Quant à moi,
je laisse complètement la thèse de côté, je me borne à suivre les
scènes un peu décousues mais intéressantes de cette histoire, je m'at-
tache surtout à la Zanzara. Elle représente bien un des côtés de la
renaissance et de l'Italie, c'est une païenne véritable; ses lettres,
qu'on pourrait parfois taxer d'un peu de pédantisme, se font pardon-
ner ce défaut à force d'entrain et de vivacité. Je n'ai jamais rien lu
qui me donnât une idée plus vraie et plus vivante de Rome, du pape,
de la cour papale, et en même temps de la papauté au seizième
siècle.
Zanzara à la fin du roman se fait religieuse. L'auteur me permet-
tra de le lui dire, cela rentre un peu dans ce que j'appellerai les
vieilles ficelles de 1 école romantique. Quoi ! au couvent celte femme
CHAPITHE XXXV. 157
qui a assisté aux orgies du Vatican assise entre Lucrèce Borgia et son
père ! la Corinne panthéiste ne chantera plus que des psaumes, elle
qui tout à rheure improvisait des vers ardents, un hymne en l'hon-
neur de la grande mère :
Ëcoute-moi, je suis la mère
Qui parle tout bas à ton cœur,
Daos le silence et le mystère.
Dans Tonde pure et par la fleur.
Par tous les parfums de la terre.
Par tout souffle, toute splendeur.
Par la nature aui mille voiles.
Par les cieux aux milliards d'étoilest
Par le plaisir, par la douleur
Certainement je me serais attendu à un autre dénoûment; il est
waX que la conversion de Zanzara n*est point une conversion ordi-
naire. C'est une grande hérésiarque qui entre au couvent, et dans
les doctrines qu'elle prêche, et dont l'auteur nous donne un vague
aperçu, il voit une sorte d'idéal épuré de la renaissance. Je consens
qu'il en soit ainsi; mais que M. Albert Castclnau écoute ce conseil :
il a du talent, de la verve, de l'imagination, et il a usé tout cela
presque en pure perte dans une œuvre impossible. Savonarole, Médi-
cis, Machiavel ne sont pas des personnages de roman, le drame et la
métaphysique ne sauraient aller ensemble. L'auteur de Zanzara
connaît bien la renaissance, il en a le sentiment, son esprit est sérieux
et élevé; qu'il essaye donc d'écrire un bon livre sur cette époque
extraordinaire. Ce livre nous manque, et M. Albert Castelnau a le
talent nécessaire pour nous le donner.
III
Passons maintenant de la renaissance au dix neuvième siècle, de
l'Italienne à la Française, de Zanzara à Louise.
Cette Louise est l'héroïne d'un roman de M. Edouard Gourdon,
qui, si j'en juge par les extraits des divers journaux reproduits dans la
préface, a été envisagé de façons bien diverses, et cependant toujours
bienveillantes. Le Moniteur, par exemple, trouve à ce livre un air de
iH I/ANNÉE LITTÉRAIRE.
Maintenant de qui parlerons-nous? 4*Ary Seheffer, de H. de Saty,
àe Yottaire, de Maiûn, de Mistral, de Daniel Stern, on àa comte
Baousset-Boulbon ? Un des grands charmes de ces recneils d^sfftkles
dont M. Louis Ratîsbomie a négligé de parier, c'est la Tariété. Le
lecteur peut passer d*un personnage à l'autre, de l'histoire à la {Mlo-
Sophie, de la littérature à la politique, sans aToir le tentps de s'en-
nuyer. Le publie français veut bien qn^on l'instruise , mais à ocrm^
tioQ qu'on l'amuse, ll'est peur cek sans doute que M. Louis Ratis^
bonne a placé au milieu de sa paisible galerie de portraits d'écrivains
celui d'un conquérant^ M. le comte de Aaousset-BoulboB ; la France
peut se vantor de lui avcàr donné la vie, car les conquérante deviei»-
Bent rares; c'est un type qui se perd de jour en jour. Pour renouve-
ler l'histoire de Fernand Cortez, ee qui a manqué à M. Raoosset-
Boulbon, c'est la cfaanee. Il a Hvré des batailles rangées, il a conqois
des territoires pcesque aussi grands que la France, il a été sur le
point de fonder xat empire; trahi par le destin , après plusieurs vie-»
toireSy il est tombé sens les battes de quelques soudards mexicains
rémm en conseil de guerre. Sa courte histoire n'en est pas moins
curieuse, et remjiAe des pins brillants exploite; ^e forme un An
épisodes les plus inèéressants db la vie et des mceors de notre époque.
Quoi de plusétonnanA, en effet, qoe de voir cet hemme, haMiné à Ibqs
tes plaisirs et à tous les raffinements de l'existenoe civiïisée, y renon-
cer tout à coups quitter Paris, le boidevard, la société élégante, ponr
se trouver, an bout de denx ans, à l'autre extrémité du monde , à
la tête d'une armée de deux cent cinquante hommes, déclarant h
guerre à un État puissant, et lui enlevant une de ses plus vastes proh
vinces?
La France, qui a compté antrefim dans le nouveau monde tant de
représentants courageux et entreprenante, semble avoir perdu depuis
quelque temps le goût des aventures lointaines. Nous ne nous occi^-
pons plus guère des sauvages avee lesquels nous avons entretenu tant
de relations autrefois^ M. de Raonsael-Boulbon aurait réussi à fcHider
un empire de la Sonora que son succès n'eût pas fait beaucoup plus
de bruit que sa chute. Les hoonne» et les entreprises romanesques
ne nous intéressent plus, et pourtant nous ne lisons guère que dies
romans. C'est peut-être ce qni expliqne notre dédain de la réalité.
Nous nous nourrissons d'illuâons. Triste régime pour une nation à
elle veut rester saine et vigoureuse. On peut dire, il est vrai, que
nous avons en Europe des occupations suffisantes pour nous empfi-
CHAPITRE XXXV. 155
cher de prendre une part bien yive à tout ce qui peut se passer dans
des pays d<»it on connaît à peine le nom.
M. de Raousset-Boulbon m*a quelque peu ékî^é de k litté-
rature y j'y reyiendraî pour signaler dans le reeueil de M. Louis
Baiisbonne un mérite rare : il ne contient aueun de ces articles qu'on
afipelle en argot de presse des éremtemeniSf ridicules, écbts d^une
fausse colère par lesquels tant d'éeriTains essayent d'attirer Tatten*
lion sur leurs écrits. L'indifiE^ence en matière de littérature est fort
grande malheureusement, mais on se trompe bien si on croit la com-
battre par de semblables moyens; la ^violence blase catcore daYantage
le public» au lieu de le surexciter ; ks môlleurs esprits ont pour-
tant de la peine à se défendre de ce travers, tant ks mauyaiâes habîr-
tildes s'imposent facilement au public cooune aux écriyaim. C'est
un véritable signe de force que de lutter contre ces fâcheuses ten*
dances^ et je suis heureux de le trouver dans Tautovr de Morts, et
vÙHÊnis, esprit ingénieux, délicat, écrivain pkin de grâce et de ben
sens qui a marqué sa place dans k critique, et mieux encore peoth
être dans k poésk par sa belle traduetion des poésks de Dante que
VAcadémk frança^ vient de couronner.
II
Je ne voudrais pas cependant qu'on me prit p«ur Vi
acharné du roman* Ce serait faire la guerre à un genre qui tknt à
juste titre une pkee importante dans notre littérature. Ce n'est pas
k roman que j atkque, mais k goût du roman, goût pemickux s'il
en fut jamais, qui empêche de sentir tout autre genre de oomposi-
tk>n, et qui est un signe d'affitiblissemcnt ekez ks peupks. Dieu
merci^ les classes éclairées de k société affolées du roman commcaon
cent à se guérir de eetk maladie ; iBalheureusement elle est desoeiH
due dans les cksses inCérkures, où etk exerce de grands ravages.
C'est une épidémk, il knt espérer qu'elle passera.
La preuve que je n'en veux pas au roman, c'est que je ne feras
aucune occasion de signaler au public tout ce qui se publie de bon en
ce genre. Je pousse sur cek k zèk si loin, que je vais chercher jus-
qu'à des romans belges. On me l'a reproché, mais je n'en continuerai
pas moins à remplir cette mission impartiale. Je ne reculerai pad
156 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
même, s'il le faut, devant le roman genevois. Pour aujourd'hui, je
m'en tiendrai au roman français, et je dirai quelques mots de Zan^
zara, par M. Albert Castelnau.
Mais estr-ce bien un roman que Zanzara^ Je n'en voudrais pas
jurer. Est-ce une histoire? Je ne l'affirmerais pas non plus. Qu'est-
ce donc alors? Une composition bizarre, étrange, romanesque, philo—
sophique, dramatique, historique, pittoresque, un mélange de tous
les genres, en définitive un livre original, un tableau, une fresque,
l'Italie au moment de la renaissance. Qu'est-ce que le philosophe?
demande l'auteur; un flâneur à travers la nature et l'humanité, qui
élargit, s'il ne la supplée, l'observation par l'imagination. Chacun
en ce sens est un peu philosophe, ajoute-t-il, et il espère à cause de
cela que le lecteur voudra bien l'excuser d'avoir osé flâner dans
l'histoire.
Zanzara^ l'héroïne de ce roman, est une courtisane italienne, non
point celle que nous montre le drame moderne dans Marion Delorme
et dans Angelo^ mais la véritable courtisane italienne du temps de la
renaissance. La scène se passe à Florence et à Rome ; à Florence, du
temps de Savonarole, de Machiavel et de Laurent de Médicis ; à Rome,
du temps des Rorgia. L'auteur met trois idées en présence : le ratio-
nalisme, le mysticisme, la théocratie. Machiavel représente la pre-
mière, Savonarole la seconde, Loyola la troisième. J aime mieux, je
l'avoue, que le roman représente des sentiments et des passions que
des idées ; le roman n'est point fait, selon moi, pour développer une
thèse philosophique ; je suis bien sûr que celle de M. Albert Castel-
nau échappera complètement au public ordinaire, et que le lecteur
instruit aura quelque peine à la démêler et à la saisir. Quant à moi,
je laisse complètement la thèse de côté, je me borne à suivre les
scènes un peu décousues mais intéressantes de cette histoire, je m'at-
tache surtout à la Zanzara. Elle représente bien un des côtés de la
renaissance et de l'Italie, c'est une païenne véritable; ses lettres,
qu'on pourrait parfois taxer d'un peu de pédantisme, se font pardon-
ner ce défaut à force d'entrain et de vivacité. Je n'ai jamais rien lu
qui me donnât une idée plus vraie et plus vivante de Rome, du pape,
de la cour papale, et en même temps de la papauté au seizième
siècle.
Zanzara à la fin du roman se fait religieuse. L^auteur me permet-
tra de le lui dire, cela rentre un peu dans ce que j'appellerai les
vieilles ficelles de Técole romantique. Quoi ! au couvent cette femme
CHAPITRE XXXV. 157
qui a assisté aux orgies du Vatican assise entre Lucrèce Borgia et son
père ! la Corinne panthéiste ne chantera plus que des psaumes, elle
cpii tout à rheure improvisait des vers ardents, un hymne en l'hon-
neur de la grande mère :
Ëcoute-moi, je suis la mère
Qui parle tout bas à ton cœur,
Dans le silence et le mystère^
Dans Tonde pure et par la fleur,
Par tous les parfums de la terre^
Par tout souffle, toute splendeur^
Par la nature aux mille voiles.
Par les cieux aux milliards d'étoiles,
Par le plaisir, par la douleur
Certainement je me serais attendu à un autre dénoûment; il est
vrai que la conversion de Zanzara n'est point une conversion ordi-
naire. C'est une grande hérésiarque qui entre au couvent, et dans
les doctrines qu'elle prêche, et dont l'auteur nous donne un vague
aperçu, il voit une sorte d'idéal épuré de la renaissance. Je consens
qu'il en soit ainsi; mais que M. Albert Castelnau écoute ce conseil :
ii a du talent, de la verve, de l'imagination, et il a usé tout cela
presque en pure perte dans une œuvre impossible. Savonarole, Médi-
cis, Machiavel ne sont pas des personnages de roman, le drame et la
métaphysique ne sauraient aller ensemble. L'auteur de Zanzara
connaît bien la renaissance, il en a le sentiment, son esprit est sérieux
et élevé; qu'il essaye donc d'écrire un bon livre sur cette époque
extraordinaire. Ce livre nous manque, et M. Albert Castelnau a le
talent nécessaire pour nous le donner.
III
Passons maintenant de la renaissance au dix neuvième siècle, de
l'Italienne à la Française, de Zanzara à Louise.
Cette Louise est l'héroïne d'un roman de M. Edouard Gourdon,
qui, si j'en juge par les extraits des divers journaux reproduits dans la
préface, a été envisagé de façons bien diverses, et cependant toujours
bienveillantes. Le Moniteur, par exemple, trouve à ce livre un air de
158 L'ANNÉE LITTËRÀIRB.
parenté Irès^roohe «yee nadime 9w>ary et Panny; la RemK Ses
Deux Mimdes pense, ta OMilnire, « qa*il se dMingiie par des qua-
lités dérieuses, et mérite iTélre remarcfDé an nilîea des kiiiifelli-
génies copies de la réalité qui continuent à se prodnire. Louise est
une étude psycbolc^que où Fauteur s*est proposé pour modèle quel-
ques-uns de ces cbefs-d'œorre d'analyse morale qui sont les véri-
tables origines littéraires du roman, d On ne saurait être d*un avis
plus complètement opposé. Pour moi , je me range du côté de la
Revue des Deux Mondes. L'auteur de Lomse a bîenjquelquefois des
yelléilés de description à oatmoe; dans les moments les plus impor-
tants du drame ou de l'analyse il s'arrête parfois pour nous faire part
d'un détail plastique, tel, par exemple, que la longueur des paupières
de Louise; dans son affectation à nous dire qu'elle est laide afin de
nous montrer plus tard sa beauté, on voit bien poindre un certain
désir de nous émouvoir par des effets physiques, mais tout cela n'est
qu'à l'état de tendance particulière, et le roman dans son ensemble
est bien réellement, et j'en félicite l'auteur, une oeuvre d'analyse
morale.
Rien de plus simple que le sujet de oe roman. Un homme et une
iemme s'aiment, et ils se quittent. Voilà tout. Tant que nous sommes
dans la phase de l'amour, tout marche à merveille; rien de plus
naturel, de mieux exprimé que la passion des deux amants; leur
amour naît, se développe, s'exalte d'une foçon aussi simple que fou*
chante; je comprends parfaitement leur ardeur mutuelle, leur enthou-
siasme, leur bonheur. Il n'y a que la rupture que je ne comprends
pas. « Louise, nous dit l'auteur dans sa préface, aime autant qu'elle
est aimée ; les deux amants sont également libres, leur fidélité est
poussée jusqu'à l'exaltation, et jamais, dans aucune ciroonstaooe, la
question d'argent n'est venue se poser entre eux. 11 n'y a là ni dépra-
vation, ni calcul. 11 y a l'amour égal des deux côtés, jeune et violent,
l'amour qui conduit au mépris de ce qui est puéril ou bas, à l'oubli
de tout ce qui est faux, et à l'admiration de la seule chose visible qui
soit vraiment belle : la nature, c'est-à-dire l'œuvre de Dieu. » Tout
cela est vrai, et c'est parce qoe oela est vrai, que la brusque sépara-
tion des deux amants me parait une chose inexplicable, juste au
moment où l'iuoime ne peut pas douter de la franchise et de la fidé-
lité de la femme, où celle *d vient d'être mère d'un enfant mort-né,
à la vérité; mais œtte cirooosfanoe devrait la rendre plus intéressante
encore aux yeux de son amant. Je sais bien qu'il y a entre eux des
CHAPITRE XXXV. «$«
•
aDi^)ooB8, mais cela saffit-41 pour que Louise paisse dire : < Entre
nous deux il n'y a plus de place pour ie bonheur désormais. Sépa-
roMB nous. Ne cherchons pas à ranimer ce qu^une volonté plus puis-
sante que la mort a détruit. Tu ne peux plus avoir d*aroour pour
moi, et je ne wux pas de ta pitié. Il ne nous est |dus peraiis de nous
regarder sans que nos yeux ne s'emplissent de larmes, et ton cœur
s*indigoerait tout bas des paroles tendres que ta bouche voudrait
m*adresser. »
Bien que, selon moi, rien ne justifie un semblaUe langage^ les
scènes de cette bicarré rupture, quand on passe sur les motifs qui
ramènent, n'en sont pas moins fort émouvantes. Il y a de la poMe
dans la douleur de ce père devant son enfant sorti avant terme des
entrailles de sa mère, et qui meurt sans avoir vécu. Cette mort, au
lieu de séparer les deux amants, devrait au contraire les réunir plus
étroitement que jamais. Le dénoûment de Lomse étonnera les esprits
qui se piquent de logique, et attristera les âmes sensibles. C'est là un
double inconvénient. Il semble, du reste, que l'auteur l'ait senti.
a Je ne renonce pas à dire un jour ou l'autre au public, pour peu
qu'il me continue sa bienveillance, si la rupture fut définitive, ou
bien si les deux amants se sont revus, ce qui, après tout, ne serait
pas impossible, car il liy avait en eux ni lassitude ni dégoût. r> Par
ces derniers mots de sa préface M. Edouard Gourdon donne raison
à mes observations, et me voilà pleinement en droit de considérer ce
volume simplement comme la première partie d'un roman dont la
fin, je l'espère, ne se fera pas longtemps attendre. A moins qu'ils ne
consentent à laisser croire que cet amour, dont ils se vantaient, était
beaucoup plus dans leur tète que dans leur cœur, il faut que le héros
et l'héroïne de M. Edouard Gourdon se revoient de nouveau pour ne
plus se quitter. Sans cela, je leur relire mon estime.
Malgré le défaut sur lequel j'ai insisté peut-être trop longuement,
Louise n'en est pas moins un roman que l'on lit avec autant d'intérêt
que de charme. Il est écrit évidemment par un homme de goût, et
par un homme de cœur qui aime et comprend le naturel ; il contient,
au milieu de passages pleins de grâce et de fraîcheur, quelques des-
criptions qui sentent un peu la rhétorique et sur lesquelles il faut que
je chicane l'auteur : « Quand nous rentrions, la lune éclairait le par-
terre, les belles-de-nuit étaient toutes grandes ouvertes, et le rossignol
disait au merle que le moment était venu de reprendre leurs chants. »
Mai fini, et M. Edouard Gourdon a soin de nous prévenir que nous
100 L'ANNÉE LITTÉRAIRE. —CHAPITRE XXXV.
sommes en plein été, le rossignol ne chante plus; au crépuscule et à
Taurore on entend les derniers et les premiers éclats de rire du merle;
dans la nuit il ne chante pas ; il craindrait trop d'indiquer aux bêtes
nocturnes, à la fouine et au hibou, le buisson où, presque à fleur du
sol, il a placé sa coûtée. Dans un autre chapitre, il est question de «la
cigale qui, collée au tronc des yieux arbres, emplissait la campagne
de ses chants. » Jamais les environs de Paris n'entendirent de cigale.
Fille de la Grèce et de l'Italie, la cigale s'arrête où finissent les pins
et les oliviers. Elle ne dépasse pas la Provence. C'est la seule harmo-
nie de nos poudreuses campagnes, que la terre des rossignols et des
merles ne la leur envie pas.
TAXILE OELORD.
Droit de repruduclion réiervc.
Paru. — Imprimerie P. -A. BOURDIBR et G**, me Muarine, 30.
LE TALION
CONTE
PAR M..ERGRMANN-GHATRIAN
1
En 1845, dit le docteur Taifer, je fos attaché comme chirurgien
aide-major à Fhôpital militaire de Constantine.
Cet hôpital s'élève à Tintérieur de la Cdsba^ sur un rocher à pic
de trois à quatre cents pieds de hauteur. Il domine à la fois la yille, le
palais du gouverneur) et la plaine immense aussi loin que peuvent
s'étendre les regards.
C'est un point de vue sauvage et grandiose; de ma fenêtre, ouverte
aux brises du soir, je voyais les corneilles et les gypaètes tourbillon-
ner autour du roc inaccessible, et se retirer dans les fissures aux der-
niers rayons du crépuscule. Il m'était facile de jeter mon cigare dans
le Rummel qui serpente au pied de la muraille gigantesque.
Pas un bruit, pas un murmure ne troublait le calme de mes
études, jusqu'à Theure où la trompette et le tambour retentissaient
dans les échos de la forteresse, rappelant nos hommes à la caserne.
La vie de garnison n'a jamais eu de charmes pour moi ; je n'ai
jamais pu me faire à l'absinthe, au rhum, au petit verre de cognac...
A l'époque dont je parle, on appelait cela manquer de l'esprit de
corps : mes facultés gastriques ne me permettaient pas d'avoir ce
genre d'esprit.
Je me bornais donc à voir mes salles, à tracer mes prescriptions, à
remplir mon service... Puis je rentrais chez moi prendre quelques
notes^ feuilleter mes auteurs, rédiger mes observations.
Le soir, à l'heure où le soleil retire lentement ses rayons de la
plaine, le coude sur l'appui de ma fenêtre, je me reposais en rêvant
à ce grand spectacle de la nature, toujours le même dans sa régula-
rité merveilleuse, et cependant éternellement nouveau : uoe caravane
Tome XI. — 4 2* LÎTraifona % 1
162 LE TALION.
lointaine se déroulant aux flancs des collines; un Arabe galopant
aux extrêmes limites de Thorizon, comme un point perdu dans le
yide; quelques chênes-liége découpant en vignette leur feuillage sur
les bandes pourpre du couchant... Et puis... au loin... bien loin,
au'dessus de moi , ce tourbillonnement des oiseaux de proie sillon—
nant Tazur sombre de leurs ailes tranchantes, immobiles... Tout
cela m'intéressait, me captivait; je serais resté là des heures entières,
si le devoir ne m'eût ramené forcément à la table de dissection.
Du reste^ personne ne trouvait à critiquer mes goûts, sauf un cer-
tain lieutenant de voltigeurs nommé Gastagnac, dont il faut que je
vous fasse le portrait.
Dès mon arrivée à Constantine, en descendant de voiture, une
voix s'élevait derrière moi :
— Tiens ! je parie que voilà notre aide-major.
Je me retourne, et me trouve en présence d'un officier d'infante-
rie, long, sec, osseux, le nez rouge, la moustache grisonnante, le
képi sur l'oreille, la visière poignardant le ciel, le sabre entre les
jambes : c'était le lieutenant Gastagnac.
Et comme je cherchais à me remettre cette étrange physionomie,
le lieutenant me serrait déjà la main :
— Soyez le Uenvenu, docteur... Enchanté de faire votre oonnais-
sanee, mori[>leu! Vous êtes fatigué, n'est-^e pas? Entrons... je
me charge de vous présenter au cercle.
Le cercle, à Gon^ntine, est tout bonnement la buvette, le restau-
rant des officiers.
Nous entrons; car comment résista* à l'enthousiasme sympathique
d*un pareil homme?... Et pourtant, j'avais lu GilBlasI
— Garçon, deux verres... Qu'est-ce que vous prenez, docteur,
du cognac... du rhum?
— Non... du curaçao.
— Du curaçao 1 pourquoi pas du parfait^mour?... hé! hé! hé !
vous avez un drôle de goût... Garçon, un verre d'absinthe pour
moi... et copieux... haut le coude !... Bien ! A votre santé, docteur !
-* A la vôtre, lieutenant.
Et me voilà dans les bonnes grâces de cet étrange personnage.
Inutile de vous dire que cette liaison ne pouvait me charmer long-
temps; je ne tardai point à.m'aperoevmr que mon ami Gastagnac
avait l'habitude de lire le journal au quart d'heure de Rabelais. Cda
TOUS classe un homme.
LE TALION. i63
En revaBche, je fis la connaissance de plusieurs officiers du même
régiment, qui rirent beaucoup avec moi de cet amphitryon d*une
nouvelle espèce; un d'entre eux, nommé Raymond Dut^re, brave
garçon et qui ne manquait certes pas de mérite, m'apprit qu'à son
arrivée au régiment pareille chose lui était advenue.
— Seulement, ajouta-t-il, comme je déteste les carotteurs, j'ai dit
son fait à Castagnac devant les camarades... Il a mai pris la chose, et
ma foi , BOUS sommes allés faire un tour hors des murs> où je lut ai
administré un joli coup de pointe ,. ce qui lui a fait un tort énonne,
car il jouissait d'un grand prestige et passait pouv le bourreau des
crânes, grâce à quelques duels heureux.
Les choses en étaient là, quand vers le milieu de juin, les fièvres
firent leur apparition à Constantine ; l'hèpital reçut n(Hi-8eulement
des militaires, mais un assez grand nombre d'habitants, ce qui me
força d'interrompre mes travaux pour le service.
Dans le nombre de mes malacfes se trouvaient précisément Casta-
gnac et Dutertre; mais Castagnac, lui, n'avait pas la fièvre; il était
atteint d'une affection bizarre appelée delirium trenîens^ état de
délire , de tremblement nerveux particulier aux iti(ttvidus adonnés à
Fabsinthe. U est précédé de malaise, d'insommie, de tressaillements
soudains; la rougeur de la face, l'odeur alcoolique âe l'haleine le
caractérisent.
Ce pauvre Castagnac se jetait à bas de son lit, courait à quatre
pattes sur le plancher, comme pour attraper des rats... Il poussait des
miaulements terribles, entrecoupés de ce mot cabalistique prononcé
d'un aooent de fakir en extase :
— Fatima!... ôFatima!...
Circonstance qui me fit présuma que te pauvre garpcm pouvait
bien avoir eu jadis quelque amour malheureux , dont il s'était con-
solé par l'abus des liqueurs spiritueuses.
Cette idée m'inspira même en sa faveur une pitié profonde ; c'était
quelque chose de pitoyable que de voir ce grand corps maigre bondir
à droite, à gauche... puis se-roidir tout à coup comme une bûche, la
face pâle, le nez bleu, les dents serrées : on ne pouvait assister à set
crises sans frémir.
Au bout d'une demi-heure, exï revenant à lui^ Castagnac tie Xïmk^
quait pas de s'écrier chaque fras :
— Qu'ai-je dit, docteur? Âi-je dit quelque chose ?
— Mais non, lieutenant*
lee LE TALION.
Ces oiseaux hideux, attirés par l'odeur de fat chair, n'attendaient
que mon départ pour fondre sur leur proie.
Vous dire l'horreur que me causa cette apparition serait chose
impossible; je me précipitai vers la fenêtre.... Toutes disparurent
au milieu des ténèbres, comme de grandes feuilles mortes emportées
par la brise.
Mais, au même instant, un bruit singutierfirappanM)nopeille... un
bruit presque imperceptible dans le ^ide de l'abUne. Je m'inclinai,
la main sur la barre, regardant dehors et retenant mon haleine pour
mieux entendre.
Au-dessus de l'amphithéâtre se trouvait la chambre du lieutenant
Gastagnac et aunlessous, entre le précipice et le mur de l'hôpital, pas»
sait un sentier large tout au plus d'un pied, et tout couvert des débris
de bouteilles et de poteries qu'y jetaient les infirmiers.
Or, à cette heure de la nuit, où le moindre bruit, le plus léger
soupir devient perceptible, je distinguais les pas et les tâtonnements
d'un homme marchant sur ce rebord.
— Dieu fasse, me disais-je, que la sentinelle ne Tait pas vu ! Qu'il
hésite une seconde, et sa chute est infaillible !
Je terminais à peine cette réflexion qu'une voix rauque étouCTée, la
voix de Gastagnac, cria brusquement dans le silence :
— Raymond... où vas-tu?
Cette exclamation me traversa jusqu'à la moëUe des os. Celait
un arrêt de mort.
En effet, au même instant, quelques débris glissèrent sur le talus,
puis le long de la rampe escarpée, j'entendis quelqu'un se cram-
ponner avec de longs soupirs.
La sueur froide me découlait de la face... J'aurais voulu voir...
descendre... appeler au secours... Ma langue élail glacée...
Tout à coup il y eut un gémissement... puis rien!... Je me
trompe... une sorte d*éclat de rire saccadé suivit... Une fenêtre se
referma brusquement avec un bruit de vitres qui se brisent... et le
silence profond, continu, étendit son linceul sur ce drame épou*
vantable.
Que vous dirai-je, mes chers amis?... la terreur m'avait fait recu-
ler jusqu'au fond de la salle... et là, tremblant, les cheveux hérissés,
les yeux fixés devant moi, je restai plus de vingt minutes, écoutant
bondir mon cœur et cherchant à comprimer de la main ses pul-
sations.
LE TALION. tt07
Au bout de ce teinp&, j'allai machinalement refermer la fenêtre ;
je pris la lampe, je montai Tescalier et je suiyis le corridor qui
menait à ma chambre.
Je me couchai... mais il me fut impossible de fermer l'œil... J'en-
tendais ces soupirs... ces longs soupirs de la victime... puis l'éclat de
rire de Tassasain !
— Assassiner sur la grand'route, le pistolet au poings me di*
sais-je, c'est afireux sans doute.... Mais assassiner d*un mot... sans
danger!...
Au dehors le sirocco s'était âesé; il se démenait dans la plaine
aTec des gémissements lugubres, apportant jusqu'à la cime du roc le
aable et le gravier du désert.
Du reste, la violence même des sensations qui venaient de m'agiter
me faisait éprouver un besoin de sommeil presque invincible...
L'effroi seul me tenait éveillé... Je me représentais le grand Casta-
gnac en chemise, penché hors de sa fenêtre... le cou tendu, suivant
du regard sa victime jusque dans les profondeurs ténébreuses du
précipice, et cela me glaçait le sang.
— C'est lui! me disais-je, c'est lui I... S'il se doutait que j'étais
Alors il me semblait entendre les planches du corridor crier sous
un pas furtif... et je me levais sur le coude... la bouche entr'ou-
verte, prêtant l'oreille.
Cependant le besoin de repos finit par remporter, et vers trois
heures je m'endormis d'un sommeil de plomb.
n était grand jour lorsque je m'éveillai ; le coup de vent de la
nuit était tombé, le ciel pur et le calme si profond que je doutai de
mes souvenirs... Je crus avoir fait un vilain rêve.
Chose étrange, j'éprouvais une sorte de crainte à vérifier mes
impressions. Je descendis remplir mon service, et ce n'est qu'après
avoir visité toutes mes salles, examiné longuement chaque malade,
que je me rendis enfin chez Dutertre.
Je frappe à sa porte... point de réponse... J'ouvre... son lit n'est
pas défait... J'appelle les infirmiers... j'interroge... Je demande
où est le lieutenant Dutertre : — personne ne l'avait vu depuis la
veille au soir...
Alors recueillant tout mon courage, j'entrai dans la chambre de
Gastagnac.
Un rapide coup d'oeil vers la fenêtre m'apprit que deux vitres
168 LE TALION.
étaient brisées.. • Je me sentis pâlir... mais, reprenant aussitôt mon
sang-froid :
— Quel coup de vent cette nuit ! m'écriai-je ; qu'en dites-Yous ,
lieutenant?
Lui, tranquillement assis, les coudes sur la table, sa longue figure
osseuse entre les mains, faisait mine de lire sa théorie. Il était impas-
sible, et levant sur moi son morne regard ':
— Parbleu! fit- il en m'indiquant la fenêtre, deux vitres défon-
cées... rien que ça... hé I hé ! hé!
— Il parait, lieutenant, que cette chambre est plus exposée que
les autres... ou peut-être aviez-vous laissé la fenêtre ouverte?
Une contraction musculaire imperceptible brida les joues du vieux
soudard.
— Ma foi non, dit-il en me regardant d'un air étrange, elle «était
fermée.
— Ah!
Puis m'approchant pour lui prendre le pouls :
— Et la santé... comment va-t-el)e?
— Mais pas mal.
— En effet... il y a du mieux... un peu d'agitation!... D*ici
quinze jours, lieutenant,^ vous serez rétabli... je vous le pnmiets...
Seulement alors, tâchez de vous modérer... plus de poison vert... ou
sinon... prenez-y bien garde!
Malgré le ton de bonhomie que je m'efforçais de prendre, ma voix
tremblait... Le bras du vieux scélérat que je tenais dans la main me
produisait l'effet d'un serpent... J'aurais voulu fuir... Et puis cet œil
fixe, inquiet, qui ne me quittait pas... C'était horrible !
Pourtant je me contins.
Au moment de sortir, revenant tout à coup comme pour réparer
un oubli :
— A propos, lieutenant, Dutertre n'est pas venu vous voir?
Un frisson passa dans ses cheveux gris :
— Dutertre?
— Oui... il est sorti... il est sorti depuis hier... On ne sait ce qu'il
est devenu... Je supposais...
-^ Personne n*est venu md voir , — fit-il avec une petite toux
sèche, — personne !
Il reprit son livre, et moi je refermai la porte, convaincu de sdn
crime comme de la lumière du jour.
LE TALION. ^69
Malheureusement, je n'avais pas de preuves.
^ Si je le dénonce , me disais-je en regagnant ma diambre , il
niera. •• c^est évident... et s'il nie, quelle preuve pourrai-je donner
de la réalité du fait?... Aucune!... Mon propre témoignage ne sau-
rait suffire... Tout Fodieùx de l'accusation retombera sur ma tête, et
je me serai fait un ennemi terrible !
D'ailleurs les crimes de ce genre ne sont pas prévus par la loi. En
conséquence, je résolus d'attendre... de surveiller Gastagnac sans en
avoir l'air, persuadé qu'il finirait par se trahir. Je me rendis ensuite
diez le commandant de place, et je lui signalai simplement la dispa-
rition du liesutenant Dutertre.
Le lendemain, quelques Arabes, arrivant au marché de Constan-
One avec leurs ânes chargés de légumes, dirent qu'on voyait de la
route de Philippeville un uniforme suspendu dans les airs le long
des rochers de la Casba, et que les oiseaux de proie volaient autour
par milliers, remplissant le ciel de leurs cris.
C'étaient les restes de Raymond.
On eut des peines infinies à les chercher, au moyen de cordes et
d'échelles fixées de distance en distance le long de i'abtme.
Les officiers de la garnison s'entretinrent deux ou trois jours de
cette étrange aventure ; on fit mille commentaires sur les circons-
tances probables de l'événement, puis on causa d'autre chose... On
reprit la partie de bézigue ou de piquet.
Des hommes exposés tous les jours à périr n'ont pas un grand
fond de sympathie les uns pour les autres : Jacques meurt... Pierre
le remplace... Le régiment est immortel ! — C'est la théorie dite hu-
manitaire en action :
a Vous êtes, donc vous serez... Car étant, vous participez de l'être
éternel et infini. »
— Oui, je serai... Mais quoi? — Voilà la question... Aujourd'hui
lieutenant de chasseurs. . • et demain une motte de terre. . . Gela mérite
qu'on y regarde à deux fois.
II
Ua position, au milieu de l'indifférence générale, était pénible; le
silence me pesait comme un remords. La vue du lieutenant Casta-
gnac excitait en moi des mouvements d'indignation, une sorte de
répulsion insurmontable; le regard terne de cet homme, son sourire
no LE TALION.
ironique me glaçaient lé sang... Lui-même m'observait parfois à la
dérobée, comme poor lire au fond de mon âme. • . Ces regards fortUs,
pleias de défiance, ne me rassuraient pas du tout.
— Il se doute de quelque chose, me disais-je ; s*il en était sur, je
serais perdu... Car cet homme ne recule derant rien.
Ces idées m'imposaient une contrainte intolérable... Mes travaux
en souffraient. •• U fallait sortir de Tincertitude à t^ut prix... Mais
comment?
La Providence Tint à mon aide.
Je traversais un jour te guichet, sur les trois heures de rapiès-
midi, pour me rendre en yiile, quand le caporal infirmier aocouroi
me remettre un chiffon de papier qu'il venait de trouver dans la
tunique de Raymond.
— C'est une lettre d'une particulière nommée Fatima, me dit le
brave homme ; il parait que cette indigène en tenait pour le liente-*
nant Dutertre... J'ai pensé, major, que ça pcnivait vous intéresser...
La lecture de celte lettre me jeta dans un grand étonnement; elle
était très-courte et se bornait, pour ainsi dire, à indiquer l'heuBe dL le
lieu d'un rendez-vous. . • Mais quelle révélalion dans la signature !
— Ainsi donc, me disais-je, cette exclamation de Castagnac au
plus fort de ses crises... cette exclamation : « Fatima ! ô Fatima ! » est
le nom d'une femme... et cette femme existe... Elle aimait Duter-
tre!... Qui sait?... C'était peut-être pour aller à ce rendez-vous que
Raymond m'avait demandé un billet de sortie!... Oui... ouL.. la
lettre est du 3 juillet... C'est bien cela! Pauvre garçon... Ne pou-
vant quitter l'hôpital pendant le jour, il s'est hasardé la nuit dans cet
affreux chemin... et là... Cassagnac l'attendait...
Tout en réfléchissant à ces choses „ je descendais le roc de la bsè-
che, et bientôt je me vis en face d'une voûte de briques assez basse,
ouverte au vent selon l'usage oriental.
Au fond de cette voûte, un certain Sidi Houmaîum, armé d'une
longue cuiller de bois, et gravement assis sur ses babouches, remuait
dans un vase d'eau bouillante la poudre parfumée du moka.
Il est bon de vous dire que j'avais guéri Sidi Houmaîum d'une
dartre maligne , contre laquelle les médecins et les chirurgiens du
pays avaient inutilement employé toutes leurs panacées et leurs
annilettes. Ce brave homme me gardait une véritable reconnaissance*
Tout autour de la baiéga régnait une banquette recouverte de
petites nattes en sparterie, et sur la banquette trônaient cinq ou six
LE TALION. 171
Maures coiffês chi fez rouge à flocon de soie bleae, la paupière demi
dose, le chibouck aux lèvres, sayourant en silence Tarorae du tabac
turc et de la fève d*Ârabie.
Je ne sais par quelle inspiration subite ridée me vint aussitôt de
consulter Sidi Houmaîum. Il est de ces impulsions bizarres qu'on ne
peut définir, et dont nul ne saurait pénétrer la cause.
J*entre donc dans la botéga d^un pas solennel, à la grande stupé-
faction des habitants, et je prends place sur la banquette.
Sidi Houmaîum, sans avoir Tair de me reconnaître, vient me
présenter un chibouck et une tasse de café brûlant.
Je hume le breuvage , j'aspire le chibouck , le temps s*écoule len-
tement, et vers six heures, la voix papelarde du muetzin appelle les
fidèles à la prière.
Tous se lèvent en passant la main sur leur barbe, et s'acheminent
Ters la mosquée.
Enfin je suis seul*, Sidi Houmaîum, promenant autour de lui un
regard inquiet, s'approche de moi, et se courbe pour me baiser
la main.
— Seigneur Taleb^ qu'est-ce qui vous amène dans mon humble
demeure?... Que puis-je pour vous rendre service?
— Tu peux me faire connaître Fatima.
— Fatima la Mauresque?
— Oui... la Mauresque.
— Seigneur TcUeb, au nom de votre mère , ne voyez pas cette
femme...
— Pourquoi?
— C'est la perdition des fidèles et des infidèles... Elle possède un
charme qui tue... ne la royez pas!...
— Sidi Homnaîum*, ma résolution est inébranlable... Fatima
possède un charme... Eh bien!... moi... je possède un charme plus
grand... Le sien donne la mort!... Le mien donne la vie, la jeunesse,
la beauté... Bis-lui cela Sidi Houmaîum; dis-lui que les rides de la
vieillesse s'effacent à mon approche. . . Dis-lui que la pomme d'Béva. . .
Cette pomme qui nous condamne tous à mourir, depuis l'origine des
• sfêdes... j'en ai retrouvé les pépins... que je les ai semés... et qu'il
est est sorti Tarbre de la vie, dont les fruits savoureux donnent la
grâce de Félemelle jeunesse!... Que celle qui en goûte... fut-elle
vieille... laide et ratatinée comme une sorcière... Dis-lui qu'elle
reDalt... que ses rides s'elbcent... que sa peau devient blanche et
172 LE TALION.
douce comme un lis... ses lèvres roses et parfumées comme la reine
des fleurs. •• Ses dents édaiantes comme celles d'un jeune chacal.. •
— Mais seigneur Taleb^ s*écria le musulman, Fatima n'est pas
vieille... elle est, au contraire, jeune et belle*. • si belle même, qu'elle
ferait Torgueil d'un sultan.
— Je le sais... elle n'est pas vieille... mais elle peut vieillir... Je
veux la voir!... Souviens-toi, SidiHoumaium, souviens-toi de tes
promesses.
— Puisque telle est votre volonté, seigneur Taleb^ revenez demain
à la même heure... Mais rappelez-vous bien ce que je vous dis :
Fatima fait un vilain usage de sa beauté.
— Sois tranquille... je ne l'oublierai pas.
Et présentant la main au couUmglis ^ \t me retirai comme j'étais
venu, la tête haute et le pas majestueux.
Jugez si je dus attendre avec impatience l'heure de mon rendez*
vous avec Sidi Houmaîum... Je ne me possédais plus... Cent fois je
traversai la grande cour de la Casba pour guetter le cri du Muetzin,
tirant le chapeau à tout venant, et causant même avec la sentinelle
pour tuer le temps.
Enfin le verset du Coran se chante à la cime des airs ; il plane de
minaret en minaret sur la ville indolente... Je cours à la rue de la
Brèche, Sidi Houmaium fermait sa botéga.
— Eh bien ! lui dis-je tout haletant.
— Fatima vous attend, seigneur Taieb.
11 assujettit la barre, et, sans autre explication, se met à marcher
devant moi.
Le ciel était d'un éclat éblouissant. Les hautes maisons blanchies,
véritable procession de fantômes, drapées de loin en loin d'un raycm
de soleil, reflétaient sur les rares passants leur morne tristesse.
Sidi Houmaîum allait toujours sans tourner la tête, les longues
manches de son bemous balayant presque la terre, et tout en mar-
chant je l'entendais réciter tout bas en arabe je ne sais quelles lita-
nies semblables à celles de nos pèlerins.
Bientôt, quittant la grande rue, il s'engagea dans l'étroite ruelle
de Suma, où deux personnes ne sauraient marcher de front. Là,
dans la bourbe noire du ruisseau, sous de misérables échoppes,
grouille toute une population de savetiers, de brodeurs sur maroquin,
de marchands d'épicesdes Indes, d'aloès, de dattes, de parfums rares.
LE TALION. n3
les uns allant et venant d'un air apathique, les autres accroupis, les
jambes croisées, méditant à je ne sais quoi dans une atmosphère de
fumée bleuâtre qui s'échappe à la fois de leur bouche et de leurs
narines.
Le soleil d'Afrique pénètre dans le sombre cloaque en lames d'or,
eCBeurant ici une yieille barbe grise à nez crochu avec son chibouck
et sa main grasse chargée de bagues ; plus loin le profil gracieux
d'une belle juive rêveuse et triste au fond de sa boutique... — Ou
bien encore l'étalage d'un armurier, avec ses yatagans effilés, ses lon-
gues carabines de Bédouins incrustées de nacre. — L'odeur de la
fenge se confond avec les émanations pénétrantes de l'officine... La
lumière sabre les ombres, elle les découpe en franges lumineuses,
elle les tamise de ses paillettes éblouissantes sans parvenir à les
dissiper.
Nous allions toujours. — Tout à coup, dans l'un des détours
inextricables de la ruelle, Sidi Houmaîum s'arrêta devant une porte
basse et frappa.
— Tu me suivras... tu me serviras d'interprète, lui dis-je à voix
basse.
— Fatima parle le français , me répondit-il sans tourner la
tète.
Au même instant la face luisante d'une négresse parut au guichet.
Sidi Houmaîum lui dit quelques mots en arabe... La porte s'ou-
vrit et se referma subitement sur moi. — La négresse était sortie
par une porte latérale que je n'avais pas vue, et Sidi Houmaîum
était resté dans la ruelle.
Après avoir attendu quelques minutes, je commençais à m'impa-
tienter, quand une porte s'ouvrit sur la gauche, et la négresse qui
m'avait introduit me fît signe d'entrer.
Je gravis quelques marches et me trouvai dans une cour intérieure
pavée de petits carreaux de faïence en mosaïque.. • Plusieurs portes
s'ouvraient sur cette cour. — La négresse me conduisit dans une salle
basse, les fenêtres ouvertes, garnies de rideaux de soie à dessins mau-
resques. Des coussins de perse violette régnaient tout autour ; une large
natte en roseaux couleur d'ambre couvrait le plancher, des arabes-
ques interminables de fleurs et de fruits fantastiques se déroulaient au
plafond ; mais ce qui d'abord attira mes regards, ce fut Fatima elle-
même, accoudée sur le divan, les yeux voilés de longues paupières
à dis noirs, là lèvre légèrement ombrée, le nez droit et fin, les bras
174 LE TALION.
Uancs diaiigés de loorcb biaœlefs. Elle atuI de jdis pieds et jouait
noochalamiDeiit avec ses petites babouches brodées d'or Tcrt, «{uaïad
je m'arrêtai sur le seail.
Durant quelques secondes la Mauresque m'obsenra du coin de
TcbU, puis un fin sourire entr'ouTrit ses lèrres.
^-Entrez, seigneur Takb^ fit-elle d'une toîx nonchalante... Sidi
Houmaîum m'a prévenu de votre visite... Je sais le motif qui yotis
amène... Vous êtes bien bon de vous intéresser a la. pauvre Fatima,
qui se fait TÎeilIe... car elle aura bientôt dix-sept ans... Dîx-sqpt ans». •
rage des regrets et des rides... Fâge des repentirs tardifs.». — Ah !
seigneur Takb^ asseyex-vous et soyez le bienvenu!..» Vous m'ap-
portez la pomme d'Héva, n'est*il pas vrai?... la pomme qui domie la
jeunesse et la beauté... Et la pauvre Fatima en a besoin!
Je ne savais que répondre... j'étais confus... mais me rappelant
tout à coup le motif qui m'avait conduit là... mon sang ne fit qu'un
tour, et par l'effet des réactions extrêmes, je devins froid comme le
marbre.
— Vous raillez avec grâce, Fatima, répondis-Je en {«enantplaoe sur
un divan, j'avais entendu célébrer votre esprit non moins que votre
beauté... Je vois qu*on a dit vrai.
— Ah ! fit-elle... et par qui donc?
— Par Dulertre...
— Dutertre?
— Oui... Raymond Dutertre... le jeune officier qui est tombé daas
l'abtme de Rummel... — Celui que vous aimiez... Fatima...
Elle ouvrit de grands yeux surpris.
— Qui vous a dit que je l'aimais ? fit-elle &i me regardant d'un
air étrange.. . C'est faux 1 — Est-ce lui qui vous a dit cela?
— Non • . . mais je le sais. . . Cette lettre me le prouve. . . — Cette lettre
que vous lui avez écrite. . . et qui est cause de sa mort. . . Car c'est pour
accourir près de vous qu'il s'est risqué la nuit sur les rocbm% de la
Casba...
A peine avais-je prononcé ces paroles, que la Mauresque se leva
brusquement, les yeux étincelants d'un feu sombre.
— J'en étais sûre! s'écria-t-elle. Oui... quand la négresse est
venue m'apprendre le malheur... je. lui ai dit : < Aissa.»% C'est
lui qui a faut le coup... C'est lui ! 9 Oh ! le misérable I...
Et comme je la regardais tout stupéfait, ne sachant ce qu'elle vou-
lait dire, elle s'approcha de moi et me dit à Toix basse :
LE TALION. ns
— Mourra-t-il?.., — ûreyez-Toua qu'il mourra WentAt?— Je
vov^baie le voir découper !
EUe m^ayait saisi le bras et me regardait jusqu'au fond de l'âme.
Je n'oublierai j^nais la pâleur mate de cette tête... Ces grands
yeux noirs écarquiUés*.. ces lèvres frémissantes...
«-De qui parlez-'^vous doK, Faiima, lui dls-je tout ému?... ExpU-
cpieah¥CMRB... Je ne tous oompreods fMis..*
— De qui? -- De Gastagnacl... — Vous êtes Tcdeb à l'hôpiial...
£h bien , donnez-lui du poison... — C'est un brigand ! — Il m'a
forcée d'écrbre à l'officier de venir ici... moi... je ne youkispaa*.. Et
pouriaut ce jeune homme me poursuivait d^uis longtemps. .. mais
je savais que Castagnac avait une mauTaise idée contre lui. Alors
CMome je refusais, il m*a menacée 4e sortir de l'hôpital pour Tenir
me battre si je n'écrivais pas tout âesaiie.«. Tenez... voici sa lettre...
Je vous dts que c'est un brigand !...
Il me r^gne, mes ebers amis, de tous véfébsr tout ce que la
Marcsque m*apprtt sur le CMnpte de Castagnac* Elle me raconta
l'histoire de leur liaison... Après l'avoir séduite, il l'avait tx>rrompue,
et depuis deux ans k misânaUe exploitait le déshonneur de cette
malheureuse : — Non content de cela, il la battait !
Je sortis de chez Fatima le oœur oppressé. — Sidi floumaïum
m'attendait à la porte... Ntius nedesoemÛmes la ruelle de Suma c6te
acMe.
— Prenez garde, me dit le wulaugKs en m'observant du coin
de l'œil, prenez garde, seigneur Taleb... Vous êtes bien pâle... le
mauvais ange plane sur votre tète !...
Je serrai la main de ce brave homme et lui répondis :
— Ne crains rien 1
Ma résolution était prise : sans pa*dre une minute... je nicmtai à
laCasba... J'entrai dans l'hôpital et |e frappai à la porte de Cas*
tagnae*
— Entrez!
Il paraît que l'expression de nm figure n'annonçait rien de bon ;
car en m'apercevant il se leva tout interdit.
-» Tiens ! c'est vous, fit-il en s'e£forçant de sourire... Je ne vous
attendais pas...
Pour toute réponse, je lui montrai la lettre qu'il avait écrite à
Fatima. . . Il pâlit , et l'ayant regardée quelques secondes il voulut se
précipiter sur moi ; mais je l'arrêtai d'un geste.
176 LE TALION.
— Si TOUS faîtes un pas , lui dis-Je en portant la main à la garde
de mon épée, je tous tue comme un chien!... — Vous êtes un
misérable. •• Vous ayez assassiné Dutertre... J'étais à Tamphithéàtre,
j'ai tout entendu... — Ne niez pas! — Votre conduite envers cette
femme est odieuse... Un officier français! ... descendre à un tel degré
d'infamie!... Écoutez... Je devrais vous livrer à la justice... mais
votre déshonneur rejaillirait sur nous tous... S'il vous reste un peu
de cœur... tuez-vous !... Je vous accorde jusqu'à demain... Demain,
à sept heures, si je vous retrouve vivant. .. je vous conduirai moi-
même chez le commandant de place.
Ayant dit ces choses, je me retirai sans attendre sa réponse, et je
courus donner l'ordre à la sentinelle^ d'empêcher le lieutenant Cas-
tagnac de sortir de l'hôpital sous aucun prétexte. Je recommandai de
même une surveillance toute spéciale au concierge , le rendant res-
ponsable de ce qui pourrait survenir en cas de négligence ou de fai-
blesse , puis je m'acheminai tranquillement vers la pension comme
si de rien n'était. J'y fus même plus gai que d'habitude et prolongeai
mon diner jusqu'après huit heures.
Depuis que le crime de Gastagnac m'était prouvé matériellement,
je me sentais impitoyable : Raymond me criait vengeance.
Après le diner, je me rendis chez un marchand de résine; j'y fis
l'acquisition d'une torche poissée, telle que nos spahis en portent dans
leurs carrousels de nuit... puis, rentrant à l'hôpital, je descendis
directement à l'amphithéâtre, ayant soin d'en fermer la porte à
double tour.
La voix du muetzin annonçait alors la dixième heure , les mos-
quées étaient désertes, la nuit profonde.
Je m'assis en face d'une fenêtre , respirant les tièdes bouffées de la
brise et m'abandonnant aux rêveries qui m'étaient si chères autrefois.
— Que de souffrances, que d'inquiétudes j avais éprouvées depuis
quinze jours ! — Toute mon existence passée ne m'en offrait pas de
semblables : il me semblait être échappé des griffes dé l'esprit des
ténèbres, et jouir de ma liberté reconquise.
Le temps s'écoulait ainsi ; déjà la ronde avait deux fois relevé les
sentinelles , quand tout à coup des pas rapides , furtife, se firent
entendre dans l'escalier... Un coup sec retentit à la porte.
Je ne répondis pas.
Une main fébrile chercha la clef...
— C'est Gastagnac, me dis-je tout ému.
l.E TALION. 477
Deux secondes se passèrent.
— Ouvrez! cria-t-on du dehors.
Je ne m'étais pas trompé, c'était lui ! — On prêta Toreille, puis
une épaule essaya d'ébranler la lourde porte de chêne.
n y eut un silence... On écouta de nouveau... — Moi... je res-
tai immobile... retenant mon baleine... — Quelque chose' fut jeté
sur les marches... Les pas s'éloignèrent... Je venais d'échapper à la
mort.
Mais qu'allail-il advenir?
Dans la crainte d'une nouvelle tentative plus violente, j'allai pous-
ser les deux gros verrous qui faisaient de l'amphithéâtre une véri-
table prison.
C'était peine inutile: car, en revenant m'asseoir, jevis déjà l'ombre
de Gastagnac s'avancer sur la courtine. La lune , levée du côté de
la ville, projetait l'ombre de l'hôpital sur le précipice... — Quelques
rares étoiles scintillaient à l'horizon... Pas un souffle n'agitait l'air.
Avant de s'engager sur la rampe dangereuse^ le vieux soudard fit
halte, regardant ma fenêtre... Son hésitation fut longue.
Au bout d'un quart d'heure, il fit le premier pas, marchant le dos
appliqué contre le mur... Il était arrivé au milieu de la rampe, et se
flattait sans doute déjà d'atteindre le talus qui descend à la Casba...
Quand je lui jetai le cri de mort :
— Raymond, où vas-tu ?
Mais, soit qu'il fût prêt à tout événement. . . soit qu'il eût plus de
sang-froid que sa victime, le misérable ne bougea point et me répon-
dit avec un éclat de rire ironique :
— Ah ! ah! vous êtes là... docteur... Je m'en doutais... Attendez,
je reviens... Nous avons un petit compte à régler ensemble. ..
Alors, allumant ma torche et l'avançant au-dessus du précipice :
— Il est trop tard! m'écriai-je ; regarde, scélérat... Voici ton
tombeau !
Et les immenses gradins de l'abime... avec leurs rochers noirs...
luisants... hérissés de figuiers sauvages, s'illuminèrent jusqu'au fond
de la vallée.
C'était un coup d'œil titanique... — La lumière blanche de la
poix, descendant d'étage en étage entre les rochers... agitant leurs
grandes ombres dans le vide, semblait creuser les ténèbres à l'infini.
J'en fus saisi moi-même, et reculai d'un pas, comme frappé de
vertige... Mais lui... lui qui n'était séparé du gouffre que par la lar-
Tmm XI. — 42* LIrraiion. 12
178 LE TALION.
geur d*une brique, de quelle terreur ne dutr-il pas être foudroyé I
Ses genoux fléchirent... ses mains se cramponnèrent au mur... —
Je m'avançai de nouveau. •• Une énorme chauve-souris, chassée par
la lumière, commença sa ronde funèbre autour des murailles gigan-
tesques, comme un rat noir aux ailes anguleuses nageant dans la
flamme... et tout au loin... bien loin... les flots du Rummel scintil-
lèrent dans rimmensité.
— Grâce! cria Tassassin, d*une voix cassée, grâ.,.ce !
Je n*eus pas le courage de prolonger son supplice, et je lançai ma
torche dans Tespace. — Elle descendit lentement, balançant sa
flamme échevelée dans les ténèbres, éclairant tour à tour les assises
de Tabime, et semant les broussailles de ses étincelles éblouissantes.
Elle n'était plus qu'un point dans la nuit, et descendait toujours,
quand une ombre passa devant elle conune la foudre... — Je com*
pris que justice était faite!
En remontant l'escalier de l'amphithéâtre, quelque chose flik
sous mon pied... Je me baissai... C'était mon épée. — Gastagnac,
avec sa perfidie habituelle, avait résolu de me tuer avec ma prqire
épée, pour faire croire à un suicide.
Du reste, comme je l'avais prévu, la porte de ma diambre était
forcée, mon lit bouleversé, mes papiers épars ; il avait fait une visite
en règle chez moi...
Gelte circonstance dissipa complètement le sentiment de pitié
involontaire que m'inspirait la fin du misérable.
Q
DE L'ALIMENTATION PUBLIOUE
SOUS L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISES
PAU CHARLES LOCANDRE.
TROISIÈME PARTIE.
I.
LES BOISSONS. l'iMPOT DES AIDES.
Le yin, la bière, le cidre, le lionillon ou bouillie, c'est-à-cBre
Toan de son fermentée, et à partir du seinème siècle Teau-de-Tie,
lalles sent les bmssons que lums trouTons mentionnées comme en*
tnot dans la consommation habîtoelle arut diverses époques de notre
histoire.
A ifoelle date i*osage du vin s*estMl répandu dans la Gaule? C*est
ee qa'il nous parait difficile de préciser. La vieille histoire des Gaulois
envahissant Tltalie sous la conduite de Brennus, l'an 380 avant
Jésus^hrist, pour le seul plaisir de boire du vin et d'en rapporter
des ceps de vigne, est de tout point inadmissible. Ce qu'il y a de plus
probable, c^est que la vigne fut introduite chez nous par tes popula-
tions grecques du littoni de la Méditerranée, et par les Romains lors
des premières colonisations du Midi. Au temps de Pline, c'est-à-dire
an premier siècle de notre ère, de nombreux vignobles existaient
dans le Languedoc , le Dauphiné , l'Auvergne, la Bourgogne et le
Berri*; et dès le quatrième siècle la culture de la vigne s'était avan«>
i. Voir les 38% 39% éO« et 41 «Livraisons.
2. Voir sur Brenniis, Pline, liv. Xfl, chap. i ; sur rintroduction des vignes par
ks colonies romaîoesy Pline, liv. VII, cbap. v ; Sirabon, liv. IV ; Athénée, liv.
ly, cbap. n ; sur les vignobles i^anlois, Pline, Hv. XII, chap. i ; liv. XIV, passim.
—Suétone dit que Domitien fit arracher les figues de la Gaule, et d'autres aU'-
teuTs flyoutent que ces vignes fureot replantées par Probus, après la révolte de
Proculus et de Bonosus, en l'an 281. Ces deux pereonnges, ayant réclamé
l'empire des Gaules, de l'Espagne et de TAngieterre, furent battus par Probas,
et celui-ci, après sa victoire, accorda aux Gaulois, aux Espagnols, et aux
180 DE L'ALIjMENTATION PUBLIQUE
cée assez loin Ters le Nord. L'empereur Julien, qui habitait Paris en
358, yante la qualité du yin que Ton récoltait aux environs de cette
Tille; et Ton peut croire que les conquérants germains fayorisèrent
l'industrie vinicole, car la loi salique édicté des peines sévères contre
ceux qui volent des ceps ou des raisins; Gharlemagne, en 798, con-
firma ces dispositions, et en 813 il ordonna déplanter des vignes
dans ses domaines partout où cette culture avait chance de réussir.
Du treizième au quinzième siècle, la production des vins français
avait pris un certain développement, et la vigne était même cultivée
en grand dans certaines régions, telles que la Normandie et la Picar-
die, où de notre temps elle a complètement disparu ^
La bière, fort répandue sous le nom de cervoise , date chez nous
d'une époque fort ancienne, car les historiens de l'antiquité nous
apprennent que les femmes gauloises s'en frottaient le visage 'pour
conserver la fraîcheur de leur teint.
Les conquérants germains en faisaient aussi une grande consom-
mation, et le nombre considérable d'ordonnances et de statuts de métier
relatifs à la brasserie qui se rencontrent sous les rois de la troisième
race prouvent que cette consommation était active à l'époque du
moyen âge^. Quant au cidre, nous croyons qu'à l'origine on dési-
gnait sous ce nom toute espèce de boisson fabriquée avec des
fruits autres que le raisin, y compris les baies des arbustes sau-
Bretons, pour les récompenser sans doute d*ôtre restés fidèles à sa cause,
l'autorisation de planter des vignes et de faire du Tin : a Gallis omnibus et
Hispanis ac Britannis hinc permisit ut vîtes haberent et vinum conficerent, • dit
Yopiscus dans son dix- huitième chapitre. Cette autorisation de Probus impli*
que évidemment une interdiction antérieure et confirme ce que dit Suétone,
à propos de Domitien.
1. Dans les temps modernes^ cette culture a toujours rétrogradé du nord-
ouest au sud; ce fait tient-il, comme on l'a dit, au refroidissement du climat
ou à des causes purement économiques? C'est ce qu'il est assez difficile de
décider. On peut croire aussi que nos aïeux , qui assaisonnaient leurs
aliments avec de l'huile de baleine, n'avaient pas le goût très-délicat,
et qu'ils se contentaient de qualités très inférieures. Ajoutons qu'ils faisaient
subir aux vins une foule de préparations avec du miel, de la cannelle, de
la coriandre, et autres aromates, de manière à en changer tout à fait le goût
Ces préparations étaient désignées sous le nom d'hypocras. Voir Hoefer, His-
toire de la chimie, 1. 1, p. 449.
2. En 1369, le nombre des brasseurs de Paris était de vingt et un. Voir
Becuei/ des ordonn., t. V, p. 222, 223.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. i8i
Tages ' ; mais cTéjà sous Charlemagne on Toit paraître , sous le nom
de pomatium, le véritable cidre de pommes, et sous celui de pira"
titan^ le cidre de poires ou poiré. Il paraîtrait même que l'empereur
des Francs ne dédaignait pas ces boissons, car il veut que la fabrica-
tion en soit confiée à des ouvriers expérimentés, qu'il désigne sous
le nom de ciceratores ^. Au douzième et au treizième siècle, le cidre
dans la Normandie n'était pas moins populaire que de nos jours , et
à cette date il fut même célébré sur le mode épique dans le poëme
laUn consacré par Guillaume Le Breton à la gloire de Philippe-
Auguste*.
L^eau-de-vie, mentionnée officiellement pour la première fois en
France dans une ordonnance de 1514 qui en règle la fabrication et
la vente, n'était à l'origine qu'une sorte de panacée à laquelle on
attribuait le don de rajeunir les vieillards et de prolonger l'existence.
Gomme les autres médicaments, elle se vendait chez les apothicaires;
mais les empiriques l'avaient tellement préconisée que l'usage s'en
popularisa rapidement. Le commerce auquel elle donnait lieu ayant
pris une grande extension, elle fut pour la première fois soumise
à Timpôt en 16S9, et déjà à cette date elle occasionnait de tels dé-
sordres, que dans plusieurs villes les magistrats municipaux en prohi-
bèrent la vente dans les cabarets , et défendirent même aux cabare-
tiers d'en boire, car il faut rendre cette justice à notre ancienne
législation, que si elle était complètement étrangère aux plus simples
principes de l'économie sociale, elle cherchait du moins à sauvegar-
der la morale et la santé publiques.
Les conditions dans lesquelles se trouvaient placés la production»
le commerce et la fabrication des boissons n'étaient pas plus favo-
rables que celles où se trouvaient placées les céréales, la viande
et les autres denrées alimentaires, car d'un côté comme de l'autre
c'étaient le même mode de possession de la terre, les mêmes charges
fiscales, la même minutie dans la réglementation. Examinons parti-
culièrement ce qui se rapporte au vin, en commençant par la culture
de la vigne.
Dans les temps féodaux, l'une des charges les plus lourdes de la pro-
i . Dans la vie d'un saint breton, citée par M. Delisle, d'après dom Lobineau,
Hist. de Bretagne, t. Il, c. xxv, on lit en effet ce passage : Potus talis erat
qualis ex arborum succis malorumve agrestium condiri posset*
2. Baluzii capitularia, t. I, p. 337.
3. Voir Léopold Delisle, Études sur l'agriculture en Normandie, p. 4.
im DE L»ALrMENTATION PUBLIQUE.
dudion yinicole était sans aucun doute le bcm de vendanges^ qui occa-
sionnait aux producteurs des pertes graves. Ce ban de vendanges é\ali^
on le sait, le droit qu'ayaient un grand nombre de feudataires de
fixer à leur convenance le moment où devait commencer la récolte
du raisin. Par suite de cette fixation il fallait souvent, dans les
vignobles hâtifs, laisser les grappes se gâter sur les ceps, tandis que
dans d'autres on était obligé de les cueillir avant leur maturité, sous
peine de les voir saisis par le seigneur, quand on avait devancé ses
ordres. Le ban de vendanges existait encore en i789 dans TAnjou,
le Maine, le Bourbonnais et le Berri.
Les redevances en nature, imposées à la terre soit par la dtme, soit
par le code féodal, apportaient, ainsi que nous Tavons déjà dit, de
grands obstacles à la rénovation des cultures, et il résultait de là que
^es vignes qui se trouvaient dans des terrains peu favorables y dépé-
rissaient souvent pendant de longues années sans aucun profit pour
les propriétaires ou les vignerons, tandis que Ton ne pouvait en
planter dans des cantons où le succès était assuré. Les pouvoirs
publics d'ailleurs, surtout dans les derniers temps, se trouvaient
tellement pressés par la disette, qu'ils ne savaient plus comment suf-
fire aux besoins du pays, et Ton vit à plusieurs reprises, sous
Louis XIV et Louis XV, le gouvernement donner l'ordre d'arracher
les vignobles ' pour en faire des terres à blé, conune si le blé pouvait,
sans un long repos de la terre, succéder à la vigne. De pareilles me-
sures avaient pour seul eflet de rendre le vin plus rare sans que le
blé fût plus abondant ; et il fallait certes que le manque de grains ait
occasionné de bien cruelles souffrances, pour que l'état ait ainsi sacri&é
une exploitation qui était pour lui la source d'un revenu considérable,
non-seulement à cause des aides, mais encore à cause des tailles,
attendu que les tenanciers des terres cultivées en vignes payaient dans
la répartition de ce dernier impôt une somme plus forte que pour les
1 Pour juger de l'absurdité d'une pareille mesure il faut voir ce qui se
passe aujourd'hui et quel énorme contingent l'industrie yinicole apporte à la
fortune publique. Sur sii cent quarante mille hectares dont se compose le
département de l'Hérault, cent quarante mille sont cultivés en \ignobles
donnant un produit de deux cents millions. Dans certaines années, il y a des
hectares qui donnent deux mille fr. de bénéfice net. Dans le même départe-
ment, un domaine de seize hectares a rapporté de 1851 à 1858, c'est-à-dire
pendant sept ans, dix-neuf mille six cent quatre-vingt-douze fr. net par hec-
tare. On voit par là quelle perte énorme le gouvernement faisait subir au
pays en faisant arracher les vignes.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 183
terres cultivées en blé, les premières étant regardées comme don-
nant un revenu supérieur.
La vigne et ses produits étaient, comme les autres produits de Ta-
griculture, soumis simultanément aux impôts ecclésiastiques, féo-
daux et royaux. Le raisin payait d*abord la dtme à TÉglise, et cette
dime était générale comme celle du blé; il payait ensuite, ainsi
que le vin, aux possesseurs des fiefs une foule de droits qui remon-
taient à l'origine même de la féodalité , puisqu'on en trouve la trace
dès Tan S38'. Ces droits variaient à Tinfini, et les plus répandus
étaient : le carteiaçe, qui correspondait au champart, et qui con-
sistait dans le prélèvement du quart de la récolte ; — le vinagcy qui
s'acquittait avant que le vin fût tiré de la cuve pour être mis en
baril ; — le liage, pris sur les lies vendues en détail ; — le forage ou
affùTuge^ redevance en nature payée au seigneur pour avoir le droit
de mettre enseigne et de détailler ; — le célérage^ le chantelage^ le
traînage, le rouage, le timonage^ etc. , prélevés sur les celliers, les
caves et chantiers, les voitures employées aux transports.
Outre les prestations en argent ou en nature, la féodalité imposait
encore à ses vassaux des corvées pour la culture de ses vignes, et,
pour le voiturage de ses vins, des charrois qui prenaient le nom de re-
nade, quand ils étaient fails par une charrette attelée de quatre bœufs,
et de bouade quand la charrette n'était attelée que de deux bœufs.
La féodalité avait de plus un privilège pour la vente de ses pro-
duits. Ce privilège , c'était le banvin^, en vertu duquel chaque sei-
gneur, dans l'étendue de son fief, avait seul le droit de vendre du vin
pendant quarante jours de Tannée. Au lieu de se restreindre et de
s'amoindrir par la suite des temps, ce monopole, également préju-
diciable aux producteurs et aux consommateurs, prit dans les derniers
siècles de la monarchie un développement nouveau , car il fut attri-
bué aux secrétaires du roi, aux bourgeois de Paris et à une foule de
fonctionnaires d'un ordre inférieur. Louis XIV en fit même un objet
de trafic, et, par un édit d'août 1702, il le mit en vente dans toutes
les provinces où les aides n'avaient point cours, et l'adjugea à tous
ceux qui voulurent l'acquérir, quel que fût leur rang.
Comme plusieurs autres droits féodaux, quelques-unes des rede-
vances dont nous venons de parler furent adoucies , modifiées ou
1 . Rerum gallicanm et franciearum scriptares, t. lY, p. 619.
2. Voir Du Gange» au mot : bannum vinû
184 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
supprimées, soit par râffranchissement des communes, soit par rin-
tervention des rois, soit par le rachat qu'en firent les populations,
soit enfin par la vérification des titres qui eut lieu au moment de la
rédaction des coutumes; mais un bon nombre subsista jusqu*à la
réYolution, et, par suite des progrès du pouvoir royal et de la marche
du pays vers Tunité politique, le vin et les autres boissons devinrent,
à partir du quatorzième siècle, l'objet des mesures fiscales les plus
rigoureuses de la part des gouvernements. Ces impôts formèrent,
avec la gabelle du sel, le principal revenu de Tancienne monarchie ;
et si Ton a lieu de s'étonner que la fiscalité ait frappé de préférence
ces deux objets de première nécessité, il est juste de reconnaître, en
tenant compte de la situation économique du pays, qu'il était difficile
qu'il en fût autrement. £n efiet, dans le moyen âge proprement dit,
une partie des ressources qui constituent nos budgets modernes
n'existaient pas. Tout portait donc d'une part sur la terre par la
taille, et de l'autre sur les vivres et les boissons par les aides et les
gabelles, car, pour subvenir aux besoins de l'État, il fallait néces-
sairement chercher la matière imposable dans des denrées d'une con-
sommation universelle et journalière. Temporairement perçues à
l'origine et levées du consentement des états généraux, dans des
circonstances extraordinaires, les aides devinrent permanentes à par-
tir du règne de Charles V, et, depuis cette époque jusqu'à la révolu-
tion, elles allèrent toujours en augmentante
Nous avons vu pour les gabelles du sel le pays divisé en trois zones
difierenles : pays d'impôts ; — pays de vente volontaire ; — pays de
franc-salé. Le même fait se reproduit pour les aides, et l'on dis-
tingue : les provinces sujettes aux aides ; — les provinces abonnées ;
— les pays d'état.
Vers 1740, les provinces sujettes aux aides étaient représentées
par les généralités d'Alençon, d'Amiens, de Bourges, de Caen, de
Châlons, de la Rochelle, de Lyon, de Moulins, d'Orléans, de Paris,
de Poitiers, de Rouen, de Soissons, de Tours, et les élections
1. On trouvera le détail des objets soumis aux aides vers le milieu du
dix-huitième siècle dans le Traité général des droits d'aides, de Lefebvre de
la Bellande^ en cherchant à la table, pour les renvois principaux, les mots
bétail, bois, cendres, soude, gravelées, charbon de bois et de terre, contrôle^
domaine et barrage, drogueries, écorces d'arbres, entrées, foin, marchandises,
marque des fers, marque d'or et d'argent, paille, papier, pied fourché. On
consultera également la note de la page 7 de l'introduction.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 485
d'Auxerre, de Bar-sur-Seine, de Mâœn, d'Angouléme et de Bour-
ganeuf. C'était donc, on le yoit par cette énumération , les plus
anciennes enclayes de la monarchie française qui étaient soumises
à la perception des aides. Dans ces diverses circonscriptions, nom-
mées pays (faideSy les droits sur les boissons étaient perçus directe-
ment par les fermiers de l'État ; — les provinces abonnées payaient,
soit une somme une fois faite au moment de l'établissement d'une
aide , soit une somme annuelle, que l'on nommait devoir en Bre-
tagne, équivalent en Languedoc. [ — Les pays (fêtas, après s'être
imposés eux-mêmes, percevaient les contributions pour leur compte
et les reversaient ensuite au trésor royal à titre de don gratuit. La
différence entre ces diverses circonscriptions administratives consis-
tait donc surtout dans le mode de recouvrement, puisque l'on payait
partout ; mais la quotité proportionnelle de l'impôt changeait
d'une localité à l'autre ; chaque joays d!étas, àxdiC^Q province abon"
nécy chaque pays d'aides avait ses tarifs particuliers, et dans ces der-
niers pays eux-mêmes le tarif variait d'une généralité à l'autre.
Les aides générales les plus importantes établies sur les boissons
depuis le quatorzième siècle, c'est-à-dire depuis l'époque où les
impôts sur le vin devinrent permanents, étaient :
1^ Le gros et augmentation, désignés aussi sous le nom de parisis,
sou et 6 deniers pour livre ; — 2° les anciens et les nouveaux S sous ;
— 3** l'annuel ; — 4"* le gros manquant ; — 8° le quatrième ; — 6"* le
huitième réglé ; — 7* la subvention à l'entrée ; — 8" la subvention
par doublement; — 9^ les entrées des villes.
Le gros remonte à l'année 1356; il fut institué pour la rançon du.
roi Jean; mais, comme tous les impôts du moyen âge, il survécut aux
circonstances exceptionnelles qui l'avaient fait établir : perçu, ainsi
que son nom l'indique, sur la vente en gros, il n'atteignait point seu-
lement les marchands de vin de profession, mais les vignerons et les
propriétaires qui se trouvaient assimilés aux marchands, attendu que,
pour tirer parti de leurs vignobles, ils étaient obligés de vendre l'excé-
dant de leur consommation. Le gros, jusqu'en 1688, fut indistincte-
ment levé sur toutes les personnes qui récoltaient du vin ; mais à
cette époque on exempta ceux qui ne récoltaient que trois muids.
Le gros manquant remonte à l'ordonnance du 18 juin 1834;
il se levait sur les vins consommés chez les propriétaires au delà de
la quantité qu'ils avaient déclarée nécessaire à leur usage; le gros
manquant était aussi désigné sous le nom ^ impôt du trop bu.
iH DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
Le htntiime réglé et le quatrième éqQÎfalaieiit, ainsi que leur
nom i'indiqpie, smt an huitième, soit au quart de la yaleor mardiande
des boissons. Ayant d'atteindre ce tam, ils avaient siûtî une propor-
tion ascendante Tiaiment extraordinaire, car, à Torigine, ils n*étaient
que du centième.
La subvention à F entrée^ cxièt par Tédit de noTembre 1640, con*
sistait en un droit per^ dans tous les pays où les aides aTaient
cours sur le lin entrant dans les Tilles et bourgs, ainsi que dans les
▼illages de Télection de Paris qui OHuptaient cent dnqnante feux, et
dans ceux des autres élections qui n*en comptaient que cent vingt.
JS annuel j établi en 1632, était une espèce de droit de patente qui
se payait par tous ceux qui faisaient le commerce des boissons.
Les anciens et les nouveaux 5 sols formaient deux contributions :
Tune de 8 sols par muid de vin* créée en 1S61, sur toutes sortes de
personnes privilégiées ou ihmo, à Tentrée des villes et bourgs fermés;
l'autre établie de la même manière eq 1 581 .
La subvention par doublement s'acquittait à la sortie du royaume
et des provinces où les aides avaient cours, sur les bmssons qui déjà
avaient acquitté la subvention à l'entrée.
Les entrées des villes étaient levées dans la généralité d'Amiens,
la ville et l'élection de Paris, et dans les villes de Rouen et de Caen.
Ces diverses omtributions n'étaient point établies simultanément
sur tous les points du royaume. Ainsi, pour nous en tenir à quelques
exemples, le gros n'avait cours que chms les généralités de Paris,
d'Amiens, de Châlons et de Soissons; le huitième était perçu dans
dix généralités, et le quatrième dans quatre seulement.
Aux droits dont nous venons de parier et qui avaient un caractère
d'universalité s'ajoutaient , suivant les lieux , une foule de droits
particuliers également afierents au trésor royal, tels que : le tarif
ctAlençon^ la cloison d Angers, le sol pour pot et les 9 livres
18 sols par tonneau de Picardie. Du reste, pour donner à nos lec-
teurs une idée exacte de ce qu'étaient les aides, nous allons indi-
quer les droits levés sur le vin, à Paris, en 1680. Yoîd ce que nous
avons trouvé :
1* Les premiers 5 sols; — 2* les anciens et les nouveaux 5 sok;
1. Voir, pour l'historique de ces droits, Traité général des droits d'aides,
!'• partie, 310 et suiv. pour le gros;— \9i, pour les anciens et nouveaux cinq
sols ;— et pour le reste, n« partie, p. 74 ;— V partie, 341 ;— !!• partie, 71 ;—
l'«partie, 219;t6td., 230.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. i87
— 3"* les 30 sols par muid; — 4^ les S sols des pauvres; — S^ la
oeintore de la reine; — 6* les 10 sols de la ville ; — V les 10 solsdu
canal; — 8"* les 10 sols des bâtardeaux; — 9^ les quarante-cinq sols
des rivières; — 10* les 3 livres par muid; — 11* le domaine; —
12* Tancienet le nouveau barrage; — 13® les 20 sols de Sedan, ainsi
noounés parce qu'ils avaient été établis pour payer la solde d*une
garnison de buit mille bommes cbargés sous Henri lY de la défense
de cette ville ; — 14® les 20 et 1 0 sols de subvention ; — 15® Taugmen-
tation du barrage; — 16®les2 sols pour livre de ces trois droits; ce qui
constituait, comme le surcens pour le cens, un impôt de Timpôt ; —
17® le parisis; — 1 8® le sol pour livre sur la vente ; — 19® les 20 sols
de Thôpital; — 20® les 6 deniers pour livre. Outre les contributions
ci«des6us, le vin, dans la capitale, payait encore le droit de çros et
le détail sur la vente. Voilà quelle était la part de l'État. Venait
ensuite la ville, qui levait onze autres droits, et les hôpitaux^ qui en
levaient quatre ; soit pour une seule localité et pour une seule boisson
tcenk-sept droits différents. Les vingt premières impositions men-
tionnées plus haut furent totalisées par l'ordonnance de 1680 sous
les noms de droits réunis , et continuèrent à être perçues avec les
quinze aulresjusqu'à la révolution. La somme totale en 1756 s'élevait
à 38 livres 12 sols 4 deniers 4/5 par muid^
A dater de 1321 on voit paraître dans le commerce des vins les
charges en titre d'office; ces charges, entre autres celle des courtiers
qui paraît la plus ancienne, avaient pour objet à l'origine de faciliter
les transactions et de surveiller la bonne qualité des marchandises;
i. Voir Traité général des droits d'aides, p. 6 et suîv. — Le môme mode de
perception fut appliqué au cidre, au poiré et à la bière. Après la réunion
des droits, en 1680, l'équivalent fut fixé pour le cidre à 35 sols par muid,
plus la vente en gros, le droit d'augmentation, le quatrième, le droit de
subvention, et la vente en détail. Cette dernière fut fixée pour le cidre à la
moitié de ce qu'elle était pour le vin, et pour le poiré à la moitié de ce
qu'elle était pour le cidre. \oir Delamarre, Traité de la police, t. III, p. 766,
767. Â la même date, la bière payait à Paris, pour les droits réunis, 37 sols
6 deniers ; plus le vingtième pour la vente en gros, le droit d'augmentation
de 8 sols par muid, le détail qui était de 3 liv. 10 sols, et le quatrième parisis.
Sous le règne de Louis XV, des contributions nouvelles furent créées pour la
bière dans les principales villes du royaume : c'était le courtage, le jaugeage, la
subvention, le contrôle, et l'inspection des boissons. Le bouillon, qui n'était»
comme nous l'avons dit, que de l'eau de son fermentée, payait la moitié de
ce que payait la bière.
188 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
mais plus tard elles prirent un caractère exclusivement fiscal, et elles
devinrent pour le gouvernement un objet de spéculation. Quand le
trésor avait besoin d'argent on en créait un certain nombre auxquelles
on attachait la perception de divers droits. Ceux qui voulaient s'en
rendre propriétaires, et toucher par cela même les revenus qu'elles
produisaient, payaient à TÉtat une somme une fois faite, et jouissaient
des bénéfices qui étaient attribués à leur titre. Ces bénéfices étaient
nécessairement prélevés sur les producteurs et les consommateurs; la
charge une fois vendue le gouvernement en faisait souvent l'objet
d'une spéculation nouvelle, tantôt en élevant, tantôt en abaissant le
chifire des droits afférents à la fonction ; quand les tarifs étaient aug--
mentes, les titulaires, dont les revenus augmentaient proportionnel-
lement, payaient une nouvelle finance pour accroissement de recettes;
quand les tarifs étaient réduits, comme ils se trouvaient en perte, ils
payaient pour que les choses fussent remises sur l'ancien pied. Cette
industrie prit un grand développement sous Louis XIV et sous
Louis XY; au dix-septième siècle, le nombre des offices de la halle
aux vins de Paris était de huit cent quatre-vingt-^douise, et en 1730
on créa d'un seul coup quatre-vingts jaugeurs et mesureurs, cent
vingt jurés vendeui*s et contrôleurs de boissons, quatre-vingi-dix
courtiers commissionnaires, cent vingt rouleurs de tonneaux, cent
quarante chargeurs et déchargeurs de vin, cent vingt inspecteurs,
cent soixante vérificateurs de lettres de voiture, cent vingt courtiers
commissionnaires pour la vente et la revente, cent vingt inspecteurs
gourmets ^ La plupart des titulaires ne remplissaient aucune fonc-
tion, attendu que ces fonctions étaient le plus souvent illusoires, et
ils se contentaient de percevoir les droits. Du reste, les ministres et
les agents supérieurs des grandes administrations ne se dissimulaient
point la parfaite inutilité de la plupart des offices; ils n'y voyaient rien
autre chose qu'un emprunt déguisé, et ils ne s'en cachaient pas, témoin
le contrôleur général des finances Desmarestqui, proposant un jour à
Louis XI Y la création de nouveaux offices, trouva le monarque assez
peu disposé à ratifier la mesure, par ce motif que les offices étaient
tellement insignifiants , que l'on ne trouverait personne pour les
acheter. « Yotre Majesté, répondit Desmarest, ignore l'un des
plus beaux privilèges des rois de France, qui est, que, lorsque
1. Voir sur les courtiers, jurés-vendeurs et jaugeurs de vin de Paris, Dela^
marre. Traité de la police, i. III, p. 577, 583, 595, C05, 624, 641, 659.
sous L'ancienne: monarchie française. ^89
le roi crée une charge, Dieu crée aussitôt un sot pour Tacheter ^ »
Les droits afférents aux emplois dont nous Tenons de parler ajou-
taient aux aides, déjà si lourdes, une surtaxe considérable, et, comme
exemple, nous rappellerons que, de 1625 à 1674, les jurés-vendeurs
et contrôleurs des vins payèrent au trésor royal, pour Paris seule-
ment, la somme de 2,182,370 livres, qu'ils durent nécessairement
récupérer, capital et intérêts, sur les consonunateurs ; mais cette sur-
taxe elle-même n'était pas le seul inconvénient, car les formalités de
perception de tous les droits attachés aux divers offices entraînaient
des embarras et des retards qui paralysaient les transactions de la
manière la plus fâcheuse.
Âpres avoir payé l'impôt royal par les aides et les droits des offices,
le vin et les autres boissons retombaient pour la troisième fois sous le
coup de cet impôt par les octrois des villes, lesquels ne pouvaient, on
le sait^ être perçus qu'en vertu d'une autorisation octroyée par les
rois^. C'est de là qu'est venu leur nom. Temporaires comme les
I. Pour donner au lecteur une idée exacte de ce qu'était le trafic des
offices de la part de l'État, nous avons réunifici, en prenant pour guide Delà-
marre et les indications relevées dans le Traité de la policey le tableau des
finances payées par les seuls vendeurs-jurés et contrôleurs de vins de
1625 à 1674. C'est d'après ce tableau que nous donnons ci*dessus le chilTre
de 2,183,370 liv.
1625. — Le droit de vente et de contrôle, qui était de iO sols pour chaque
mnid de vin, est converti en 4 deniers pour livre du prix de la vente. Les
jurés- vendeurs, pour ce nouveau tarif qui augmente notablement leurs profits,
payent la somme de 146,800 liv.
1633. — Ils obtiennent une nouvelle augmentation de droits, moyennant
94,743 liv.
d635. — Un nouveau tarif leur est concédé au prix de 200,380 liv.
1639. — Aux deniers sur la vente on ajoute 4 deniers pour livre, comme
droit de perception. Cet accroissement se paye à TÉtat 375,447 liv.
1643. — Les droits sur la vente sont portés à 12 deniers pour livre, et les
jurés-vendeurs payent à cette occasion 405,000 liv.
1645. — On parle de supprimer les jurés-vendeurs, et ceux-ci, pour être
maintenus en charge, payent 72,000 liv.
1646. — De nouveaux offices de jurés-vendeurs et contrôleurs sont créés
au prix de 550,300 liv. On exhausse en môme temps les droits.
1652. — Les jurés-vendeurs et contrôleurs payent 16,500 liv. pour que le
tarif de leurs droits soit maintenu.
1674. — Ils payent au roi 174,000 liv. pour être confirmés dans leurs
fonctions.
2« Le produit des octrois était principalement appliqué dans le moyen âge
aux travaux de fortification des villes, attendu qu'avant la création des
/
192 DE L'âLIHENTâTION PUBLIQUE
l*' mars 1545, 12 a^ril 1547, décembre 1557, tentèrent sans succès
de porter l'ordre et la lumière dans ce chaos. Golbert essaya de nou-
velles réformes et réalisa d'importantes améliorations; mais, comme
sous Henri IV, le bien qui se fit pendant son ministère tenait à sa per-
sonne, et à sa mort tout retomba dans le même désordre. Il était
difficile, en effet, qu'il en fût autrement en présence de la diversité
des juridictions, de la division du sol, de la différence des tarifs,
du nombre infini d'ordonnances et d'arrêts qui s'étaient accumulés
pendant plusieurs siècles, en se contredisant les uns les autres, tout
en gardant chacun force de loi. On se touvait tout à la fois en
présence des ordonnances royales, des arrêts des cours des aides, des
arrêts du conseil, des arrêts du parlement et des baux de fermes, qui,
chaque renouvellement, créaient une législation nouvelle. 11 résultait
de là une infinité de questions particulières, une multiplicité de
règlements qui rendait la perception des plus difficiles ^ Les contri-
buables, sous le coup d'une lé^slation aussi compliquée, aussi con-
fuse, se trouvaient sans cesse exposés à des contraventions; les con-
sommateurs ne voyaient dans les agents du fisc que les instruments
aveugles de la fortune des fermiers ; la contrebande à main armée
s'était organisée comme pour les gabelles dans toute l'étendue du
royaume; et la compression s'augmentait en raison même des
embarras et des difficultés du recouvrement.
Du moment qu'il était détaché du cep, le raisin devenait l'objet
de la surveillance la plus minutieuse. S'agissait-il, par exemple, de le
transporter d'un lieu dans un autre, ou de le faire entrer dans une
ville , on était tenu de déclarer s'il devait être mangé comme fruit ou
converti en vin ^. Les voituriers ou les marchands devaient, à toute
réquisition des commis , représenter des certificats qui en consta-
taient la provenance, et qui étaient délivrés, aux lieux d'expédition ,
par les officiers de justice, les marguilliers ou les curés. Ces disposi-
tions, prescrites dès l'année 1391, furent confirmées par des ordon-
nances en date de 1404 et 1677.
1. C'est ce que constate Lefebvre de la Bellande, dans rintroduction de
son excellent Traité, p. iO et 87. Ce traité, dédié à la cour des aides, fut com-
posé dans le but de porter quelque lumière dans cette confusion, car la cour
des aides elle-même avait fini par ne plus se retrouver dans le dédale de ses
propres lois. Voir sur cette cour Touvrage ci-dessus indiqué, 1I« part., p. 25
et suiv., et VEncyclopédie de Diderot, au mot : Cwr des aides,
2. Traité général des droits d'aides, Impart, p., 31, 35.
sous L'AiNCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 193
Du moment que le vin coulait du pressoir, ce n'était plus de la sur-
veillance, mais de l'inquisition. Là où le gros avait cours, personne
dans Vintérieur même de sa propre maison ne pouvait transporter son
vîn des cuves dans sa cave sans avoir obtenu un congé de remuage.
Pour prévenir la fraude sur les droits de vente, on obligeait les pro-
priétaires et les vignerons à déclarer d'avance , de la manière la plus
précise, quelle serait leur consommation de l'année , et à justifier à
toute réquisition des commis la destination qu'ils avaient donnée à
leurs vins. Tout ce qui excédait la quantité fixée pour leur approvi-
sionnement personnel était sujet à confiscation , cet excédant étant
œnsidéré com.me destiné au commerce *.
Les droits sur la vente en détail étant de beaucoup les plus élevés,
les fermiers des aides s'appliquaient à trouver partout des détaillants,
et ils considéraient comme tels les propriétaires des maisons qui
louaient une chambre garnie, les mattres d'école qui prenaient des
élèves en pension, les chefs de fabrique qiii nourrissaient leurs
ouvriers, et même les pères et mères qui, en mariant leurs enfants,
faisaient aux nouveaux époux des présents de vin ^.
Grâce à l'excellence de ses crus, la France aurait pu trouver des
ressources considérables dans l'activité du commerce intérieur et les
exportations à l'étranger; mais ici encore la fiscalité tuait les échanges.
Le commerce intérieur des vins était soumis aux mêmes entraves
législatives que celui des blés, et il s'arrêtait devant les mêmes
obstacles matériels ^.
A l'intérieur, les vins rencontraient à chaque pas les douanes des
provinces, les péages des ponts et rivières, les droits de travers perçus
par les villes^. Ainsi, chaque muid transporté par la Seine ou ses
affluents payait, au-dessus de Paris, 51 sous i denier, et au-dessous
de Paris, jusqu'à Rouen, S4 sous ^. Sur un grand nombre de points,
i. Arrêts de la cour des aides, du 2 sept. 1733, et du 2S juillet 1750.
2. Arrôt du conseil, du 5 déc. 1742.
3. La plupart des provinces, fidèles à leur système prohibitif, gardaient
leurs vins pour elles-mêmes comme elles gardaient leurs blés. Au treizième
siècle, les baillis royaux en empochaient la sortie en dehors des territoires
soumis à leur autorité. Voir Rec, des ordonn., t. V, p. 75.
4. En 1633, ces péages furent convertis sur la Seine en un impôt uni-
que, qui fut appelé les quarante-cinq sols des rivières.
n. Au dix-septième siècle, chaque muid de vin qui traversait la ville
de Rouen parfait 3 liv. 4 s., et dans le siècle suivant 5 liv. 15 s. 6 d* Voir
Forbonnais, Becherehes sur les finances de la France, t. III, p. 214 et suiv.
Tome XI. — 4 2* LÎTraison. 1 3
194 D£ L'ALIMENTATION PUBLIQUE
les boissons qui ne faisaient qne traverser les villes acquittaient les
mêmes droits que celles qui devaient se consommer sur place, et
à Paris même le passe-debout en franchise n'était accordé qu'aux
vins destinés à être transportés par mer, et dans les derniers temps
par le canal de Picardie. Les voituriers devaient faire rédiger leurs
lettres de voiture par-devant notaire , et dans plusieurs provinces^
entre autres dans llle-de-France, leur itinéraire était invariablemoit
tracé. Ceux qui amenaient à Paris des eaux-de-vie de Blois ou d*Or«
léans devaient passer par Étampes et par Ârpajon, et y faire viser
leurs lettres en acquittant des droits de contrôle. Les autres routes
étaient réputées obliques et faux passages. Ils ne pouvaient voyage
la nuit, et, à Paris, ils ne devaient entrer que par certaines barrières,
les autres étant, conune les routes, réputées faux passages.
Le manque absolu d'uniformité entre les impôts et les mesures de
jauge des différentes provinces, ainsi que la nécessité de rétablir suivant
les lieux l'équation entre les tarifs et les mesures, occasionnaient des
embarras extrêmes quand on passait, par exemple, des pays où les
aides avaient cours dans {e& provinces abonnées^ les pays (TétatSy ou
les provinces réputées étrangères ' . Dans les pays d'aides eux-mêmes,
il était presque impossible d'établir les compensations^ attendu qu'il
y avait, pour les tonneaux de vin, cinquante-huit jauges différentes^.
De là des contraventions, des discussions, des procès et des saisies
continuels. Pour remédier à cet inconvénient^ les fermiers eurent
recours à l'Académie des sciences, qui décida que les diverses jauges
seraient ramenées à l'^lon du muid de Paris , dont la contenance
fui évaluée à huit pieds cubes; mais, par malheur, les commis n'é-
taient pas des savants ; ils s'épuisaient en efforts pour opérer la coo-
v^raîon, et l'embarras ne disparut que le jour où l'unité de mesures
fut réalisée par la révolution, en même temps que l'unité adminis-
trative.
Les lois qui régissaient l'exportation hors du royaume n'étaient ni
plus rationnelles, ni plus favorables à l'activité des transactions. Un
droit diflérent selon les provinces frappait les vins à la sortie, et le
muid de vin médiocie, en passant à l'étranger, payait sur tel point
!• Voir sur ces distmctions entre les diverses provinces Textrait du Compte
rendu <m roi, par M. Necker, contrûlenr général des finances, en 1784, dans
\t Moniteur de il99, p. 51 et suir.
2. On en trouvera le tableau dans le Traité de$ droits d'aides, 'Ih part.,
p. 158, 159.
sous L'ANGIËiNNE MQNARCUIE FRANÇAISE. 195
des frontières i6 livres de traite foraine, tandis que^ sur tel autre, la
même mesure de vin fin ne payait que 6 livres ^ Dans quelques
ports d*Q|cportaUon , les règlements sur les entrepéts équivalaient
parfois à une prohibition complète du commerce. Ainsi à Dieppe il
4t^U défendu à cmn qui voulaient charger des viiuf pour l'étranger
4^ fe^ entreposer pendant plus de six semaines ; passé (^ temps, il;
fiJUait ou Iss «mbarqufer ou les faire sortir de la ville, ce qui avait
évidemment pour but de renouveler^ autant que possible, le paye*<
ment des droits d'entrepôt et de circulation. A Nantes, au dix-hui-
tième siècle, l'inspecteur aux boissons ne permettait pas^que les vins
destinés à l'étranger séjournassenl dans cette ville plus de trois joijirs,
quand ils y arrivaient par terre y et plus de huit jou,r3 , quand ils y
arrivaient par eau ^. Sous la coup de pareilles exigences, il était impos-
fi})la au commerce français de satisfaire à la conspmmiation extérieure
avec la régularité et Tà-propos qui font le succès des affîûres.
l^ entraves de notre adouni^ration se faisaient senjlir aux étrangers
qui s'approvisionnaient cliez nous, en même temps que notre système
Q^oal ajoutait aux prix de nos produits une s^i^taixe considérable. Il
l^ulla de là que l'exportation devint à peu près nulle, et que nos vins
fins furent à peu près remplacés partout par les vins d'Espagne et de
P^HTtugal..
Noius avons vu |out à Vb^e^re comlnen la, circulation intérieure
était entravée; nous allons m^ntenant indiquer quelques-unes des
mesures qui s'ajoutaient à ce$ entraves pour paralyser le petit comr
n^rce et le détailles vins et autres boissons. Grossir les recettes, tel
4tAit 1^ seul but que se proposaient les fermiers des aides, sans s'ia-
^éter en aucune façon des producteurs ou des çw^WWAtetU's. ti
Wffim d'Q« S€^l «xempl^ et d'un seul iuipèt pi^mr (iiire jug^r de l'efrn
frit qui préaidait à la répartitioa. En 1759, les B^arcî^ds d^ vin
qui faisaient ^n n^ême temps le gros et le détail payaient l'annuel
d'abord oomiue vendeurs en gros -, ils le payaient u^e seconde foi|
om^à ve^ideura m détail, et, de pl^s, ijs le payaient pour chucwe
^ caves ou n^gasins qu'ils pouvaient a^oir en dehors de leurs mai^
sws; mais ce n'était point encore tout : chacune des boissons dont ils
iMPaboA fCfmm^nw était frappée d'nne^ qontrihutipn nouvelle ; Teau-
d^i^^ vendue en gros payait un annuel; }^ vin, le cidire et \e poir^
K Forbonnais, Recherches sur les finances, t. iU, p. 9.
2. W., IMd., t. III, p. 155.
<96 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
en payaient un; la bière en payait un, et ces trois anmiels étaient de
nouyeau imposés aux mêmes boissons pour la vente en détail ' .
Les rouages de cet étrange système se compliquaient encore d'une
foule de distinctions entre les propriétaires de vignes et les mar-
chands de vin, puis entre les marchands de vin, les cabaretiers et
les tavemiers, entre les vins récoltés sur place pour la consommation
et les vins d*achat. On retrouvait là une sorte de casuistique fiscale, où
l'esprit du moyen âge s'était conservé avec toutes les catégories,
toutes les subtilités de la scolastique. Les marchands de vin propre-
ment dits avaient particulièrement la spécialité de la vente en gros;
les tavemiers ne vendaient que du vin tiré à la pièce par pot ou par
pinte, mais ils ne pouvaient faire asseoir les buveurs dans leurs mai*
sons; les cabaretiers, au contraire^ tout en débitant leurs boissons de
la même manière^ pouvaient fournir à leurs pratiques des sièges et
des tables, et faire asseoir les buveurs, c'est ce que Ton appelait ven^
dre à F assiette^ à la condition, toutefois, qu'ils ne donneraient point
à manger, ce qui était réservé aux aubergistes. Puis^ à côté des mar-
chands, venaient les vendeurs privilégiés^ qui appartenaient aux
classes les plus diverses, soit à Paris^ soit dans les provinces. C'étaient
entre autres, pour Paris, les personnes faisant partie de la bourgeoi-
sie de la capitale, lesquelles pouvaient, dans de certaines limites, faire
le trafic des vins de leur récolte; c'étaient encore les officiers du par-
lement ^, les marguilliers de Notre-Dame, les archers de la ville,
quelques soldats du corps des Cent-Suisses, etc. Les mêmes privi-
lèges pour la vente existaient dans les provinces, en dehors des mar-
chands de profession. Sur quelques points, principalement dans les
villes de communes^ ces privilèges s'étendaient, pour les vins récoltés
dans la banlieue, à tous les bourgeois sans distinction; sur d autres
points, en Bretagne, par exemple, ils étaient limités à certaines rues et
même à certaines maisons. Pour les diverses catégories de marchands
comme pour les diverses catégories de privilégiés, le tarif de l'impôt
variait sans cesse, et l'on comprend quels devaient être les embarras
de la perception quand il fallait faire la part de chacun, établir par
actes authentiques la provenance des vins pour distinguer les vins
du cru et les vins d'achat, ou vérifier chez les propriétaires ou les
vignerons ce qu'ils avaient consommé et ce qu'ils avaient pu vendre.
i. Trotté des droits d'aides, part. Il, p. 79-80.
2. il6C. des ofdonn,, t. XVII, p. 2i^ 84, iOl.
sous L'ANCIExNNE MONARCHIE FRANÇAISE. 197
Il £Eiut lire dans louvrage même de Lefebyre de la Bellande Tana-
lyse des dix mille actes législatifs qui régissaient la matière , pour se
faire une idée exacte des efforts d'imagination vraiment surprenants
qu^airaient fait les pouvoirs publics pour tirer de l'impôt des bois-
sons jusqu'au moindre denier qui pouvait être ramassé par le fisc.
On voit là quelle était la profonde inintelligence de h, cour des
aides, l'avidité des fermiers généraux, et comment tout était orga-
nisé pour arriver droit aux conséquences que Ton voulait éviter.
En effet, en enlevant aux producteurs et aux marchands toutes les
chances d'un bénéfice légitime, on les poussait à la fraude; en faisant
de la ferme des aides une exploitation privée et l'instrument de la
fortune scandaleuse des financiers, on lui avait fait perdre ce caractère
de grande administration d'utilité publique qui impose toujours un
certain respect; aux iniques exactions des traitants les contribuables
répondaient par la rébellion, et la contrebande était devenue un
métier que les troupes royales elles-mêmes exerçaient en grand,
comme pour les gabelles, et qu elles pratiquaient à main armée jus-
^lu'aux barrières de Paris ^ Alléchés par les profits qu'assurait aux
fraudeurs l'excessive exagération deç droits , les commis des aides
s'associaient avec les vignerons et les marchands, ou trafiquaient pour
leur propre compte, afin de frauder plus à l'aise. Il était difficile qu'il
en fût autrement avec le personnel inférieur de l'administration des
aides, et un fait fera juger de ce qu'était ce personnel; ce fait, le voici :
dans tous les corps de métier, pour exercer la plus humble industrie,
il fallait donner un bon témoignage de sa conduite et de sa probité.
Dans les aides, au contraire, du moment que l'on était présenté à la
requête des fermiers, on devait être reçu par la cour, sans aucune
information de vie et mœurs ^. Turcaret, on le voit, savait choisir ses
agents, et peu s'en fallait même qu'il ne leur demandât un certificat
d'immoralité. '
La pénalité était proportionnée aux rigueurs de la perception. A la
moindre résistance, les commis avaient droit de tuer. Les simples con-
traventions étaient passibles d'une amende qui variait entre iOO livres
et 1,000 livres. Les faux en matière de congés et de marques étaient
1 . Toir pour le rôle des soldats dans la contrebande au sujet des aides
Ordonn. de i6S0, titre IV, art. 4; déclaration du 31 janTier 1717, et du 12
juillet 1723.
2. Arrêts du conseil des 15 janvier 1718, 21 juin 1720, arril 1722 , 10 oct.
ilU , 21 juin 1729.
198 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
punis, pour la première fois, du fouet et d'un bannissement de cinq
ans hors de l'élection où le délit avait été commis, et d'une amende
qui ne pouvait être moindre du quart des biens du coupable. La réci-
dive entraînait neuf ans de galères et la confiscation de la moitié des
biefus. Dans les cas de rébellion, les six principaux habitants des com^
munes où le désordre avait eu lieu étaient solidaires des amenda
prononcées contre les auteurs ou les fauteurs du tumulte.
Le résultat d'une pareille organisation fut désastreux pour les
finances royales, car par les fermiers généraux il enlevait au tréMnr
une partie de l'argent des contribuables; par l'excès des impMs,
il tuait la consommation, et le gouvernement, pour retrouver ran-
gent dont il avait besoin , était contraint d'augmenter les droMs
quand la consommation diminuait. Les règlements vetatoires a«ny
quels étaient soumis les propriétaires de vignes leur faisaient soijk
vent abandonner cette culture, dont ils n'étaient point les maîtres
puisque des édils royaux pouvaient les contraindre à détruire leurs
vignobles. Le ban de vendanges enlevait aux vignerons la Kbre
exploitation de leurs récoltes ; le banvin leur enlevait, pendant im
certain temps, la faculté d'écouler lears prpdnits. Les tarifs des droits,
qui étaient hors de toute proportion avec la fortune publique, restm-
gnaient l'usage du vin entreun petit nombre de consommateurs; le com-
merce intérieut* était ralenti par mille entraves; nos produits avaierit
cessé d'avoir cours sur les marchés étrangers, et Tune des principaleB
richesses de la France était complètement tarie. Par une voie diK-
rente, mais toujours par le même système, on était arrivé, pour les
vignes, aux mêmes conséquences que pour le blé, c'est-è-dire a
décourager et à restreindre la production, et, par cela même, à aug^
monter la misère. De longs ressentiments s'amassèrent dans Jes
esprits contre cette administration pleine d'iniquités, et dès les pre^
miers jours de la révolution, quand le peuple eut brûlé les bureaux
•des gabéleurs, le second acte de sa colère fut de brûler les registres
des aides.
LI
TARIFICATION DES DENRÉES ALIMENTAIRES. — LOIS DE MAXIMUM.
Pour donner à notre étude sur la question des subsistances la
rigueur qu'on est en droit de demander aux recherches historiques,
nous aurions voulu déterminer d'une manière précise le prix des
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 199
denrées alimentaires comparé à ce qu'il est aujourd'hui, en détermi-
nant en même temps dans le passé le rapport qui existait entre le prix
de ces denrées et celui des journées de travail. Nous aurions pu don-
ner ainsi par des chiflres le tableau comparatif de la misère et du
bien-être entre le moyen fige et notre temps. Mais d*at)ord il eût fallu
pour cela fixer d'une manière exacte, à toutes les périodes, la valeur
relative de l'argent, et c'est là sdon nous une chose impossible. Ce
travail, il est vrai, a été tenté par un grand nombre d'érudits ; mais
ils se sont tous, nous le pensons, laissé prendre à des hypothèses.
P(Hir arriver à une comparaison exacte entre l'ancienne monarchie et
répoque moderne et déterminer à des dates extrêmes l'aisance des
populations par rapport à la valeur de l'argent, il faudrait, en effet,
établir en même t^nps une proportion exacte entre les conditions du
travail, les salaires, les charges publiques, les poids et mesures; il
faudrait tenir compte de toutes les altérations des monnaies; or, com-
ment arriver en semblable matière à un résultat satisfaisant quand
Fun des termes du rapport reste presque toujours inconnu? II nous
parait même impossible, en ce qui touche la valeur comparée de l'ar-
gent, d'arriver à ime proportion exacte, et sans entrer ici dans tous
les développements que comporte la discussion de ce sujet, nous
croyons pouvoir dire que la plupart des évaluations manquent abso-
lument de bases certaines et que ce qu'il y a de plus sage, c'est de
s*en trair à quelques appréciations générales ^
1. L'opinion que nous émettons ici est tellement opposée aux idées géné-
ralement admises, elle contredit d'une manière si formelle les travaux de
plusieurs érudits que le public tient justement en grande estime, que nous
ayons hésité d*abord à rexprimer ; mais plus nous avons étudié la question,
plus nous nous sommes convaiDCu que nous étions dans le vrai, et ce qu'on
vient de lire était écrit depuis quelques mois, quand l'Académie des sciences,
dans le compte rendu du concours de statistique pour l'année 1859, est
venoe de tous points nous confirmer dans uotre manière de v<Hr. «Votre com-
mission, est-il dit dans le rapport, a eu à examiner deux ouvrages, dont les
titres offrent des sujets d'un grand intérêt public; il s'agit en effet, dans l'an,
du pria? du blé, et dans l'autre, du paupérisme, Haliieurensement, il suffit de
prononcer ces mots pour que les hommes qui en ont un peu approfonéfi le
sens, et qui savent ce qu'il enferme de difficultés, désespèrent snr-le -champ
du résultat positif des travaux qu'on peut leur présenter; car, jusqu'ici, il
n'a pas été possible d'obtenir, sur ces questions si importantes, des rensei-
gnemenls capables de les dégager des doutes et des obscurités qui les envi-
ronnent depuis si longtemps. L'auteur du travail sur le prix du blé soumis
au jugement de l'Académie est M. Duffand, ingénieur en chef des ponts et
200 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
Occupons nous d'abord du blé.
A partir des dernières années du treizième siècle, on commence à
rencontrer quelques renseignements suivis sur les prix des céréales,
et de cette époque à la révolution française le fait le plus remar-
([uable que présentent les mercuriales des blés, ce sont les fluctua-
tions des prix, leurs variations excessives et presque instantanées.
Dans le savant Traité de la police^ que Térudition contemporaine a
tant de fois mis à contribution sans le citer, Delamarre donne uoe
série de mercuriales pour les marchés de Paris ; il résulte de ces mer-
curiales que le setier de cette ville, dont on connaît Texacte capacité,
et qui équivalait à cent cinquante *litres, varie dans lapériodede 1300
à 1400 entre un minimum de 13 s. et un maximum de 1 liv. 9 s. 4 d.;
— dans le quatorzième siècle, le minimum est de 4 liv., le maximum
de 8 liv.; dans le quinzième, le minimum est de 2 liv. 8 s., le maxi-
mum de 17 liv. L'écart entre les deux prix extrêmes devient de plus en
plus considérable au fur et à mesure que Ton approche de notre
temps. Depuis la mort de Charles IX jusqu'à la mort de Louis XIV,
les cours des blés subissent les plus grands et les plus brusques chan-
gements; et^ suivant la juste remarqjie de M. Leber, ils atteignent
parfois des prix exorbitants qui cessent d'être en rapport avec les
autres prix du commerce \ En février 1659, le muid de blé vaut à
Paris 1S8 livres; en 1662, au mois de mars, il se vend 283 livres;
au mois de juin, 346 livres; au mois de septembre, 339 livres, et au
mois de dcc43mbre .294; ce qui donne pour deux années un écart de
188 livres entre les prix les plus bas et les plus élevés. Des faits ana-
logues se reproduisent sans cesse, sur tous les points de la France, au
quatorzième aussi bien qu'au dix-huitième siècle. Ainsi, en juillet
1354, le blé, dans une grande partie du royaume, se paye 50 sols le
setier, et le mois suivant il se paye 6 sols; en 1724 il est à 25 livres
chaussées, dans le département de la Vienne, qui a étudié le prix des blés
depuis trois siècles sur le marché de Poitiers.» Le rapport qui rend compte de
cette étude fort savante et fort bien faite résout tout à fait dans notre sens
la question de la comparaison des valeurs. Ce rapport dit en propres termes :
« De môme que Ton ne pourrait faire la statistique du passé, à moins qu'il
n*y ait eu un enregistrement immédiat de tous les faits con'élatifs, de même
il est à peu près impossible de connaître la valeur passée des marchandises»
en les comparant à Targent, à moins qu'il n'y ait eu une constatation de tous
les faits de la vie humaine dans lesquels enlrc l'argent. »
i. De Vappréciation de la fortune privée au moyen âge. Paris, 1847, in-8*,
p. 10 et suiv.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 204
e setier, et en 1725 à 100 livres ^ Notre ancien système économique
devait nécessairement produire ce résultat, car la culture des céréales
dcHninant dans les assolements, les ressources alimentaires se trou-
vaient, pour une partie de la population, absolument taries du mo-
ment que la récolte des blés était insuffisante. Déplus, comme les lois
sur les accaparements rendaient les réserves fort rares, chaque
année se trouvait réduite à sa propre récolte, et le défaut de cir-
culation empêchait complètement l'équilibre de se rétablir au
moyen des importations étrangères; la hausse prenait tout à coup des
proportions extraordinaires, et le blé devenait alors un objet de luxe,
dont les classes riches pouvaient seules user.
Il est encore un autre fait qu'il importe de constater, ce sont les
différences considérables que les prix présentent souvent d'une pro-
Tince ou même d'une ville à l'autre. Ces difierences ne tiennent pas
seulement à la diversité des conditions climatériques où peuvent se
trouver dans la même année des zones territoriales souvent rappro-
chées les unes des autres; elles tiennent surtout, comme nous l'avons
indiqué déjà, à l'isolement dans lequel se renfermaient les provinces et
les communes, ainsi qu'aux privilèges de certaines villes qui accapa-
raient comme Lyon les approvisionnements destinés aux localités voi-
sines, ou qui procédaient comme Paris, quand on craignait une disette,
par voie de réquisition et de contrainte. Cette dernière ville, à cause
de son titre de capitale, fut toujours particulièrement favorisée, et il
semblait que les rois tenaient à honneur d'y faire manger le pain à
meilleur compte que partout ailleurs. C'était leur bonne ville, leur
ville privilégiée; ils oubliaient volontiers les provinces, pour lui assurer
des avantages exceptionnels, et c'est ainsi qu'en 1662, Colbert usa
1. Cette môme année 1725 le blé valait à Versailles 82 livres le setier. Le
commissaire de police de Versailles, Narbonne, dont les fonctions répondaient
à pea près à celles d'un préfet d'aujourd'hui^ attribue cette cherté aux mau-
vaises manoeuvres que Von fait sur les blés. Le pain valait 8 à 9 s. la livre et la
viande 5 sols, ce qui confirme ce que nous avons dit dans notre précédent
article, que la viande de boucherie n'était point recherchée comme elle doit
l'être. Trois ans plus tard, en 1728, le pain à Versailles ne valait plus que 1 sol,
6 deniers. A Paris, en 1739, le pain vaut 2 sols 6 deniers ; en 1740 il en vaut 5
et la viande vaut 8 s., car Paris, par exception, en consomma toujours des
quantités relativement plus fortes. Ces renseignements tirés des papiers de
Narbonne, conservés à la bibliothèque de Versailles, nous ont été com-
muniqués par le savant bibliothécaire de cette ville, M. Leroi, à qui l'on
doit plusieurs publications historiques très-intéressantes.
202 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
d*uae si grande pression pour y faire arriver des Ués, qu'il parvint à
y maintenir le prix du muid à 346 livres, tandis que dans les pro*
vinces voisines la même mesure en valait 650 ; du reste, en oompa-
rant, autant que le comporte l'obscurité du sujet, ce qui se passait
autrefois avec ce qui se .passe aujourd'hui, on peut dire que dans les
années de disette le prix du blé dépassait quatre ou cinq fois le maxi-
mum auquel il peut s'élever de nos jours.
En nous occupant plus haut de la boulangerie, nous avons dit que
le pain était parfois très-eber quand le blé était à bon compte ; ce fiiit
est attesté par de nombreux documents, surtout dans le dix-huitième
siècle; les enquêtes administratives et le Journal de F cEoocat Barbier
nous en donnent la preuve. En 174S, entre autres, le pain augmente
tout à coup de six sols la livre, malgré l'extrême abondance de la
récolte; en 1751, il se maintient encore à un prix très-élevé ettoot à
fait hors de proportion avec celui du blé, quoique la moisson ait été
abondante et qu'on ait eu des réserves de l'année précédente ^ Les
différences considérables qui existaient, ainsi que nous venons de le
dire, dans les prix des blés pour des localités souvent très-rappro-
chées les unes des autres, existaient également dans les prix du paio.
Amsi, en 1725, malgré les efforts des administrateurs de Paria, le
pain valait quatre sols dans cette ville et deux sous dans les provinces,
tandis qu'à d'autres moments le même fait se produisait en sens
inverse.
La viande de boucherie, dans les temps ordinaires, était netalive*
ment moins chère que le pain. Il en était de même des fèves gA des
pois, dont la culture était très-développée, parce qu'elle alternait dans
les assolements avec celle du blé. Quant au poisson, il atteignit tou-
jours des prix élevés, sans doute à cause des frais de transport et de
la grande consommation qui s'en faisait les jours maigres. Il en fut
de même du sel, àcausedes gabelles^; de même encore du vin, à cause
des aides; la bière, qui suivait le cours des grains, atteignait parfbb
comme les grains eux-mêmes des prix excessifs, et dans les temps de
famine, la fabrication en était complètement interdite. Limité à la Nor-
{ . Sur le prix du pain au dix-huitième siècle, voir Journal de Barbier,
Paris, <857, 8 vol. in-18, t. I, p. 402, 403, 410, 441, l. m, p. 178, Îl7,
t. V, p. 115,213.
2. Au quinzième siècle, dans les temps ordinaires, mie livre de sel coûtait
cinq fois plus qu'une livre de pain, et ce fait était d'autant plus regret-
table que la consommation en était très-grande, principalement à cause de
la salaison des porcs et du poisson.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 203
iMifiéie et à quelques enclaTes de la Bretagne, du Maine et de TAnjou,
le cidre formait dansées régions la principale boisson des campagnes;
mais sim prix subit de grandes Yariations, et telles étaient les vicissi-
tudes de la fortune publique, les invasions subites de la détresse,
qo*an 1710 le seller de pommes valait dans la ville de Caen 120 fr.
Les diverses périodes de notre histoire où les denrées alimentaires
paraissent avoir atteint leur maximum relatif sont le neuvième siècle^
le dixième, le onzième, le quinzième et le seizième, et c'est un faft
remarquable que les époques du moyen âge où les populations eurent
le moins à sooffiir de la disette, c'est-ànlire le douzième et le trei*
xième siècle, sont précisément celles où la noblesse, emportée par les
croisades vers FOrient, laissa respirer le pays qu'elle livrait sans cesse
aux d^astatioDs des guerres privées. Au seizième siècle, une hausse
ertrème se tmanttèska sur toutes les denrées ; mais cette hausse était
inrqporfionnelie à ravilissement du prix de l'argent qu'avait ooca-
Bionnéla découverte de l'Amérique ^ On pourrait croire qu'en raison
même de l'abondance du numéraire, l'aisance était devenue beaucoup
plus grande^ s'était étendue à toutes les classes de la nation, mais
il était loin d'en fitre ainsi. La bourgeoise des villes fui à peu près
seuk à profiter, par le commerce, de l'accroissement du capital, et
c'est véritablement de cette époque que date sa fortune ; mais les eon^
ditions restèrent les mêmes pour les habitants des campagnes, parce
que la société était constituée de telle sorte que pas une parcelle de
œt or nou^neau ne venait féconder le sol ^uisé de la vieille France
et ranimer une agricuituve ruinée qui n'avait pas môme les ressources
do crédit pour réparer ses désastres*
En même temps qu'il réglementait les procédés de l'industrieet les
ppooédés de l'agriculture, le moyen âge, essentiellement fonnalîste,
m prit de même k mglemeirfer le prix des denrées alimentâmes,
i. Un chapon qui, en 1501, se payait quatre sols, en valait quinze en 1S96,;
une pinte de vin, qu'on avait pour quatre deniers au commencement du
siècle, est taxée à trois sols en i577; de dix-huit sols quatre deniers, la voie
de bois s'était élevée, en 1575, à quatre livres quinze sols. E. Levasseur,
Eût des classes ouvrières en France, t. II, p. 53. — Le penchérissement doitt
nons parlons est cuiâensement constaté dans un Mémoire présenté en 1586
à la reine mère, par un écrivain anonyme, qui s'intitule fidèle serviteur du
r<n. Ce Mémoire, qui donne de curieux renseignements sur Talimentation
-du leîsième siède, a été publié par M. Edouard Poomier, dans le tome VU
des Variétés hUtoriques, pcrécieux répertoire où le savant éditeur a réuni une
foule de pièces depuis longtemps introurables.
204 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
croyant conjurer par des tarifs les disettes cruelles qui yenai^it
sans cesse le surprendre. Sans être permanentes et générales, les
lois de maximum sont cependant assez frécpientes dans notre his-
toire * .
Parmi celles qui concernent les blés, Tune des plus anciennes qui
nous soient parvenues fut promulguée par Charlemagne, dans un
capitulaire de Tan 794. Cette taxe rendit la baisse impossible, et
Gharlemagne fut le premier à protester contre sa propre ordonnance,
en décrétant que les grains récoltés sur ses domaines seraient vendus à
moitié prix. Les blés furent encore tarifés plusieurs fois depuis, entre
autres en 805, en 806, puis sous Philippe le Bel, sous le roi Jean,
sous Charles YIII^ en 1488, sous Louis XIY, en 1693. Les taxes
promulguées par les rois s'étendaient nécessairement à Tensemble
du royaume, et Ton comprend, sans qu'il soit besoin d'insister, com-
bien était contraire au simple bon sens l'uniformité de prix imposée
sur une aussi vaste étendue et dans des conditions de production si
différentes. A côté des taxes générales sur les grains, il y en eut un
grand nombre de particulières établies, soit par les juges des sièges
royaux, soit par les magistrats des communes, soit par les seigneurs
haut-justiciers, qui réclamaient, chacun de son côté, le droit de ré-
gler souverainement la police alimentaire.
La taxe sur le pain fut imposée à partir de la fin du XIII* siècle
dans un grand nombre de localités, mais la plupart du temps elle
était fixée d'une manière tout à fait arbitraire , et sans qu'on ait
cherché à garantir les intérêts de la fabrication en déterminant les
prix de vente d'après les prix de revient. Le premier essai qui, d'après
nos recherches, ait été fait à ce sujet, remonte pour Paris à Tannée
1419. Cet essai eut lieu en présence des commissaires du Châtelet.
Quelques années plus tard, il fut décidé que les mesureurs de grains
seraient tenus de donner chaque semaine les mercuriales des mar-
chés, et c'était d'après ces mercuriales que le prévôt de Paris publiait la
taxe. Il en était de même dans un grand nombre de villes, et la taxa*
tion était faite, suivant les lieux, par les officiers du roi, ceux des sei-
gneurs ou des communes.
Outre les taxes générales sur les blés dont nous venons de parler,
i . On sait qu'à Rome le blé était taxé ; mais, à c6té de la taxe, il y avait pour
le peuple les distributions gratuites, et comme la plupart des blés qui nour-
rissaient l'Italie étaient tirés du dehors, cette taxe était uniquement ùnposée
dans l'intérêt des populations latines.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 20:i
les rois essayèrent à diverses reprises d'en imposer sur toutes les
autres denrées alimentaires; Fordonnance du roi Jean, promulguée
en 1350, offre à cet égard un ensemble complet de législation ; le prix
des viyres les plus divers est tarifé dans cet acte législatif avec l'exac-
titude d'un compte de ménage ; mais Tordonnance ne fut jamais
rigoureusement exécutée, pas plus que celle de 1567, qui avait égale-
ment établi une loi de maximum.
Ce que l'autorité royale ne pouvait faire que très-difficilement
pour Tensemble du royaume, les pouvoirs locaux le faisaient souvent
pour les circonscriptions territoriales qui leur étaient soumises. Dans
quelques provinces, telles que l'Anjou et le Maine, les tarifs étaient
fixés par les coutumes ; dans les villes de communes, ils étaient fixés
par les magistrats municipaux. Cependant la tarification n'était
point permanente , et elle alternait avec la liberté, suivant que les
années étaient plus ou moins abondantes. Les aubergistes seuls
paraissent avoir été soumis aux tarifs d'une manière permanente et
régulière.
Le poisson est de toutes les denrées celle qui fut le plus générale-
ment et le plus constamment taxée. La viande le fut plus rarement,
surtout à Paris. En 1725, un arrêté de police en date du 9 novembre
la partagea en trois catégories, en fixant le prix de la livre à 7 sols
pour la première catégorie et à 6 sols pour la seconde ; mais cette
mesure fut vivement désapprouvée par le public, et nous trouvons à
ce sujet la note suivante dans les papiers de Delamarre : ce Ce n'est
point notre usage à Paris de fixer le prix de la viande ; le grand
nombre de provisions qui nous sont nécessaires, les différentes dis-
tances des lieux d'où elles nous sont amenées, ne nous permettent
pas d'autre attention que d'en attirer l'abondance. Le seul attrait du
gain que les marchands des provinces se proposent est capable de
les mettre en mouvement pour nous les fournir, au lieu qu'une fixa-
tion qui bornerait leur avidité diminuerait à proportion leur empres-
sement ^ • » Ces réflexions sont fort sages, mais la vérité qu'elles expri-
ment avait tardé bien longtemps à se faire jour, et à l'époque où
Delamarre écrivait les lignes que nous venons de citer, la plupart des
localités s'en tenaient encore aux vues économiques du moyen âge.
Quant aux boissons, vins, cidres et bières^ on en voit presque tou-
jours le prix déterminé soit par des ordonnances royales^ soit par les
«. Collection Delamarre, t. 88, 48.
206 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
polices urbaines, ce qui s'explique par ce fait que les boissons étanl
soumises à des impôts de consommation réglés diaprés les prix de
Tente, les rois aussi bien que les communes avaient intérêt à mainte-
nir ces prix au-dessus d'un certain niveau, a&n d'éviter la dimiautioa
de leur revenu. C'était donc uniquement dans Tinlérêt du fisc et biU—
lement dans l'intérêt du consommateur que le tarif des boissons était
établi.
Les altérations fréquentes que subirent les monnaies sous l'aocLenne
monarchie et tes brusques changements ds leur valeur ne furent pas
non plus sans influence sur l'établissement des tarifs alimentaires^
parce qu'on voulait à Taide de ces tarifs rétablir la proportion entre la
valeur des monnaies et le prix des marchandises. C'est aussi dans cette
altération des monnaies qu'il faut chercher quelquefois la cause de
ces baisses ou de ces renchérissements instantanés dont nous avooa
parlé plus haut. Ce lait est très-clairement et très-formellement indi^
que, pour l'année 1343, dans le passage suivant des grandes chro^
niques de Saint-Denis : a En cest an le roy fis! cheoir sa monnoie par
telle condicion, que ce qui valoit xii deniers de le monnoie courant,
ne voudroit que ix deniers... dont il advint que blés et vins et autres
vivres vindrent à grant défaut et à grant cbierté, pour laquelle chose
le peuple commença à murmurer et à crier, et disoient qu# cette
chierté estoit pour la cause que cbascun attendoit à vendre se choses
jusque à tant que la bonne monnoie courust. Et fu la claineur du
peuple si grant que le roy fist cheoir du tout les monnoies devant
dites; et nonobstant la clameur du peuple, le vin, les blé$ Qt autrçs
vivres estoient plus chierement vendus que devant. »
Lors même qu'elles fixaient le prix des vivresaveçrmtentiond'assuref
m pays la vie à bon compte, les administratioUiS de l'aocienne monar^
chie retombaient encore dans cette erreur que nous avons déjà signalé^
plusieurs fois» c'cstnà-dire qu'eu sacrifiant tout au consommateur içUes
arrêtaient complètement l'essor de la production*. Pour que les taxe»
alimentaires, d'ailleurs, eussent été rationnellement établies,, il eut Uni*
jours fallu maintenir une exacte propcyction entre ces taxes d'une part,
les salaires et les charges publiques de l'autre. Il eût de plus falh)
tenir compte de l'activité du travail ; et c'est précisément ce que Ton
se gardait bien de faire, IiOrsqu'oi;i dit aujourd'hui : qu'importe que
le pain soit clier, pourvu que la journée se paye bien et que les affaire^
marchent, on exprime un fait très-vrai. Mais au moyen âge, quand
le pain était cher, les afiTaires ne marchaient pas toujours, tant s'en
sous L'ANCIENNE MOiNARCHlE FRANÇAISE. 207
fant» car les causes qui paralysaient ragricullure paralysaient égale-
maat Tindustrie ; les crkes du travail étaient aussi Inrusques que les
fluctnatioDS du prix des denrées alimentaires, et la misère pouvait
quelqaefioîs être très-graode quand ces prix étaient modiques*
Nous ¥oîd mamteoant arrivé au terme de notre travail; arrêtons-
nous et résumonsHtious ' .
Ce qui résulte jusqu'à la d^nière évidence des faits nombreux que
nons Tenons d'analyser confirme pleinement ce que nous avons dit
au dâmt même de cette étude, à savoir,, qu'il faut chercher surtout
dans la constitution économique et administrative de la société la
causede ces disettes, de ces famines, de celle difficulté de vivre, qui,
pendant tant de siècles, jettent le désespoir au sein des populations
de la France. En efiet, en prenant pour point de départ de la question
alimentaire l'étude de la propriété territoriale, nous avons vu cette
propriété érigée en monopole ; la plus grande partie du sol est immo-
bilisée aux mains de la noblesse et du clergé; dans le servage, ce
n'est point la terre qui apparti^ au paysan qui la cultive, c'est le
paysan qui appartient à la terre ; dans le vasselage, les fruits du tra*-
vail agricole sont en grande partie absorbés par les impôts de toute
nature : par l'impôt féodal ,qui n'est qu'un tribut payé à la suzerai*
neté, et qui ne profite qu'aux individus d'une seule et même caste ;
— par rimpôt royal , inégalement réparti, rejeté tout entier par
les privilèges sur les classes industrielles et agricoles, arbitraire-
ment taxé, inégalement perçu et hors de toute proportion avec les
resseiurœs de ceux qui l'acquittent, attendu qu'ils forment la partie
la plus pauvre de la nation. L'argent, qui fertilise le sol, manque
absolument, car l'agriculture reste complètement ai dehors du mou-
raient conunercial, et, sous ce rapport, la triste situation de la
t. Def vis la publication de nos précédents articles, il nous est tombé socs
les yeux un ciuieuK travail de M. Àlpbimse Peillet, intitulé : Vn chapitre inédit
(k rbistùire de la Fronde. C'est un tableau fort curieux et fort bien fajLt de la
triste situation du pays durant la période qui s*étend de 4640 à 1660. Nous
^voas trouvé dans les nombreux documents recueillis par M. FeHlet une
conirmalion nouvelle de tout ce que nous aToos dit, an début de cette étude,
sur le dix-septième siècle. H. Feillei publiera prochainement ca travail
complet sous le litre de : les Misères de la Fronde et saint Yincmi de FomI. '
208 DE L ALIMENTATION PUBLIQUE.
France, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, est telle que le
capital d'exploitation qui, à cette date, s'élève en Angleterre à 250 fir.
par hectare, s'élève à peine chez nous à 45 fr. pour la même quan-
tité de terre. Les charges qui pèsent sur le sol absorbent les profits
qu'il peut donner. La production se ralentit, et quelquefois même
elle s'arrête complètement.
Les lois qui régissent l'exploitation ne sont pas moins désastreuses.
Par les clauses des fermages, le cultivateur est soumis, comme l'oa-
vrier des villes par les statuts des corporations, à la consigne des vieux
usages; par la trop courte durée des baux il est condamné à tra-
vailler au jour le jour, sans s'inquiéter pour l'avenir de cette terre
toujours prête à lui échapper. Habitués à tout réglementer, le travail
des bras aussi bien que les consciences, les pouvoirs publics réglemen-
tent l'agriculture sans tenir compte de la différence des lieux et de
l'imprévu de la nature; ils procèdent avec un aveugle empirisme,
abstraction faite de toute ex])érience et de tout examen, attendu qu'en
vertu même de leur principe, basé sur l'autorité absolue et l'irres-
ponsabilité, ils sont naturellement conduits à se croire infaillibles.
En sacrifiant tout, ainsi que nous l'avons montré, à la culture exclu-
sive des céréales, ils épuisent le sol, préparent la stérilité par le
manque de fumiers, et le jour où la récolte en blé vient à faire défaut,
la famine arrive avec ses plus terribles désastres, le pays ne possédant
en dehors du blé que de très-faibles ressources, et se trouvant par
cela même dénué de toute compensation '. Entravé, lorsqu'il s'agis-
sait de produire, par les usages législatifs et sa propre ignorance, le
cultivateur se voyait sans cesse menacé lorsqu'il s agissait de conser-
ver ses produits. En retour des charges accablantes qu'il avait à sup-
porter, les lois ne lui donnaient qu'une protection insuffisante, et la
brutalité sauvage des gens de guerre, ainsi que le gibier privilégié
des seigneurs, venaient sans cesse anéantir les fruits de son travail.
A ces causes déjà si nombreuses de misère s'ajoutaient encore les
lois qui présidaient au commerce des céréales, à leur circulation, à
leur répartition sur les divers points du territoire. Les circonscrip-
tions féodales, les villes, les provinces, nous l'avons montré surabon-
damment, étaient complètement isolées les unes des autres; par suite
i. Ce fut très-probablement le manque de compensation dans les années
où la disette des céréales se faisait sentir et Tépuisement du sol par la cul-
ture mal entendue des blés, qui conduisirent Parmentier à chercher et à pro-
pager de nouvelles denrées alimentaires.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 200
de leur organisation morcelée et de leur autonomie égoïste, elles ne
s'aidaient point, ne se secouraient point mutuellement; la disette et
Tabondance se trouvaient souvent localisées à quelques lieues de dis-
tance, et le mal s'aggravait encore de la multiplicité des péages, des
octrois, de la difficulté des transports, de la violation des droits de
propriété par l'inféodation des routes et des rivières au profit de cer-
tains seigneurs ou de certaines villes. Le cultivateur qui voulait ven-
dre ses blés était toujours contraint de les vendre à la baisse ; une
fois arrivé sur les marchés, il n'en était plus maître, et il se voyait
placé sans cesse sous le coup des réquisitions forcées et des lois sur
l'accaparement; mais ces lois elles-mêmes, si contraires à l'agricul-
ture, allaient directement contre leur but; et, tout en détruisant les
réserves, elles créaient l'agiotage clandestin et le pacte de famine.
Les détails que nous avons donnés sur la meunerie et la boulan-
gerie nous ont présenté des faits tout aussi contraires aux plus sim-
ples notions de l'économie sociale. La banalité des fours et des mou-
lins constituait, pour les populations, la plus lourde charge, et les
soumettait en certains lieux, par la verte monte et la suite de mou-
Un^ aux plus dures vexations; astreint à la police la plus minu-
tieuse et la plus imprévoyante, également entravé pour ses achats et
pour ses ventes, le métier de la boulangerie était ruiné par les tarifs
à la baisse que lui imposaient les pouvoirs locaux; et, sous Ie]coup des
fausses mesures qui le régissaient, le prix du pain, dans des années
de récolte abondante, atteignait parfois, suivant les lieux, des prix
excessifs.
La production du bétail, nous l'avons prouvé, ne se trouvait point
dans de meilleures conditions. Les ressources de l'élevage' étaient
considérablement restreintes par suite des tendances exclusives qui
portaient l'agriculture vers le blé ; les prairies artificielles étaient peu
nombreuses; les pâturages naturels, soumis aux seigneurs, n'étaient
concédés à titre usager aux populations qu'à des conditions souvent
très-onéreuses ; ceux qui appartenaient aux communes ne donnaient
que de faibles produits ; la féodalité prélevait sur les troupeaux de
nombreuses redevances, et le commerce de la boucherie, qui rencon-
trait pour ses approvisionnements les mêmes obstacles que le com-
merce des blés ou la boulangerie, se trouvait placé sans cesse entre
les menaces des lois qui lui ordonnaient, sous les peines les plus
sévères, de fournir des viandes à la consommation, et une agriculture
appauvrie qui n'avait point de bestiaux.
Tome XI. — 42* Livrai^iOti. 1 4
2iO DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
Les reMOoroes inépuisables que pouvait présenter la pèche oMière
et fluviale étaient égalisent compromises et considérablemeni disais
nuées par les lois qui régissaient la propriété des eaux ou les vedb-
yances fiscales auxquelles était soumis le poisson; et tandis que,
d'une part, on prenait de sages précautions pour la consenratioD des
espèces, de l'autre on ruinait par les gabelles la pèche maritime, la
plus productive de toutes.
Ainsi dans ce déplorable système, tout s'enchaînait avec une
logique fatale; une réglementation oppressive concourait sur tous ks
points à l'anéantissement des ressources de la nature et du tavail de
l'homme. Le fisc venait à son tour mettre une main impitoyable sur
les objets de première nécessité ; toujours besoigneuse, parce qu'elle
fut toujours prodigue, surtout dans les derniers siècles, l'andenne
monarchie avait ajouté à la valeur vénale des denrées alimentaires
une surtaxe considérable par les péages des routes, par les péages des
rivières, par les droits des marchés, par les offices, par les aides, par
les fermes, par le domaine ; à certaines époques, elle était allée jus*
qu'à imposer les blés , jusqu'à imposer le pain; car, ainsi que noos
l'avons dit, comme elle n'avait pas les ressources multiples et variées
de nos budgets, c'était sur la nourriture et les boissons qu'elle bisait
porter principalement les charges fiscales. Enfin, en diverses occa-
sions, elle en vint jusqu'à taxer les vivres, pour augmenter la quo-
tité de l'impôt en augmentant leur prix.
De vastes portions de territoire délaissées par les cultivateurs , des
domaines abandonnés que l'État met à la disposition du premier
occupant, l'agriculture, ruinée et découragée, manquant de bras et
de capitaux, le chiffre de la population des campagnes restant sta—
tionnaire ou diminuant dans une {Nroportion considérable, les villes
encombrées de vagabonds et de mendiants, la culture de la vigne.
Tune des plus grandes richesses de notre sol, tuée par les aides,
le tableau que présente le passé de la France. Nous avons cité
de témoignages pour que Ton ne nous accuse point d'exagérer, et
c'est dans les documents législatib eux-mêmes que nous avons cher-
ché nos preuves. Il est d'ailleurs un fait qu'on ne saurait mécon-
naître : c'est qu'à travers tout le moyen âge jusqu'à la révolution fran-
çaise, une longue et sourde protestation ne cesse de se faire entendre
contre l'organisation sociale ; cette protestation éclate dans les requêtes
et les suppliques des communes, dans les cahiers des états généraux et
provinciaux, dans les émeutes et les insurrections, car cette andenne
sous L*AP<C]ENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 211
mcmarchie, que quelques historiens s'obstinent encore à représenter
comme l'idéal de Toitire et de la soumission au principe d'autorité,
D*oflre, au contraire, quand on descend dans la réalité des faits,
qu'une suite de troubles et de désordres ; la règle inflexible et ira-
muable est partout, dans l'ordre civil comme dans Tordre religieux;
naaifi sous les apparences extérieures de la discipline règne une anar*
chie profonde, et, comme l'antiquité païenne, la monarchie a ses
révoltes serviles dans les insurrections qui ensanglantèrent la Nor«
Boandie en 997 et en i034; dans Thérésie socialiste des Yandois,
dans le mouyement communal, dans la jacquerie , dans l'émeute
cabocbienne, dans ces associations redoutables d'aventuriers, malan^
drins ou tard-venus^ qui, ne trouvant pas leur place dans la société
régolière, se font une industrie du meurtre et du pillage ; elle a les
mhpieds, la contr^nde armée des aides et des gabelles ; et dans les
villes industrielles, des émeutes sans nombre pour le prix des
salaires ou le prix du pain. Faut-il s'en étonner, et n'étaît<-ce point
là une conséquence inévitable de la constitution même d'une société
basée sur l'exclusion , d'une société où l'inégale distribution des
droits devait nécessairement faire perdre la notion de l'égalité
des devoirs, où l'activité humaine, asservie et comprimée dans oe
qu'elle avait de légitime et de moral, était sans cesse refoulée sur
elle-même? En présence d'une pareille organisation, si de plus
grands désordres n'ont point agité le royaume, c'est qu'au-dessus de
toutes ces misères brillait la lumière du christianisme ; c'est que la
reb'gîon, seul Uen, seul frein et seule espérance des hommes aa
milieu de cette barbarie, leur enseignait à se résigner et à souffrir^
et leur montrait devant la mort et devant Dieu cette égalité qu'ils
dierchaient en vain sur la terre.
Comment un pareil état de choses a-t41 pu se maintenir pendant
un aussi long espace de temps? Comment les bonnes intentions de
plusieurs de nos rois, les aspirations du peuple vers une condition
meilleure, les efforts de la charité chrétienne, les grands hommes
qui sont notre gloire, jurisconsultes, écrivains, administrateurs, sonfr^
ils restés impuissants à réformer de pareils abus?
Voici^ selon nous, oe qui explique cette impuissance :
Jusqu'au seizième siècle, c'est-à-dire jusqu'à l'avéaement de la
méthode expérimentale inaugurée par Bacon, on procède exclusive-
ment en économie sociale par des formules empiriques, qui se perpé-
tuent de siècle en siècle sans que l'on s'avise jamais de les soumettue
212 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
à l'observation des Mis. On sent le ma], on s'en plaint aTec amer-
tume, mais quand il s*agit d*y porter remède, on s'arrête à la suriaœ :
on muJtiplie les règlements, mais ces r^lements, minutieux jusqu'à
devenir impraticables, laissent subsister toutes les bases sur lesquelles
repose l'organisation sociale, c'est-à-dire la constitution féodale de la
propriété, l'inégalité des classes, l'inégalité des charges, le manque
absolu de justice distributive dans la répartition des impôts, le mor-
cellement du royaume par les fiefis et par les provinces, la confusion ou
la contradiction des pouvoirs. Seule, au milieu de ce chaos, la royauté
représente l'unité politique et administrative, mais cette unité qu'elle
poursuit et qu'elle prépare se dérobe sans cesse à ses efforts, car pour
la réaliser dans la pratique, elle serait forcée de faire table rase du
droit féodal dont elle-même est issue, le roi n'étant en réalité que le
suzerain de tous les fiefs de France ; eUe serait forcée de faire table
rase des privilèges provinciaux ou communaux ; mais ces privilèges
elle ne peut les détruire, car elle les a reconnus, accordés ou sanc-
tionnés, et c'est par eux qu'elle a rattaché les villes et les provinces à
la couronne. Les institutions en apparence les plus libérales sont
aussi impuissantes que la royauté pour accomplir les grandes réfor-
mes économiques dont le pays tout entier sent impérieusement le
besoin, parce qu'elles se retrouvent en présence des mêmes obstacles.
Expression de l'esprit des trois ordres qui constituent la représenta-
tion politique de la nation , les états généraux , tout en exprimant
des vœux fort sages, tout en signalant de graves abus, maintien-
nent toujours sévèrement les distinctions des diverses castes qui
les composent; la noblesse y défend ses privilèges; le dergé y
défend ses exemptions d^impôts et ses dîmes, comme le tiers état
y défend le monopole de ses maîtrises, l'indépendance de ses com-
munes, ses franchises militaires et fiscales ; toutes les grandes me-
sures émanées des rob et qui ont pour but l'intérêt général viennent
se briser sans cesse contre le droit particulier; et dcTant chaque réforme
partielle surgissent des difficultés qui tiennent à l'ensemble du système
et à l'organisation consacrée par les siècles. S'agit-il, par exemple, de
supprimer la vénalité des offices? il faut rembourser les charges.
'S'agit-il d'abolir les maîtrises? le titre de maître est une propriété
dont il faut indemniser le titulaire. Il en est de même pour la sup-
pression des redevances féodales. Mais où trouver l'argent, quand
déjà le pays est accablé d'impôts, quand chaque jour ajoute au déficit?
Les deux derniers siècles de la monarchie nous offrent, du reste, plus
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE 213
d*un exemple des difficultés, on pourrait dire des impossibilités que
rencontrait le gouYemement lorsqu'il s'agissait d'opérer les plus sages
améliorations. Colbert réclame Tabolition des brevets d'apprentis-
sage, et les corporations l'emportent sur Colbert.
Kn 1766, on présente au parlement un édit qui supprime les
jurandes, et le parlement le repousse comme attentatoire au droit de
propriété. Quelques années plus tard nous voyons Turgot essayer,
d*afaord comme intendant de Limoges, l'application de mesures très-
utiles aux intérêts de l'agriculture, et, comme ministre, étendre ces
mêmes mesures à l'ensemble du royaume; des résistances invincibles
viennent paralyser ses efiforts. En 1776, il abolit les maîtrises et les
corporations ; Tannée suivante il est obligé de les rétablir ; mais l'édit
qui les reconstituait en les modifiant ne fut pas même appliqué
dans tout le royaume, les parlements de Toulouse, d'Âix, de Bor-
deaux, de Besançon, de Rennes et de Dijon, ayant refusé de Tenre-
gistrer, de telle sorte que l'industrie française se trouva placée sous
deux régimes différents. Des faits identiques se produisent lorsqu'il
s'agit de changer l'assiette de l'impôt , de faire payer les privilégiés,
d'autoriser la circulation des grains, d'améliorer la condition des per-
sonnes. Les réformes les plus urgentes viennent se heurter contre le
respect des traditions, l'autorité du droit ancien, l'inviolabilité des
abus sauvegardés par les castes, car ces réformes soulèvent toujours
par quelque point les plus hautes questions sociales, telles que l'abo-
lition des privilèges, l'égalité des droits, l'unité du pouvoir, l'unité
administrative, la liberté du travail ou la constitution delà propriété.
On ne pouvait en accomplir une seule sans toucher aux bases mêmes
de Tordre social, sans provoquer de tous côtés les résistances les plus
vives. Il fallait donc, pour fonder un droit nouveau, rompre avec le
passé tout entier, en effaçant jusqu'à ses ruines. Ce fut l'œuvre de la
révolution française, véritable liquidation économique d'une société
qui ne pouvait plus vivre et ne pouvait pas se réformer. Aujourd'hui
que les acteurs de ce drame terrible sont entrés dans la postérité,
l'histoire a fait la juste part des grandeurs et des crimes. La cons-
cience du genre humain a flétri les bourreaux, la pitié des âmes
généreuses a réhabilité les victimes ; mais à quelque point de vue
qu'elle se place, l'histoire est unanime à reconnaître que l'ancien
régime était fatalement condamné à disparaître devant les prin-
cipes de 89, parce que ces principes, en s'appuyant tout à la fois sur
la justice, la science et l'égalité proclamée par le christianisme.
214 DE L'ALIMENT. PUBL. SOUS L'ANC. MONARGH. FRANC.
réalisaient les vœux inutilement formulés depuis tant de siècles par
cette majorité de la nation sur laquelle pesait l'exclusion et qui
supportait toutes les diarges. L'histoire a reconnu également qu*il
était impossible de changer Tordre économique sans reDoare-
1er la théorie du droit politique, sans déplacer la notion du
pouvoir, et qu'il n'y avait pas de moyen terme entre des réformes
partielles et une rénovation radicale. N'est-ce pas en effet de cette
rénovation que datent, ajms une si longue immobilité, les immensa
progrès réalisés depuis un demi-siècle dans l'économie sociale? Cette
rénovation a fait un peuple avec des castes ; elle a constitué dans Tor-
dre politique et administratif cette unité que la royauté avait pour-
suivie au prix de tant d'efforts sans parvenir à la fonder. Par la sup-
pression des douanes intérieures et des péages, par l'uniformité des
poids et mesures, elle a donné au conmierce sa puissante expansion;
par l'aboUticni des maîtrises et des jurandes, elle a fait disparaître le
monopole du travail et assuré à chacun le développement de son
intelligence et de sa force ; elle a mis fin à la tyrannie des gabelles, i
la longue et inique spdiation des traitants , à l'inégale et injuste
répartition des impôts ; enfin, en ce qui toudie la question alinaen-
taire, elle a doublé les forces du travail agricole et quintuplé ses pro-
duits, en le laissant agir selon ses intérêts et ses besoins, en lui don-
nant le trafic pour auxiliaire, et par le trafic le capital et le crédit;
elle a conjuré la famine, en arrachant l'agriculture à la régle-
mentation étouffante qui Fimmobilisait dans la routine, en établis-
sant entre les diverses zones du territoire la libre circulation des
subsistances, en un mot en fécondant la terre par la liberté.
FIN.
o
GOETHE ET SCHILLER
PAR M. SAINT -RENÉ TAILLANDIER
CORRESPONDANCE ENTRE GŒTHE ET SCHILLER
VI
WALLENSTEIN
{17»8)
•
An moment où s'ouvre l'année 1798, Schiller a déjà écrit les deux
premiers actes de] Wallemtein. La pièce n'est pas encore divisée
comme elle le sera plus tard. Ce grand cycle waliensieinien, ainsi
que l'appelle Gœthe en ses Annales, ces trois pièces (comédie,
drame, tragédie) qui sont enchaînées l'une à l'autre, et dont l'ensemble
ne formera pas moins de onze actes, Schiller espère encore les ajus-
ter dans le cadre d'un seul drame. Peu à peu, on le Terra dans les
lettres qui suivent, son premier plan se modifie. Les conseils de
Gœthe et ses réflexions propres le décident à diviser son œuvre en
trois parties à la fois unies et distinctes. Le 8 janvier, il écrivait à
KcBrner : « J'attends Gœthe id dans huit jours ; ce sera une époqne
importante dans mon travail, car je lui lirai tout ce que j'ai déjà fidt
de moo Wailenstein. Je suis impatient de connattre wa avis, bien
qa'en somme je me croie assuré de l'impresàon que mon œuvre doit
(mduire sur tout esprit cultivé. Je sois obligé d'avouer, en effet, que
je sois fort content de mon travail et qu'il m'arrive maintes fois d'en
être étonné moi-même. Tu n'auras pas à y regretta l'ardeur, Tins-
pration intime de mes meilleures années, et cependant tu n'y
retBouvcrais rien de ma brutalité d'ak»^» Le calme puissant, la force
I. Voiries 37«, 3S-, 39*, 40» et «• livraisoûs.
216 GOETHE ET SCHILLER.
contenue de l'imagination obtiendront ton suffrage. Sans doute, ce
n*est pas une tragédie grecque et ce ne peut en être une. . . Le sujet est
trop riche, c'est tout un monde en petit, et Texposition seule m'a
entraîné à des développements extraordinaires. » Cette expositioa
dont parle ici Schiller, c'est-à-dire la peinture des soldats et des offi-
ciers du duc de Friedland, formera deux pièces séparées, une comé-
die-prologue, le Camp de WaUenstein^ et un drame, les Piccolo-
mini; mais c'est seulement au mois de septembre que le poète, sur
les conseils de Gœthe , fera subir à son œuvre cette transformation
définitive.
Il y était préparé , du reste , par ses méditations personnelles et
les difficultés sans nombre qu'il rencontrait sur sa route. Les lettres
de Schiller à Kœrner sont ici, comme en maintes circonstances, le
commentaire et le complément de sa correspondance avec Gœthe. Le
15 juin 1798, il épanchait ses plaintes dans le cœur de son ami de
Dresde : a II faut bien se garder d'attaquer un sujet compliqué,
immense, ingrat, comme l'est mon Wallenstein y un sujet où le
poète est obligé d'épuiser toutes ses ressources pour animer une
matière rebelle. Ce travail me dérobe le doux calme de ma vie, il
m'enchaîne à un point fixe, il ne me permet pas d'avoir l'esprit pai-
siblement ouvert à d*autres impressions. Je suis harcelé maintenant
par la nécessité de finir, et en même temps l'horizon de mon œuvre
s'élargit toujours devant moi, car plus on avance dans l'exécution
d*une œuvre d'art, plus on aperçoit clairement les exigences du sujet
et les lacunes qu'on n'avait pas d'abord soupçonnées. » Lorsque
Schiller adressait, à Kœrner ces confidences et ces plaintes d'artiste,
il sentait déjà que son cadre trop étroit éclatait entre ses mains. Gœthe
n'eut pas de peine à le persuader, quand il lui conseilla de substituer
à son premier projet le cycle wallensieinien. Le 30 septembre, après
des conversations décisives avec Gœthe, Schiller donnait à Kœrner
cette importante nouvelle : « Pour faire de mon prologue une
œuvre indépendante de la pièce et qui puisse être représentée
seule , je l'ai beaucoup augmentée , je l'ai augmentée de la moitié
certainement, je l'ai remplie d'un grand nombre de figures nou-
velles; et c'est maintenant, je puis le dire, un tableau très -vif
d'un camp de guerre sous Wallenstein Quant à la pièce elle-
même, après de mûres méditations et de nombreuses conférences
avec Gœthe, je l'ai partagée en deux pièces distinctes; l'ordre que
j'avais établi dans mon œuvre m'a rendu ce changement très-
GCETHE ET SCHILLER. 2i7
facile. Sans cette opération, Wallenstein eût été un monstre en lar-
geur et en étendue , et pour que la pièce fût possible au Ihéâtre il
aurait fallu en sacrifier maintes parties essentielles. Maintenant cela
forme , y compris le prologue , trois pièces importantes , dont cha-
cune, dans une certaine mesure, compose un tout complet, et dont
la dernière seulement est la tragédie proprement dite. Les deux der-
nières pièces ont chacune cinq actes ; la seconde pièce porte le nom
des Picolomini, et les montre tous deux en face de Wallenstein, l'un
dévoué, l'autre hostile. Wallenstein ne parait qu'une fois dans cette
pièce, au second acte; les autres actes sont remplis tous les quatre
par les Piccolomini. Cette pièce renferme l'exposition dans toute son
ampleur, et s'arrête au moment où le nœud de l'action est lié. La
troisième pièce s'appelle Wallenstein^ et forme, à proprement par-
ler, une tragédie complète ; les Piccolomini ne méritent que le nom
de pièce de théâtre, et le prologue est une comédie ^.. Ces change-
ments sans doute m'imposent un nouveau travail, car, pour donner
plus de consistance aux deux premières pièces, j'ai besoin de quel-
ques scènes de plus et de plusieurs nouveaux motifs ; mais ce travail
renouvelle aussi mon inspiration, et il est infiniment plus agréable
pour moi de développer mon œuvre que d'avoir à en retrancher telle
ou telle partie pour la faire tenir dans un étroit espace... d
Pendant que ce seul travail réclame toutes les forces de Schiller,
que fait Gœthe? il mène, comme toujours, mille choses de front. Il
fonde avec son ami Meyer un recueil périodique, les Propylées^ con-
sacré à des études d'archéologie et d'art. Il revient à son Faust ^
coordonne le plan de la seconde partie et en écrit plusieurs épisodes ;
il poursuit ardemment ses études sur la théorie des couleurs, il écrit
l'histoire de ce grand problème, il rassemble toutes les idées émises
sur le phénomène de la lumière et de la coloration depuis Âristote
jusqu'au moyen âge, et depuis le moyen âge jusqu'à la fin^du dix-
\. On sait que Schiller ne s^est pas conformé à ces désignations. Son Wai-
Umieirif dans sa forme définitive, porte le titre de Foème dramatique {ein
Ikijanatisches GecUcht) ; il est divisé en deux parties, la première comprenant
le prologue, c'est-à-dire les beaux vers prononcés à la réouverture du théâtre
de Weimar, le 12 octobre 1798, le Camp de WcUlenstein et les Piccolomini; la
seconde renfermant la Mort de Wallenstein. Ces trois titres difi'ércnts, corné-
die, pièce de théâtre, tragédiey dont il est question dans la lettre à Kœrner,
ont été mis de côté. Schiller dit simplement : les Piccolomini, en cinq actes; la
Mort de Wallenstein, en cinq actes.
218 GCETHE ET SCHILLER.
huitième siècle. Tous les physiciens qui ont traité ce sujet , célèbres
ou obscurs, sont interrogés par lui avec une exactitude scrupuleuse.
U n'oublie pas même Marat, si maltraité de Voltaire, et le défend
contre la commission de l'Académie des sciences qui a condamné
trayaux. Si nous pouvions citer ici toutes les lettres de Goethe
dant Tannée 1798, on verrait quelle passion et quel soin il apportait
à cette étude; on verrait aussi Schiller, initié à la physique par son
ami, s'associer en quelque sorte à ses projets, lui suggérer maintes
idées, partager sa passion, et célébrer déjà, comme si la victoire était
certaine, la destruction du mensonge newtonien. C'est l'époque où
Goethe conçoit la pensée d'un grand poème didactique sur le Cosmos.
Au milieu de ses éludes de physique et d'histoire naturelle, la publi-
cation des Propylées le ramenant à l'art antique, il étudie encore
Homère, et s'aperçoit qu'entre Y Iliade et Y Odyssée il y a place pour
un poëme dont le sujet serait la mort d'Achille. Aussitôt il se met à
l'œuvre et compose les premiers chants de VAchiUéide. Voilà, certes,
des travaux bien différents ; eh bien , parmi tant de faitif et d'idées,
parmi tant de redierches scientifiques et de poétiques images, dans
ce cortège de pensées sublimes ou ingénieuses sans cesse évoquées
autour de lui , sa préoccupation principale c'est le Watlenstein de
Schiller. Poète, archéologue, physicien, naturaliste, Goethe est aussi
directeur de théâtre; depuis les derniers mois de l'année 1797, il
semble attacher à ses fonctions une nouvelle importance , il surveille
les acteurs de plus près, il fait agrandir la salle et disposer la scène
avec plus d'art. Une poésie nouvelle va naître avec Walknstein ; H
faut un nouveau théâtre à Schiller.
Tel est le programme que va développer lliistoire intime des deux
poètes. Nous en savons assez maintenant pour nous intéresser à leur
dialogue.
Schiller à Gœthe.
Una, u t jtiiTter 1793.
Je regarde comme un excellent augure pour moi que vous soyez le
premier à qui j'écris sous ce nouveau millésime. Puisse le sort vous
être toujours aussi favorable qu'il l'a été pendant les deux années qui
viennent de s'écouler ! je n'ai rien à vous souhaiter de mieux. Si moi
aussi je pouvais enfin avoir le bonheur de produire par de belles
œuvres tout ce que la nature a mis de mieux en moi , tous mes vœux
seraient accomplis.
GOETHE ET SCHILLER. 219
La iacalté toute particulière que vous possédez de vous partager
entre la réflexion et la production est vraiment digne d'admiration
et d'envie. Ces deux travaux de l'intelligence se séparent complètement
en TOUS, et c'est sans doate à cause de cette séparation que vous vous
acquittez toujours de l'un et de l'autre avec la plus paîlaite pureté.
Tant que vous produisez vous êtes dans les ténèbres, et la lumière est
en vous, mais dès que vous réfléchissez , cette lumière intérieure se
produit au dehors et éclaire les objets pour vous et pour les autres.
Chez moi, ces deux exercices intellectuels se confondent, et certes
ce n'est pas à mon avantage.
Cn nouveau compte rendu de Hermann et Dorothée ^ que je viens de
lire dans la Gazette de Nuremberg ^ me confirme dans la conviction que
les Allemands ne sont accessibles qu'à ce qui appartient au domaine
des généralités, de la raison et de la morale. Ce compte rendu est plein
de bonne volonté, mais on n'y voit pas un seul mot qui annonce le vrai
sentiment poétique, ou du moins un aperçu de l'économie de l'en-
semble de ce poème. Le bon critique ne s'attache qu'à certains pas»
sages et toujours de préférence à ceux qui partent du cœur.
N'auriez-vous pas lu le singulier ouvrage de Rétif : le Cœur humain
dévoile ? n'en avez vous pas du moins entendu parler? Je viens de lire
tout ce qui en a paru, et malgré les platitudes et les choses révoltantes
que contient ce livre, il m'a beaucoup amusé. Je n'ai encore jamais
rencontré une nature aussi complètement matérielle; il est impos-
sible de ne pas s'intéresser à la quantité de personnages » de femmes
surtout, qu'on voit passer sous ses yeux, et à ces nombreux tableaux
caractéristiques qui peignent d'une manière si vivante les mœurs et
les allures des Français. J'ai si rarement l'occasion de puiser quelque
chose en dehors de moi, et d'étudier les hommes dans la vie réelle^
qu'on pareil livre me. paraît inappréciable.. •
J'attends demain l'annonce positive do jour de votre arrivée. Ma
femme se rappelle à votre souvenir. Sguoxsb.
Gœthe à Sehiller.
l^eimar, le 3 janvier 1798.
C'est une bien grande satisfaction pour moi de me savoir si près
de vous au commencement de cette année; je voudrais seulement
voos voir bientôt et pouvoir vivre quelque temps avec vous. J'ai bien
des choses à vous communiquer, à vous confier môme, afin qu'une
nouvelle époque de ma vie pensante et poétique puisse arriver le plus
tôt possible à sa maturité complète.
Je me réjouis d'avance de voir quelque chose de votre Wallemtein,
car cet ouvrage est pour moi une nouvelle source de l'intérêt qoe je
220 GOETHE ET SCHILLER.
prends à votre personne, et je fais des vœux bien sincères pour que
vous puissiez le terminer cette année.
Je croyais venir vous voir dimanche prochain, il parait qu'un nouvel
obstacle retardera mon départ; samedi vous saurez au juste ce qu'il en
est. Vous recevrez le môme jour la copie d'un vieux dialogue entre un
savant chinois et un jésuite. L'un s'y montre en idéaliste créateur,
l'autre en véritable Reinholdien. Cette découverte m'a énormément
amusé et donné en môme temps une haute idée de la pénétration des
Chinois.
Je n'ai pas encore lu le livre de Rétif, je vais tâcher de me le pro-
(îurer.
Si, à l'exemple des escamoteurs, il nous importait, à nous autres
poètes, de ne laisser deviner à personne comment se font nos tours
d'adresse, nous aurions beau jeu. C'est ainsi que quiconque se moque
<lu public et nage avec le courant peut compter sur des succès non
contestés. Dans Bermann et Dorothée^ pour ce qui concerne le fond dn
sujet, je me suis conformé une bonne fois à la volonté des Allemands,
et les voilà enfin on ne peut pas plus contents. Maintenant je me de*
mande si, par ce môme moyen, je ne pourrais pas faire une œuvre
dramatique qu'on serait forcé de jouer snr tous les théâtres, et que
tout le monde trouverait magnifique, l'auteur seul excepté.
Je remets à notre prochaine réunion la solution de ce problème et
de bien d'autres encore. Je voudrais de tout mon cœur que vous pus-
siez ces j ours-ci ôtre près de nous, afin de voir à la môme heure et l'un à
côté de l'autre, la plus grande monstruosité de la nature organique :
un éléphant, et la plus gracieuse figure artistique: la madone de
Raphaël.
J'apporterai avec moi l'ouvrage de Schelling : Idées pour une philoso-
phie de la nature; cela nous fournira des matériaux pour plus d'un
sujet de conversation. Portez -vous bien; mes compliments à votre
chère femme. . . Gcethe.
Schiller à Gœthe.
léna, le 5 janvier 1798.
... Je suis bien fâché que votre arrivée ici soit soumise à tant de
retards. Tout en vous attendant avec impatience, j'ai fait quelques
pas en avant dans mon travail, et je pourrai vous en lire quatre fois
autant que le prologue, et cependant il n'y a encore rien de présen-
table du troisième acte.
Aujourd'hui que je vois mon ouvrage devant mes yeux proprement
copié par une main étrangère, il me semble que moi aussi j'y suis
devenu étranger, et pourtant j'y prends un véritable plaisir. Je m'y
GOETHE ET SCHILLER. 221
suis élevé au-dessus de moi-môme, ce que j'atlribue à nos relations,
car je n'ai pu étendre ainsi au loin mes limites subjectives que par
des rapports continuels avec une nature objective, et par mes vives
tendances à me rapprocher d'elle pour la contempler et la compren-
dre. Je trouve que la clarté et la réflexion, fruits d'une époque plus
avancée dans la vie, ne m'ont rien fait perdre de la chaleur de la jeu-
nesse. Mais il vaudrait mieux que j'entendisse cela de votre bouche
que de vous le dire moi-môme.
Je me tiendrai pour dit désormais de ne plus jamais choisir d'autres
sujets que des sujets historiques ; ceux de mon invention seront tou-
jours pour moi un écueil dangereux. Idéaliser la réalité est tout autre
chose que de réaliser un idéal, ce que l'on est toujours obligé de faire
lorsqu'on se crée soi-môme un sujet. J'ai assez de puissance pour ani-
mer et réchauffer des matières précises et limitées, et la précision
objective d'une pareille matière met en môme temps un frein à mon
imagination et ôte à ma volonté ce qu'elle a d'arbitraire.
Lorsque j'aurai eu du succès avec plusieurs pièces de théâtre, je
serais presque tenté de captiver la bienveillance de notre public parce
qu'il appellera une mauvaise action, c'est-à-dire d'exécuter un projet
conçu depuis longtemps, et qjii consiste à transporter Julien l'Apostat
sur le théâtre. H y a dans ce sujet un monde historique qui lui est par-
ticulier, dans lequel je suis presque sûr de trouver un riche butin poé-
tique ; et le terrible intérêt que contient ce sujet contribuerait à rendre
très-puissante sa poétique mise en action. Si le Misopogon ou les let-
tres de Julien se trouvent dans la bibliothèque de Weimar, vous me
feriez bien plaisir de me les apporter...
Je joins ici un écrit de Kœrner sur votre Pausias... Sghilleb.
Gœthe à Schiller.
Weimar, le 6 janvier 1798.
Je VOUS félicite de tout mon cœur du contentement que vous cause
la partie achevée de votre travail. Vous comprenez si clairement tout
ce que vous pouvez exiger de vous, que je ne doute nullement de la
justesse de votre appréciation. Le contact de nos deux natures nous a
déjà procuré plus d'un grand avantage, et j'espère que nos relations
continueront à produire cet effet. Si je suis pour vous le représentant
de plusieurs objets, vous m'avez de votre côté ramené à moi-môme, en
me détournant de l'observation trop exacte des choses extérieures. Par
vous j'ai appris à contempler les diverses phases de l'homme intérieur,
vous m'avez donné une seconde jeunesse et fait redevenir poète, ce
que j'avais presque entièrement cessé d'être.
Je me ressens toujours de l'effet de mon voyage. Les matériaux
222 GOETHE ET SCHILLER.
qu'il m'a fait recaeillir ne peuvent me servir à rien, et je ne me sena
nullement disposé à faire quelque autre chose. Cet état n'a rien de
neuf pour moi, et je me souviens d'une foule de circonstances qui me
prouvent que les impressions agissent pendant fort longtemps et en
silence dans mon intérieur, avant qu'elles consentent à se prêter à an
usage poétique ; aussi ai-je fait une longue pause et j'attends ce que
me vaudra mon séjour à léoa.
La manière dont Kœrner envisage Pamias est très-curieuse. Il parait
qu'il Ëittt varier ses travaux autant que possible, afin que chacun puisse
y trouver quelque chose i son goût. L'observation de Rœmer, cepen-
dant, a quelque chose de juste : le groupe du poème, animé seulement
par le sentiment et par le souvenir, est aussi précis que s'il était
peint, ce qui rend la lutte entre le poète et le peintre presque pal-
pable.
Au reste, les poésies du dernier Almanaeh de$ Muses m^ont prouvé
de nouveau que, ni les approbations les plus estimables, ni les criti*
ques de tout genre, ne sauraient nous apprendre quelque chose ni
nous être de la moindre utilité. Tant qu'une œuvre d'art n'est pas
encore, personne ne se fait une idée de sa possibilité, mais dès qu'elle
existe, le blâme et la louange sont toujours subjectifs; et plus d'une
personne, dont on ne saurait contester le bon goût, voudrait y ajouter
ou y retrancher quelque chose qui détruirait l'œuvre tout entière.
C'est ainsi que la valeur négative de la critique, la seule qui ait de
llmportanoe, ne peut nous servir à rien.
Je désire, sous plus d'un rapport, que votre Walt^nstein soit bientôt
terminé ; ne négligeons cependant pas d'examiner à fond, pendant et
même après ce travail, toutes les exigences du genre dramatique. Si
vous êtes désormais parfaitement et d'avance sûr de votre plan et de
ses moyens d'exécution, nous aurions bien du malheur si, avec votre
richesse intérieure et votre talent exercé, vous ne parveniez pas à faire
au moins deux pièces par an. Il faut que le poète dramatique soit joué
souvent^ afin de renouveler TeiTet qu'il a produit et d'en faire la base
de son avenir. Gcethe.
Schiller à Gœthe.
léoa, le 9 jnTicr 179l«
... Je ne puis vous dire aujourd'hui qu'un petit bonsoir. J'ai passé
toute la nuit sans dormir, et je me dispose à me coucher. Comment
vous trouvez-vous par cet exécrable temps? moi j'en souffre dans
tous mes nerfs. Je suis bien aise pour vous que vous ne soyez pas
encore ici. ScHiixsa.
GOETHE ET SCHILLER. 223
Le même au même,
léot^ ft j«iiTier(798.
... Le retard de vot^ voyage ici me fera trouver le mois de janvier
plus triste et plas long. Je tâcherai de tirer de ma solitude le seul
avantage qu'elle peut m'offrir, celui de travailler sans relâche à Wal-
lenstetn. 11 n'est peut-être pas mauvais que vous ne voyiez ma tragédie
qae lorsque j'aurai conduit l'action au degré de chaleur où elle pourra
se mouvoir d'ellencnéme et où elle n'aura plus qu'à descendre, car
dans le premier acte elle ne fait que commencer à monter. Ma
femme se rappelle à votre souvenir. Schillbb.
Le même au même.
léu, le 15 jasTier 1798.
Un mot seulement pour aujourd'hui, demain je vous écrirai par la
poste. Je me suis tellement abîmé dans ma scène principale, que j'y
travaillerais encore si le crieur de nuit ne m'avait averti qu'il était
temps de finir. Mon travail va toujours bien, et quoique le poète ne
puisse pas plus compter sur son œuvre que le négociant sur les mar»
chandises qu'il a embarquées, je ne crois pas avoir perdu mon temps.
Schiller.
Goethe à Schiller,
Wetmar, le 17 janvier 1798.
La bonne nouvelle du progrès de votre travail me console de ne pas
recevoir une plus longue lettre, ce dont cependant je ne me vois privé
qu'à regret. . . Gobthe.
Schiller à Gœthe.
léna, le 16 janTier 1798.
Je viens de signer l'arrêt de mort en forme des trois déesses, Euno-
mîe, Dike et Irène ' . Consacrez à ces nobles défuntes de pieuses larmes
chrétiennes, mais on décline les compliments de condoléance.
Dès l'année dernière, Cotta a fait à peine ses frais avec les Eeure$;
cependant il voulait encore les laisser végéter, mais je ne voyais
aucune possibilité de les continuer. Les collaborateurs sur lesquels je
croyais pouvoir compter m'ont abandonné, et comme la rédaction de
ce journal me donnait beaucoup de souci et de travail, sans aucun
profit matériel assez important pour contre-balancer ces soucis et ce
travail, je me suis débarrassé de cette affaire par une résolution subite
et irrévocable. H ira sans dire que les Heures disparaîtront sans éclat ;
i . Les Heures, Schiller renonçait décidément à la publication de ce Recueil.
â24 GOETHE ET SCHILLER.
et puisque la publication du douzième numéro a été remise au mois de
mars prochain, elles s'endormiront d'elles-mêmes en yéritables bien-
heureuses du sommeil éternel. J'aurais pu aussi insérer dans le dou-
zième numéro un extravagant article politico-religieux qui aurait
amené la défense de continuer les Heures^ et je le ferais très-volontiers
si vous pouviez me trouver un écrit de ce genre.
Depuis hier je me porte un peu mieux, mais je n'ai pas encore retrouvé
les dispositions nécessaires pour reprendre mon travail. En attendant
qu'eUes m'arrivent, je cherche à faire passer le temps en lisant les
voyages de Niebuhr et de Volney en Syrie et en Egypte. Je conseille à
quiconque se désespère de la marche des événements politiques,
d'avoir recours à la lecture de ces ouvrages, car c'est par eux que l'on
comprend toute l'étendue du bonheur d'être né en Europe. Il est vrai-
ment inconcevable que l'action des forces intellectuelles de l'homme
se trouve renfermée dans une si petite partie du monde, et que tant
de masses immenses d'individus ne comptent absolument pour rien
dans la marché de la perfectibilité humaine !
J'ai été surtout frappé de voir que ce ne sont pas absolument les
dispositions morales, mais les dispositions esthétiques qui manquent
à toutes les nations non européennes. On y trouve leréalisme et môme
l'idéalisme, mais on ne les voit jamais s'unir et se confondre dans une
seule et même forme purement humaine. Il me semble absolument
impossible de trouver chez ces peuples la matière d'un poème épique
ou tragique^ et encore moins d'en transférer l'action dans leur pays.
Schiller.
Le même au même.
léna, le 2 fémer 1708.
Vos observations sur l'opéra m'ont rappelé les idées que j'ai large-
ment développées dans mes Lettres esthétiques. Quoique l'esthétique
soit incompatible avec la nullité, le frivole est encore moins contraire
à sa nature que le sérieux; et comme il est plus facile à l'Allemand de
s'occuper et de se préciser que de se rendre indépendant, on le pousse
vers les dispositions esthétiques dès qu'on lui rend le sujet plus facile.
Voilà pourquoi je préfère les gens d'affaires ou autres barbares aux
gens du monde oisifs chez lesquels tout est sans force et sans consis-
tance. Si je pouvais servir chacun à son goût, j'enverrais les premiers
à l'opéra et les seconds à la tragédie. Sghiileb.
Le même au même,
léuaje {3 février 1798.
J'ai cherché à me consoler de votre absence prolongée par l'espoir
de pouvoir achever une plus grande partie de mon travail pour votre
GOETHE ET SCHILLER. 223
arrivée, mais le mauvais temps m'est si contraire, qu'en dépit de ma
bonne volonté et de mon vif désir d'avancer je ne fais que peu de
chose. Depuis huit jours, une forte toux me tourmente et m'alourdit
la tête; pour surcroit de malheur, mes maux de nerfs ne me laissent
point de repos. Dans cet état, il m'est impossible de m'occuper de
Wallemtein; et pour faire du moins quelque chose je m'occupe de la
pensée d'un travail futur et d'idées générales. Les nombreuses rela-
tions de voyages que j'ai lues dans le cours de cet hiver m'ont poussé
à examiner si la poésie ne pourrait pas tirer parti de ces sortes de
matières, et cet examen m'a fait de nouveau sentir toute la diffé-
rence qui existe entre la poésie épique et la poésie dramatique.
Il est certain qu'un navigateur tel que Gook pourrait devenir le sujet
d'un poème épique, ou du moins en fournir la matière. Pour ma part,
j'y trouve toutes les conditions du poëme épique dont nous sommes
déjà convenus entre nous ; ce qu'il y aurait de favorable surtout, c'est
que le moyen aurait toute la dignité et toute l'importance du but, on
pourrait môme dire que le but n'existerait que par rapport au moyen.
Avec un pareil sujet, il serait facile d'épuiser un certain cercle de l'hu-
manité, ce qui, dans l'épopée, me parait très -essentiel, et le monde
physique s'unirait au monde Tnoral, de manière à former un bel
ensemble.
Mais lorsque je m'imagine de pareilles matières destinées à faire un
drame, leur ampleur me gêne autant qu'elle m'était favorable dans
l'épopée. Ce qu'il y a de physique n'est plus qu'un moyen pour ame-
ner la partie morale, et m'incommode par son importance et par ses
prétentions; en un mot, toute la richesse de cette matière n'est plus
qu'une occasion d'amener certaines situations qui mettent l'homme
intérieur en jeu.
Je suis vraiment étonné qu'un pareil sujet ne vous ait pas encore
tenté, car vous y trouveriez toutes prêtes les choses les plus indis-
pensables et qu'on a tant de mal à rassembler, c'est-à-dire l'action
personnelle et physique de l'homme, unie à la haute importance que
l'art parvient si difficilement à lui donner. Levaillant, dans son voyage
en Afrique, est vraiment un caractère poétique et un homme puissant,
parce que, avec toute la vigueur des forces animales et toutes les res-
sources puisées immédiatement dans la nature, il sait se procurer tous
les avantages qu'ordinairement la civilisation seule peut accorder.
Adieu pour ce soir, il est déjà huit heures et on ne fait encore que
m'appeler à dtner. Schiller.
Tome XL -~ 42* LÎTraiioii. i &
226 GOETHE ET SCHILLER.
Gœthe à Schiller.
Weincr, U 14 février 1798.
... J'ai bien da chagrin de voas savoir encore une fois malade, c*<
la seule chose affligeante qui m 'arrive en ce moment, et c'est pour
cela, sans doute, que j'y sub plus sensible.
Plus je retarderai mon voyage à léna, plus je pourrai y rester long-
temps^, aussi me fais-je une véritable fête de ce voyage.
Je partage votre conviction qu'un voyage, surtout du genre de ceox
que vous me désignez, contient de très-beaux motifs épiques. Je ne
me hasarderai cependant jamais à traiter un pareil sujet, car lorsque
je n'ai pas vu moi-môme les contrées et les peuples, l'idée qu'on peut
s'en faire par les relations d'autrui ne me suffit pas pour me les repré-
senter d'une manière palpable.
En tout cas, on aurait à lutter contre VOdysaée, qui s'est déjà empa-
rée des motifs les plus intéressants, et il serait téméraire de hasarder
le plus intéressant de tous, le trouble jeté dans une ftme de femme par
l'arrivée d'un étranger; car que pourrait-on faire et dire sans tomber
dans une plate imitation de Nausicaa ? Dans l'antiquité même, Médée,
Hélène, Didon, sont bien au-dessous de la fille d'Alcinoûs. Je le répèle,
la Narène de Levaillant, ou toute autre chose semblable, ne serait jamais
qu'une parodie de la magnifique création homérique. U n'est pas
moins certain que si Ton faisait soi-même un pareil voyage on trouve»
rait des situations qui, même après celle de Nausicaa, pourraient
encore avoir du charme, mais une expérience personnelle est indispen-
sable, et voici pourquoi j'en ai la conviction.
VOdyssée nous enchante, nous autres habitants du centre de l'Eu-
rope, mais ce n'est que sous le rapport moral, car notre imagination
peut à peine concevoir la partie descriptive : mais lorsque j'ai lu à
Naples et en Sicile les chants qui se passent dans ces pays, avec quel
radieux éclat le poème tout entier m'est apparu ! C'était comme si on
venait de passer sur un tableau embu un vernis qui lui rendait tout
à coup la clarté et l'harmonie. J'avoue qu'alors VOdyssée cessa d'ètie
pour moi un poême^ j'y voyais la nature elle-même. C'est ainsi, as
reste, que les anciens étaient forcés de composer, puisque leurs cbih
vres devaient être lues en face de la nature. T a-t-il beaucoup de nos
poèmes modernes qui supporteraient une lecture sur une place
publique ou en plein champ?
Tâchez de rétablir votre santé et utilisez chaque moment favorable.
Goethe.
GOETHE ET SCHILLER. 227
Sckiller à Gœthe.
léna,le 17 février 179ft.
Voilà donc le mois de février passé sans vous avoir amené, et j'ai
surmonté la plus grande partie de l'hiver partagé entre Tattente et
l'espérance. Maintenant j'entrevois le printemps avec bonheur; et les
préparatifs pour les améliorations à faire dans mon jardin me préoc-
cupent de la manière la plus agréable. Une de ces améliorations sera
surtout très-bienfaisante pour moi : c'est une petite salle de bains que
je fais maçonner et disposer le plus proprement et le plus gracieuse-
ment possible. Il y aura un étage au-dessus de cette salle, d'où nous
jouirons d'une charmante vue sur la vallée de la Leutra. Sur le côté
opposé de la maison, la cabane qui y était appuyée a déjà été, Tau*
tomne dernier, convertie en une solide cuisine. Vous trouverez donc
lûen des changements utiles faits à notre demeure d'été lorsque vous
viendrez nous y voir. Puissions-nous déjà y être réunis I
Mon travail s'avance peu à peu, et me voilà arrivé dans le tourbillon
de l'action, Je suis content surtout d'être sorti d'une situation dont le
but était déjuger le crime de Wallenstein d'après la morale vulgaire,
et de poétiser une matière aussi triviale sans toucher à sa moralité.
L'exécution me satisfait, et j'espère plaire beaucoup à notre cher
public si moral, quoique je n'aie pas fait un sermon de la chose. A
cette occasion, j'ai senti de nouveau tout ce qu'il y a de vide dans ce
qu'on appelle la moralité, et combien le sujet est obligé de faire d'ef-
forts pour maintenir l'objet à la hauteur poétique... ScmixEa.
Gœthe à Schiller.
Weimar, le ÎS février 1798.
La lettre de Humboldt est une nouvelle preuve de ce qui nous arrive
quand on est trop longtemps privé de certains entretiens. Il faut que
ce digne ami élude tout entretien théorique avec les Français, s'il ne
veut pas être réduit à se mettre sans cesse en colère; car, en France,
on ne comprend pas qu'il puisse y avoir quelque chose dans l'homme
qui ne lui ait pas été inculqué par des objets extérieurs. C'est ainsi
que Mounier ' m'a assuré dernièrement que l'idéal était quelque chose
composé de plusieurs belles parties jointes ensemble. Et lorsque je lui
ai demandé d'où venaient l'idée et l'appréciation de ces belles parties,
1. Il s'agit ici de Mounier, le célèbre membre de l'Assemblée constituante,
l'un des chefs du parti constitutionnel, chassé de France par les événements
et qui vivait alors à Weimar.
228 GOETHE ET SCHILLER.
comment l'homme était arrivé à demander un bel ensemble^ et si l'ex-
pression joindre ensemble n'était pas trop vulgaire pour désigner l'opé-
ration du génie quand il se sert des éléments de l'expérience, son
idiome, à lui, ne lui fournissait qu'une seule réponse 4 toutes ces
questions, c'est-à-dire que depuis longtemps on avait attribué au génie
une sorte de création.
Et c'est ainsi qu'ils parlent tous. Ils partent toujours d'une concep-
tion déterminée de la raison, et lorsqu'on veut transporter la question
dans des régions plus élevées, ils s'empressent de vouloir vous prouver
que, pour ces sortes de rapports, leur langue aussi a des expressions
qu'ils vous jettent au visage, sans faire attention que ce qu'ils disent
ainsi détruit tout ce qu'ils ont dit.
Vous avez sans doute appris, par madame votre belle-sœur, que
Mounier aussi se propose de miner la gloire de Rant, et qu'il espère
la faire sauter au premier jour. Ce Français si moral a trouvé très-
mauvais que Rant se fût avisé de soutenir que, dans tous les cas, le
mensonge est immoral. Bœttiger vient d'envoyer à Paris un traité
contre cette proposition. Nous le verrons incessamment dans la Décade
philosophique y où, à la grande consolation de plus d'une noble nature,
on nous prouvera clairement qu'il faut mentir de temps à autre.
Je suis entré en relation avec le comte et la comtesse Fouquet, à
l'occasion de mes travaux d'histoire naturelle. Ce sont des personnes
très-aimables, extrêmement polies et fort obligeantes; mais l'on
s'aperçoit qu'elles ont la conviction de savoir certaines choses beau-
coup mieux que les autres.
Pour l'instant, je cherche à me donner de la sérénité d'esprit, en me
promettant de profiter de mon séjour à léna, afin de réaliser plusieurs
petits travaux pour lesquels l'influence bienfaisante du printemps me
sera indispensable. Combien je m'estime heureux de pouvoir être cer-
tain que nous serons toujours aussi unis de cœur que par la pensée et
par le travail!
L'arrivée inattendue de la jeunesse princière de Gotha nous a vala
cette nuit un bal masqué improvisé, et un souper qui a commencé à
deux heures après minuit; aussi ai-je dormi la plus grande partie de
la matinée, que j'aurais voulu pouvoir consacrer au travail. Continuez
à vous préparer pour l'été prochain une agréable demeure dans votre
jardin. Goethe.
Schiller à Gœthe.
léna, le S mars 17 03.
Le temps est si beau que j'ai été prendre l'air, ce dont je me suis
très-bien trouvé. Quel dommage que vous ne soyez pas ici en ce
GOETHE ET SCHILLER. nd
moment ! je suis sûr que votre muse inspiratrice ne se ferait pas long-
temps attendre.
Ce que vous me dites des Français et de leur représentant l'émigré
Mouoier est très-vrai , et quoique ce ne soit pas consolant, on ne s'en
réjouit pas moins, parce que cela appartient nécessairement à l'idée
qu'on se fait d'une pareille individualité. On devrait toujours saisir
ainsi la nature dans toute sa vérité, alors la démonstration des systèmes
deviendrait claire et facile. Il est digne de remarque que le relâche-
ment sur les choses esthétiques est toujours accompagné d'un relâ-
chement moral, et qu'une tendance ardente et pure vers le heau élevé
est inséparable du rigorisme moral. C'est ainsi que les domaines du
bon sens et de la raison se divisent d'une manière précise ; et cette
division se reconnaît sur toutes les routes et dans toutes les directions
que l'homme suit ou est forcé desuivre dans le cours de son existence.
J'ai enfin réellement reçu le diplôme de citoyen français dont il a
déjà été question dans les journaux il y a cinq ans. Dès cette époque
il avait été délivré et signé par Roland; mais comme il ne se trouvait
sur l'adresse aucun nom de ville, ni môme de province, il lui a fallu bien
du temps pour arriver jusqu'à moi. Je ne sais môme pas comment il a
pu me parvenir après avoir erré pendant tant d'années ; ce qu'il y a
de certain, c'est que je l'ai reçu, et ce qu'il y a de plus singulier, par
l'intervention de Campe, qui demeure maintenant à Brunswick. Il
m'écrit à cette occasion les plus belles choses du monde, que vous
devinerez sans peine.
Je crois que je ne ferais pas mal d'instruire le duc de cet évé-
nement, par votre organe surtout. Dans le cas où vous trouveriez quel-
que inconvénient à me rendre ce petit service, n'en parlons plus. A
tout hasard, je joins ici le diplôme en question j vous trouverez fort
divertissant de m'y voir figurer sous le titre de publiciste allemand. Je
termine, car j'ai encore bien des choses à expédier avant le départ
du courrier. Schiller.
Goethe à Schiller,
W«imftr, le 3 mart 1708.
La seule félicitation que je puisse vous adresser à l'occasion du
diplôme de citoyen qui vous arrive de l'empire des morts, c'est qu'il
vous a trouvé parmi les vivants; relardez, je vous prie. Te plus long-
temps possible l'instant où vous irez rejoindre vos défunts grands
concitoyens.
Le beau temps me rappelle chaque jour que je devrais être près de
vous. Pour utiliser de mon mieux le temps que je suis encore forcé de
rester ici, j'ai repris mes travaux sur les insectes et classé ma collection
230 GŒTHE ET SCHILLER.
de minéraux. Lorsqu'on entasse pêle-mêle une grande masse de maté*
riaux de tout genre, et qu'on reste longtemps sans les ranger, on finit
par ne plus savoir où l'on en est.
Meyer travaille avec tant d'ardeur à ses essais sur l'art, qu'il aura
bientôt composé un petit volume... Gcsthk.
Le même au mime, •
Weimar, le 7 mars 1798.
Votre chère femme est venue nous voir pour trop peu de temps;
elle n'en a pas moins emporté une bonne impression des travaux de
Meyer, dont elle jouira longtemps. Quel dommage que vous n'ayez
pu l'accompagner I Je dois vous faire observer, à cette occasion, que
vous devriez vous occuper d'un logement à Weimar pour l'hiver pro-
chain. En ne prenant notre théâtre que pour ce qu'il est en effet, on est
fbrcé de convenir que c'est une grande jouissance que d'entendre tous
les huit jours au moins une bonne musique, car nos opéras sont presque
toujours très-bien exécutés. Quant à la solitude dans votre demeure,
elle ne sera pas souvent troublée, grâce au système d'isolement qu'ont
adopté les habitants de notre ville. Je crois, au reste, qu'il vous serait
fkvorable de ne pas toujours repousser toutes les influences qui nous
arrivent de l'extérieur. Pour moi, vous le savez, je suis forcé de par-
courir périodiquement mon zodiaque, et chaque signe dans lequel
j'entre m'apporte les travaux et les dispositions d'esprit qui lui sont
particulières.
Samedi prochain j'espère pouvoir vous dire définitivement quand je
pourrai m'absenter.
J'ai repris Gellini, et je me suis feit une place pour les notes. Par ce
travail je me mets en état de terminer peu à peu les essais historiques
indispensables pour le compléter; je placerai ces notes à la suite de
l'ouvrage, et je les classerai et rédigerai de manière à ce qu'elles puissent
former un tout qu'on lira avec intérêt et profit. Ce n'est qu'à léna que
je pourrai trouver le temps et le recueillement nécessaires pour envi-
sager dans leur ensemble la multitude de travaux que nous avons
entrepris. 11 faut donc qu'à tout prix je me rende le plus têt possible
auprès de vous.
Je suis bien aise que vous ayez enfin reçu le rescrit de Crotha. Vous
le devez à l'intervention de notre duc. Voyant que toutes les démac^
ches auprès des conseillers intimes, qui s'étaient laissés arriérer dan»
l'expédition d'une foule d'actes de ce genre, ne servaient à rien, il a
pris le parti d'écrire directement au duc et à la duchesse de Gotba,
pour les prier amicalement de ne pas vous faire languir plus long-
temps. L'envoi de l'acte que vous avez reçu a été le résultat ii
GOETHE ET SCHILLER. 231
de cette démarche. Puissent- il en résulter pour vous un avantage réell
Je vous renvoie la lettre de Humboldt. La manière dont il juge le
théâtre français me plaît beaucoup; moi aussi, je voudrais voir de
mes yeux ces singulières productions de la poésie dramatique.
GCBTHE.
Schiller à Goethe.
léna, le 9 Mars 1798.
fila femme a été enchantée de sa visite chez vous, et ne peut assez
me Tanter la beauté des travaux de Meyer; son récit a tellement excité
ma curiosité, que si vous ne venez pas d'ici quelques jours je me
déciderai àlaire une excursion à Weimar.
J'ai très- sérieusement l'intention de mieux profiter à l'avenir de
votre théâtre; ce n'est que la difficulté de trouver un logement conve-
nable à Weimar qui m'a empêché d'aller y passer l'hiver; mais pour
l'hiver prochain j'espère ne pas rencontrer les mêmes difficultés. Je
le ferai, lors même que ce ne serait que par rapport à la musique, car
il est bien nécessaire d'émouvoir parfois ses sens d'une manière esthé-
tique. Au reste, je crois que le théâtre par lui-même m'inQuencera
utilement. Le désir d'avancer mon travail m'a fait jusqu'ici négliger
tout le reste. Aujourd'hui ma pièce marche au gré de mes désirs; le
plus difficile est fait, et les trois quarts sont copiés...
Mon beau-frère m'apprend que le duc désire que je fasse déposer
mon diplôme de citoyen français à la bibliothèque de Weimar. Je
suis prêt à le satisfaire, mais je ferai faire de cet acte une copie léga-
lisée, car s'il prenait un jour fantaisie à un de mes enfants de se fixer
en France, il lui serait utile de pouvoir réclamer ses droits de citoyen.
Ma femme se rappelle à votre souvenir. Schiller.
Gœthe à Schiller.
Weimar, le iO mars 1798.
Pour rendre mon existence encore plus bigarrée qu'elle ne Test en
effet, il ne me manquait que d'intercaler dans la dixième case de mon
horoscope quelques trentaines d'arpents de terre, et cependant il en
est ainsi. Oui, je viens d'acheter le domaine de franc-alleu d'Ober-
roslar, acquisition pour laquelle je suis depuis plus de deux ans en
discussion avec le fermier actuel et le propriétaire. Je n'en sui^ pas
moins trè&-satisfait de ma nouvelle propriété et de son prix. Les biens-
fonds sont en ce moment dans le même cas que les livres sibylliques;
voyant que le prix augmente toujours, personne n'ose acheter, et, pen-
dant qu'on hésite, l'augmentation va son train. Au reste, j'ai fait un
232 GOETHE ET SCHILLER.
achat assez singulier, car je n'ai jamais vu ni les terres ni les bâtiments;
je les visiterai demain pour la première fois, et il ne me faudra guère
que huit jours pour apprécier les améliorations et les réparations à
faire.
Si vous pouviez venir me voir ici, j'en serais ravi ; mais je dois vous
faire observer que nous ne donnerons un opéra que jeudi de l'autre
semaine. Samedi prochain on jouera une nouvelle pièce de Kotzebue,
pour laquelle je n'ai nulle envie de vous inviter; vous en ferez ce que
vous voudrez, et vous serez le bienvenu si vous croyez pouvoir vous
contenter de la petite chambre verte à côté de celle de Meyer; pour
rinstant, il me serait impossible de vous offrir un logement plus vaste.
Je n'ai pas encore entendu parler de la pièce anglaise; il n'en serait
pas moins très-bon que nous pussions nous la procurer. Nous vous
donnerons de votre diplôme de citoyen la copie que vous désirez, et
vous faites fort bien de satisfaire l'envie qui s'est emparée du duc pour
la possession de ce document.
Venez, si toutefois cela vous est possible, car je tiens beaucoup à
vous faire voir les travaux de Meyer avant notre réunion à léna.
Goethe.
Schiller à Gœthe.
léna, le 13 mars 179S.
Après m'ôtre pendant quinze jours porté assez passablement pour
pouvoir me permettre un travail assidu, voilà encore une fois ma tête
prise au point que je me sens incapable de tout. Il est vrai que le temps
est redevenu bien mauvais; je ne renonce pas toutefois à l'espoir de
vous rendre visite cette semaine, mais pour un jour seulement, et je
reviendrai satisfait à léna si j'ai pu vous voir, admirer les travaux de
Meyer et obtenir l'annonce précise de votre arrivée ici.
Je vous félicite de tout mon cœur de votre acquisition ; ma petite
propriété me fait comprendre le plaisir qu'on éprouve en s'assurant
un morceau de terre pour soi et pour les siens.
J'ai trouvé un digne et honnête homme pour l'institution de Meu-
nier ; cela les obligera tous deux, car Mounier a besoin d'un aide, et
mon homme d'un emploi qui lui procure des moyens d'existence...
Adieu, j'ai la tête bien malade. Schiller.
Gœihe à Schiller.
Weîmar, le 14 mars 1798.
Je serais charmé si vous pouviez venir cette semaine; dites-moi
seulement quel jour, afin que je puisse prendre mes mesures.
J'ai à peu près terminé toutes mes affaires, même celle de ma petite
GOETHE ET SCHILLER. 233
acquisition, et j'éprouve plus que jamais le besoin de vivre intellec-
tuellement, ce que j'espère pouvoir faire bientôt auprès de vous. Pour
TOUS prouver que notre cher Weimar est en communication directe
avec Paris, je vous envoie quelques journaux français. Ce charlatanisme
de place publique m'est tout à fait odieux, mais la langue française
semble avoir été faite exprès pour exprimer les apparitions des appa-
ritions. En tout cas, les littérateurs de la nouvelle France me parais-
sent aussi apprivoisés que sa politique est sauvage...
Mes compliments à votre chère femme. Goethe.
Schiller à Gœthe.
léna, le 14 mars 1798.
Je vous renvoie vos journaux français. Le discours sur Hermann et
Dorothée me plaît beaucoup; et si j'étais sûr qu'il a été fait par un
Français pur sang, cette faculté d'apprécier ce qu'il y a d'allemand
dans le sujet, et d'homérique dans l'exécution, me toucherait au cœur
et me causerait un grand plaisir.
Mounier se montre dans sa lettre tel que je m'y attendais, c'est-à-
dire un représentant calme, mais restreint, de la raison vulgaire; et
comme il est sans malice, et qu'il ignore complètement le point prin-
cipal de la chose dont il est question, on ne peut lui en vouloir. Pour
en finir définitivement avec lui, je me bornerais, si j'étais Kant, à lui
renvoyer, en la prenant dans le sens inverse, cette phrase par laquelle
il termine sa lettre : Ce serait un grand malheur si un juge de village
adoptait la morale de Kant et se conduisait en conséquence...
Je ne puis vous fixer le jour de mon «arrivée, car ma conduite de la
journée dépend toujours de la manière dont j'ai passé la nuit.
Schiller.
Le même au même.
Weimar, le 16 m»n 1798.
Deux mots seulement^ car c'est mon jour de courrier, et je me sens
la tète très-lourde.
Il m'a été impossible d'entreprendre le voyage de Weimar , je
ne me sens pas assez bien pour braver le temps qui est redevenu bien
rude. Dans tous les cas, je m'absenterai un jour pendant votre séjour
ici pour aller voir les travaux de Meyer, car je sens, comme vous,
que cela est nécessaire à la réalisation de nos projets. J'espère que
vous apporterez beaucoup de choses faites et à faire sur les sciences
et sur les arts. Je ne saurais vous dire avec quelle impatience j'attends
vos communications sur des sujets qui n'ont rien de commun avec
mon travail actuel. Schiller.
234 GOETHE ET SCHILLER.
Gœthe à Se/aller.
Weimar, le 17 mars 1796.
J'espère que la semaine prochaine ne s'écoulera pas sans que nous
soyons réunis. J'ai si bien disposé toutes les affaires qui me regardent,
que maintenant elles pourront marcher seules.
J'ai relu le discours sur Bermann et Dorothée^ et avec vos yeux^ aussi
l'ai-je trouvé assez satisfaisant. Ce serait en effot un miracle s'il était
l'ouvrage d'un Français, mais je sais de bonne part qu'il a été fait par
un Allemand. Au reste, nous ne tarderons pas à arriver à un singulier
amalgame, car beaucoup de Français et d'Anglais apprennent l'alle-
mand; presque tout se traduit, et dans beaucoup de parties noire
littérature est plus active que celle des Français et des Anglais.
Les pauvres Bernois viennent de subir une défaite totale, et Heyez
craint fort que tous les cantons, l'un après l'autre, ne se laissent
ainsi tuer moralement. D'après leur manière de voir, les Suisses sont
encore les héros des temps passés; mais, dans ce pays-là, le patrio-
tisme s'est survécucomme se sont survécu l'aristocratie et le règne
des prêtres. Qui pourrait résister à la masse mouvante des Français,
heureusement organisée et dirigée avec autant de génie que d'ardeur?
Cest un grand bonheur pour nous que de nous trouver enfouis dans
la masse immobile du Nord, à laquelle on ne s'en prendra pas faci-
lement.
Si vous demandez, en efibl, la distraction de voir une foule de plans,
dressais et didées, j'en ai à votre service, car ce quej'apporterai en ce
genre ne formera pas moins d'une rame de papier.
Je ne vous demande plus quand vous viendrez à Weimar; puisque
vous voulez revenir dans la même journée, il n'y aura pas de mal que
vous fassiez ce petit voyage quand je serai déjà à léna.
Travaillez aussi assidûment que vous le pourrez ; mes compliments
à votre chère femme. Gcbthe.
Schiller à Gœthe.
léna, le 5 &iriL i79S.
Puisque je ne vous verrai que ce soir, j'emploierai ma journée à
avancer autant que possible mon quatrième acte.
J'ai lu ce matin la Phèdre d'Euripide; la traduction, U est vrai, est
sans &me et sans intelligence ; elle suffit cependant pour prouver que
ce beau sujet a été traité trop superficiellement et avec une légèreté
inconcevable. ScmLLsa.
GŒTHE ET SCHILLER. 235
Le mime au même.
Iéiia,lc6aTril 1798.
Votre séjour ici me parait plus court maintenant qu'il ne l'a été en
effet ; les journées se sont écoulées bien vite, et pour une si longue
absence c'était vraiment trop peu.
Je vais faire tous mes efforts pour me remettre sérieusement à l'ou-
vrage, car lorsque ce qui n'existe encore que dans ma pensée sera sur
le papier, je serai plus tranquille, et il sera plus facile de le juger. Je
suis heureux que vous soyez content de l'ensemble de mon Wallenstein^
et surtout de ce que vous n'avez trouvé aucune contradiction entre le
sujet et le genre de poésie auquel il appartient. Quant aux exigences
de la scène, j'espère en triompber facilement. Le grand point, c'est de
satisfaire toutes les exigences tragiques et poétiques.
Ma femme et moi nous nous apercevons péniblement de votre
absence. Schiller.
Gœthe à Schiller.
Weimar, le 7 aTiil 1798.
Si certaines petites affaires de ménage qu'il était indispensable de
mettre en ordre immédiatement n'avaient pas exigé ma présence à
Weimar, je ne vous aurais certainement pas quitté de sitôt. Ce départ
précipité m'a d'autant plus contrarié que le retour du printemps, qui
déjà se fait sentir si agréablement, m'avait mis dans une disposition
d'esprit tout à fait favorable à mon travail. Me voilà résigné, et j'espère
que la prochaine fois je pourrai faire un plus long séjour à léna.
Nous avons tout lieu de nous féliciter de nos relations, car malgré
notre longue séparation nos pensées se sont mieux rapprochées que
jamais, et l'opposition de nos natures nous rend une influence réci-
proque d'autant plus désirable qu'elle nous promet les plus heureux
résultats pour l'avenir.
Je me souviens de votre Wallenstein avec beaucoup de plaisir, et je
tonde les plus belles espérances sur cet ouvrage. Vous l'avez disposé de
telle manière que lorsque le tout sera terminé, l'exécution idéale et
poétique se trouvera dans un accord partit avec un sujet tout à feit
prosaïque et terrestre.
Mes compliments à votre chère femme, et recevez tous deux mes
remerctments des bons soins que vous m'avez donnés. Goethe.
Gœthe à Schiller.
léDa. le 16 mai 1798.
Je ne puis m'arracher à Vlliadcy l'étude de ce poème me f lit tou-
jours parcourir un cercle de ravissement, d'espérance, de lumière et
236 GOETHE ET SCHILLER.
de désespoir. Je suis plus que jamais convaincu de Tunité et de l'indi-
visibilité de ce poôme. Au reste, il n'existe plus personne et il ne naîtra
plus jamais un individu capable de le juger. Pour ma part, je me trouve
à chaque instant ramené à un jugement subjectif; cela est arrivé à
nos prédécesseurs, et cela arrivera à nos successeurs. En tout cas, mon
premier aperçu d'une Achilléide était juste, et il faut que je m'y
tienne, si jamais je veux faire quelque chose de semblable.
V Iliade me parait si arrondie et si unie, que, malgré tout ce qu'on
en dit, je tiens pour impossible d'en retrancher ou d'en supprimer
quelque chose. Il faudrait donc que tout nouveau poème de ce genre
que l'on pourrait tenter fût également isolé, lors môme que par rap-
port à l'époque il se rattacherait à VIliade.
U Achilléide est un sujet tragique ^ mais que son ampleur rend suscep-
tible d'être traité épiquement.
U Achilléide est un sujet sentimental qui, par cette double qualité,
pourrait se prêter à un travail moderne, et une exécution toute réaliste
rétablirait l'équilibre entre le tragique et le sentimental.
V Achilléide ne contient qu'un intérêt personnel et putné, tandis que
VIliade embrasse l'intérêt des nations d'une partie du monde, de la
terre et du ciel.
Prenez, je vous prie, toutes ces propositions à cœur.
Croyez-vous qu'un sujet tel que je viens de l'exposer puisse fournir
un poème d'une vaste étendue, et que ce travail mérite d'être entre-
pris? Si vous le croyez, je puis commencer immédiatement, car je suis
parfaitement d'accord avec moi-même sur le comment de l'exécution;
mais selon mon habitude cela, restera mon secret jusqu'à ce que je
puisse vous lire quelques passages terminés. Goethe.
Schiller à Gœthe,
léoa, le 18 nui f 798.
Puisqu'il est certain qu'il ne saurait y avoir une seconde Iliade, lors
même qu'il naîtrait un second Homère et un autre peuple grec, je crois
ne pouvoir rien vous conseiller de mieux que de terminer votre Achil-
léide telle qu'elle existe dans votre imagination, et de ne la comparer
qu'avec vous-même. Bornez-vous donc à chercher toutes les inspira-
tions auprès d'Homère, mais sans établir des points de comparaison
impossibles. Je suis persuadé que vous saurez faire accorder le sujet
avec la forme que vous voulez lui donner, et que vous ne vous trom-
perez point dans le choix de cette forme; votre nature, vos lumières et
votre expérience m'en sont un sûr garant. La subjectivité de votre ca-
ractère de poète balancera, sans aucun doute, ce qu'il y a de tragique
et de sentimental dans le sujet. D'un autre côté, c'est plutôt une qua-
GCETHE ET SCHILLER. 237
lité qu'un défaut de ce sujet que de venir au-devant des exigences de
notre époque, car il est aussi impossible au po6te qu'il lui serait peu
favorable de quitter entièrement le sol de son pays, et de se mettre en
opposition avec Tesprit de son temps. Ce qu'il y a de plus beau dans
votre vocation, c'est d'être à la fois le contemporain et le concitoyen
des deux mondes poétiques, et c'est précisément à cause de ce noble
avantage que vous ne pourrez jamais appartenir exclusivement ni à l'un
ni à l'autre de ces deux mondes.
La nouvelle dont je vous ai parlé et sur laquelle je ne veux pas vous
laisser davantage l'esprit en suspens n'est autre chose qu'un ouvrage
de Humboldt sur votre Bermann et Dorothée. Je dis un ouvrage, car
le manuscrit que l'auteur vient de m'envoyer fera un gros volume.
Nous le lirons ensemble, ce qui nous fournira l'occasion de raisonner
à fond sur tout ce qui concerne les divers genres de poésie. Le beau
témoignage qu'un esprit pensant et un cœur sensible vous rend par
cet écrit doit vous faire plaisir, et je suis fermement convaincu qu'il
mettra un terme à l'indécision de nos lecteurs allemands et assurera à
votre muse un triomphe aussi éclatant qu'incontestable, car ce triomphe
ne sera pas le résultat d'un aveugle engouement, mais d'une conviction
longtemps combattue et raisonnée.
Je vous communiquerai de vive voix ce que m'a dit Cotta, mais je
m'empresse de vous apprendre que la rapidité avec laquelle Hermann
et Dùrothée s'est répandue par toute l'Allemagne surpasse toutes les
prévisions. Vous aviez bien raison de croire que ce sujet plairait au
public allemand; c'est qu'en effet vous le charmez et vous le ravissez
sur son propre terrain et dans le cercle de ses capacités et de ses inté*
rets, choses fort difficiles, et votre succès prouve que ce n'est pas par
le sujet, mais par la force vivifiante de la poésie que vous avez produit
un effet aussi magique...
Je compte sur votre arrivée pour après-demain. ScmLLEU.
Gœthe à Schiller.
Weimar, le 10 mai 1798.
Je ne puis que dire amen au premier feuillet de votre chère lettre,
car il contient la quintessence de tout ce que je me suis dit à moi-
même pour m'encourager et me consoler. Tous mes scrupules, au
reste, naissent de la crainte de me tromper sur un sujet qui peut-être
ne devrait pas être traité du tout, ou du moins pas par moi et de la
manière que je me le propose. N'importe, cette fois-ci, du moins, je
veux m'affranchir de toute inquiétude et me mettre, le plus tôt possible,
courageusement à l'ouvrage.
Je m'attendais en effet fort peu au travail de Humboldt que vous
238 GOETHE ET SCHILLER.
m'annoncez, et je serai d'autant plus heureux de le lirCi que je crai-
gnais beaucoup que son séjour à l'étranger ne nous privât pour long-
temps de son secours théorique. C'est un bien grand avantage pour
moi que d'avoir pu, du moins dans la dernière partie de ma car-
riére poétique, me mettre d'accord avec la critique raisonnée et im-
partiale.
Je ne vous en dirai pas davantage, car j'ai encore une foule d'affaires
à régler aujourd'hui. Demain au soir je serai près de vous, et je me
réjouis d'avance de tous les avantages qu'un séjour de quelques aemaines
à vos côtés aura pour moi. Givras.
Ia mime au même.
Iéna,Ieiljotiii798.
Je VOUS prie de m'envoyer Touvrage de Humboldt. Je passerai la
soirée chez Loder, mais j'irai vous voir avant. Ce matin, pendant ma
promenade, j'ai arrêté un singulier plan pour ma théorie des couleurs,
et je me sens plein d'ardeur et de courage pour l'exécuter. L'ouvrage
de Schelling me rend l'immense service de mç tenir toijgours, dans ce
travail, au milieu de la sphère qui lui est propre. Mes compliments à
votre chère femme, si toutefois elle est de retour de son petit voyage.
Gorras.
■
Schiller à Gœthe.
léna, le ÎS joiji 17H,
Je ne puis m'accoutumer à votre absence, et je désire qu'elle ne se
prolonge pas plus longtemps que vous paraissiez le croire.
Je vous renvoie le drame intitulé Elpenor, que je me suis mis à lire
immédiatement, et je suis très-disposé à le juger plus favorablement
que vous ne le faites. Il rappelle une bonne école, quoiqu'il ne soit pas
susceptible d'être jugé artistiquement. On y reconnaît un sentiment
moral et réglé, de belles intentions, un sens droit et l'habitude des
grands modèles. Si ce drame n'est pas l'œuvre d'une femme, il rappelle
la délicatesse féminine des sentiments, mais telle qu'on pourrait aussi
la rencontrer chez un homme. Lorsqu'on aura retranché beaucoup de
longueurs et certaines phrases maniérées dont, au reste, la plupart sont
déjà effacées, et lorsque, surtout, on aura corrigé le dernier monologue,
dans lequel on saute d'un sujet à un autre d'une manière fort peu na-
turelle^ la pièce se lira avec beaucoup de plaisir.
Je vous prie de me nommer l'auteur, si toutefois vous pouvez me le
faire connaître...
Je viens de quitter Walienstein pour essayer si l'esprit lyrique dai-
gnera m'inspirer. Sghiuuer.
GCETHE ET SCHILLER. â39
Gœthe à Schiller.
"Weimar, le 26 juin 1798.
C'est par hasard ou plutôt parce que je croyais que vous saviez
qpî'Elpenor était de moi, que je ne vous l'ai pas dit dans ma dernière
lettre; maintenant j'en suis enchanté, puisque cet ouvrage a subi
Tépreuve de votrejugement sans l'avoir préalablement influencé. Il y a
environ seize ans, j'ai écrit ces deux actes; mais les ayant presque
aussitôt pris en aversion, je les ai mis de côté sans avoir jamais voulu
les revoir. A cette occasion, j'admire de nouveau votre pénétration et
votre justice; vous décrivez parfaitement l'état dans lequel je me trou-
vais alors, et vous devez comprendre maintenant la cause de mon anti-
pathie pour cette production,.. Goethe.
Schiller à Gœthe.
léna, le 28 juia 1798.
J'ai été extrêmement surpris en apprenant qu^Elpenor était de
vous. Je ne sais comment cela s'est fait, mais en le lisant votre nom
ne m'est pas môme venu à la pensée, et je n'ai été si désireux d'ap-
prendre le nom de l'auteur que parce que je croyais n'en connaître
aucun & qui j'aurais pu l'attribuer; cet ouvrage appartient à la nature
de ceux qui vous font oublier l'œuvre et vous poussent malgré vous vers
l'àme de celui qui l'a faite. £n tout cas, ce drame est pour l'histoire
de votre génie et de ses diverses périodes uû document précieux qu'il
faut tenir en honneur... ScmiXER.
Gœthe à Schiller,
'Weimar, le 30 juin 1798.
...J'ai le plus grand désir d'être bientôt auprès de vous et de m'oc*
cuper de choses qui, sans moi, n'existeraient point, tandis que tout
ce que j'ai fait jusqu'à présent aurait pu se faire sans moi.
Je me félicite d'avoir arrêté les motifs des premiers chants de Guil^
laume Tell^ et d'avoir enfin une idée nette et claire sur les moyens par
lesquels je pourrais complètement séparer ce poème d'Hermamn et
Dorothée par l'intention, l'exécution et le ton. C'est un avantage que je
doisà l'ami Humboldt, car par son exposition détaillée des qualités de
Hermann et Dorothée, ii m'a fait entrevoir le vaste champ dans lequel
il faut que je fasse mouvoir Guillaume TelL J'espère que vous approu-
verez mes résolutions.
Mes compliments à votre chère femme. Je serai probablement mer*
credi soir près de vous. Goethe,
240 CCETllE ET SCHILLER.
Schiller à Gœtke,
léoa, la 9 joillat 1798.
Je De sais quel mauvais esprit préside maintenant à nos réunions et
à votre muse poétique. Je fais des vœux sincères pour que vous puis-
siez revenir bientôt tranquille et libre. En attendant nous aurons bien
soin de votre Auguste qui est pour nous un otage de votre prompt
retour. Ma femme se rappelle à votre souvenir. Schiller.
Schiller à Gœthe,
léna, le 20 juillet 179S.
Grâce au beau temps, je me sens mieux et plus actif; il me semble
môme que les dispositions lyriques ne tarderont pas à m'arriver. J'ai
remarqué que cette disposition-là obéit moins à la volonté que toutes
les autres, car elle n'a rien de corporel et ressort tout entière de
l'Âme. Après avoir vainement attendu pendant plusieurs semaines,
j'ai repris Wallenstein de colère, mais je viens ^e le laisser de
nouveau.
J'espère que vous ne vous laisserez pas troubler dabs la construc-
tion de votre théâtre par les marchands de difficultés.
Ma construction ne s'avance pas aussi vite que la vôtre. Maintenant
que la moisson va commencer, il est très-difficile de trouver les
ouvriers dont j'ai besoin pour faire à mon toit une couverture en
chaume et recrépir les murs. Aujourd'hui j*ai enfin la consolation
de voir s'étendre un toit au-dessus de ma petite construction. Ce
travail m'arrache à ma besogne plus souvent que de raison.
VAlmanach des Muses est à l'imprimerie, et j'espère qu'il sera ter-
miné au commencement de septembre.
Je viens de lire les romans de madame de Staël. On y reconnaît une
nature raisonnante, sans cesse aux aguets, riche en esprit et tout à
fait impoétique. Cette lecture m'a fait éprouver ce qu'en pareil cas
vous m'assurez éprouver toujours, c'est-à-dire que malgré soi on se
trouve entraîné à partager les dispositions morales de l'auteur, ce
dont on se trouve très-mal. Toutes les belles qualités de la femme
manquent complètement à madame de Staèl, et cependant tous les
défauts de ses romans sont des défauts parfaitement féminins. Elle
sort de son sexe sans s'élever au-dessus. J'ai cependant remarqué çà
et là plusieurs bonnes réflexions qui, au reste, ne lui manquent
jamais, et qui annoncent une connaissance parfaite de la vie.
Je viens d'être interrompu par deux officiers prussiens, ce sont les
frères de mon beau-frère qui vont passer leur congé à Weimar. Ma
femme et ma belle-mère se rappellent à votre souvenir. Sgiuller.
GOETHE ET SCHILLER. 24i
Gœthe à Schiller.
Weimar, le 21 juillet 1798.
Je désire de tout mon cœur que Tinspiration poétique vous revienne
le plus tôt possible. Le séjour de votre jardin vous sera favorable sous
un rapport, et nuisible sous un autre, surtout parce que vous vous êtes
lancé dans les constructions. Je ne connais que trop bien cette bizarre
distraction, car eile m'a jadis fait perdre un temps inouï. Les travaux
des ouvriers, la naissance mécanique d'un objet nouveau, nous amu-
sent très-agréablement, mais notre propre activité se trouve réduite à
zéro. Cela ressemble à la passion de fumer du tabac. On devrait vrai-
ment faire envers nous autres poètes ce que les ducs de Saxe ont fait
envers Luther, c'est-à-dire nous enlever au milieu de la route et nous
enfermer dans un château fort. Je voudrais qu'on commençât cette
opération par moi et immédiatement, alors mon Guillaume Tell serait
prêt pour la Saint-Michel ... Ggbtue.
Le même au même,
Weimar, le t5 juillet 1798.
... Dans Voila podrida du journalisme allemand, les ingrédients des
Schlegel ne sont pas trop à dédaigner. La nullité universeUe, la partia-
lité pour le médiocre, la servilité et les grimaces révérencieuses au
milieu desqueUes le petit nombre de bonnes productions qui parais-
sent se perdent, trouveront un adversaire formidable dans un nid de
guêpe tel que les Fragments. Aussi l'ami Ubique^ qui a reçu le pre-
mier exemplaire, l'a-t-il déjà colporté partout, et lu certains passages
afin de discréditer le tout. Malgré tout ce qui vous déplaît à juste
titre dans cet ouvrage, on ne saurait refuser à l'auteur une certaine
gravité, une certaine profondeur jointe à une grande libéralité.
GoETns.
Schiller à Gœthe.
léna, le 14 Mât 1798.
Puisque notre duc vient d'arriver, votre voyage ici se trouve de
nouveau remis. Je tâcherai d'utiliser votre absence pour me débar-
rasser de VAlmamch des Muses y afin de pouvoir mieux profiter de vos
entretiens qui m'aideront à franchir le dernier pas et le plus difficile
de Widlenstein. Puisque vous avez envie de connaître l'économie de
cette tragédie, j'en réunirai le schéma, qui se trouve épars dans mes
manuscrits.
Je suis très-curieux de connaître vos nouvelles idées sur la tragédie
et sur l'épopée. Ce n'est que depuis que je travaille à Wallenstein que
îe sens combien les deux genres sont loin l'un de l'autre. Je m'en suis
TomeZI. — 41«LiTTttMB« 16
^42 GOETH£ £T SCHILLER.
aperçu surtout dans le cinquième acte, il m'a isolé de toutes les paisi-
bles sensations humaines, car il s'agissait de fixer un moment qui
devait nécessairement être passager. La situation de mon àme m'a
fait craindre de m'étre égaré sur une Joute trop paUiologiqne, parce
que j'attribuais à ma nature ce qui n'était que le résultai de mon tôt-
yail. J'ai conclu de là que la tragédie ne s'occupe que de quelques
instants extraordinaires de l'humanité, tandis que l'épopée peint !'«»-
seiûble dans sa marche constante et calme ; voilà pourquoi, sans donle,
elle parle toiijours à l'homme, quelles que soient les disposiiions de
son esprit.
Je fais beaucoup parler mes personnages et les laisse s'exprimer tari
largement. Vous ne m'en avez pas Sait d'observations, d'où je condos
que cela ne vous a pas choqué. Au reste, vous eu usez de même dans
vos drames et dans vos épopées. U est certain qu'on pourrait être
coup plus sobre de paroles en nouant et en déveioppani une
tragique, cela serait même plus conforme a|i caractère des
nages agissants. Mais puisque les anciens n'ont été rien moins que
laconiques dans ce que Aristote appelle les sentiments et les opinions,
cette maniée d'agir me semble basée sur une autre loi poétique, qui
exige qu'en pareil cas on s'écarte de la réalité. On le sent clairement
dès qu'on se souvient que les personnages poétiques ne sont que des
symboles ; que dans leurs qualités de figures poétiques elles ne repié"
sentent et n'expriment que les généralités de l'humanité, et que le
poète ainsi que Tartiste doit ouvertement et loyalement s'éloigner de
la réalité et laisser sentir qu'il le &it.
D'un autre côté, une exécution plus courte et plus laconique eôt Hé
pauvre et sèche, trop durement réaliste et presque insupportable à
cause du rapprochement des situations violentes, tandis qu'une ezé*
cution large et complète produit toujours ime certaine tianquillilé
agréable, môme dans les situations les plus passionnées que le poète
dépeint... Scmuxa.
Le même au même.
IéDa,lfl28toAtl798.
J'avais l'intention de venir moi-même vous complimenter sur l'an*
niversaine de votre naissance; mais je ne me sens pas bien, aussi me
suis-je levé très-tard; nous n'en avons pas moins pensé à vous de tont
cœur et je me suis, à cette occasion, applaudi de nouveau de tout ce
que j'ai fait de bien par vous.
J'ai reçu ces jours derniers une visite à laquelle j'étais loin de m'at-
tendre : Fichte est venu me voir et il a été irès^aimable. Puisqu'il a
tait le premierpaSf j'ai cru devoir l'accueillir amicalement; et puisque
«OEtlIÈ Et S€B1LLÈ». 2M
nos relalîoDS ne pourront plus jamais devenir titiles, je làoirerai de les
rendre bienveillantes et agréables.
Le plaisir ^ue vous procurent ordinairement l^s pi'overbes grecs, je le
ttowe aujourd'hui dans le recueil des fables d'H^^^. 'C'est un graM
amusement que de voir défiler devant soi toutes ces figura fanlasti-
ques animées par la poésie -, on se sent, pour aitisidire) sur son propre
terrain et entouré d'une immensité de ligures. Pour bien sentir tout ce
qu'il y a de grâces et de plénitude dans l'imagination grecque, il faut
lire ce livre d'un bout à l'autre, et alors on le trouve si bien, qu'on
approuve jusqu'au désordre nonchalant qui y règne.
J'ai aussi trouvé dans cet ouvrage beaucoup de sujets pour le poëte
tragique. Le plus beau de tous est, selon moi, Médée, non clans un
seul trait de sa vie, mais dans tout le cours de son existence qu'il fau'^
drail pouvoir renfermer dans un cercle assez étroit pour être repré-
senté. La fable de Thyeste et de Pélopia est également un très-beau
Sigel. Quant au voyage des Argonautes, j'y ai remarqué des motifs
qu'on ne trouve ni dans VOdyssée ni dans Vïliade^ ce qui me fait croire
qu'il y a dansice voyage le germe d^un poëûle éjpîquè.
Une chose curieuse, c*est que tout ce grand ôycle dé mylhes que je
parcours à présent n'est qu'un tissu de galanteries, où, comme dit
pudiquement &ygin, de compression {compressus)^ d^où sortent et sur
lesquels reposent tous ces grands et eltroyables conflits, tl me semble
que ce serait une occupation méritoire que de s'emparer de Tidée
qu'Bygin a exécutée grossièrement, pour l'approprier à l'esprit et à
l'imagination des générations actuelles. Un pareil recueil des fables
grecques réveillerait l'esprit poétique et serait aussi agréable au lecteur
qu'utile au poète.
Ma femme se rappelle à votre souvenir et vous fait des compliments.
IScmLLER.
Gœtke à Schiller.
Weimar, le 29 aoât 1798.
Je vous remercie de tout mon cœur de votre bon souvenir à l'occa-
sioa de rannlveràïiire de ma naissance, et stirtout de l'intentiokl que
vous aviee de venir me voir. La journée s'est éeoulée, pour moi, au
milieu de distractions sans aucune utilités Que né pùis^'e étr^ MëMAt
près de voui !
Moi an^si je më èuis plusieurs fois amusé dé ià leéM^ d'Hygin^ el
fàimerait beaucoup à le relire en entier âvee vous. J^àl toujours éù ctth^
tance dans le voyagé des Âi^onautes, et puisque, d*apr^ lé systèrti^
louveau, l'épopée n^est point soumis aux règles de l'dhité, ce sujet
eoûtient des motih qu'il devrait être fatii^ de dévelop]^ëh
Puissiez-vous être en bonne santé et surtout en pleine activité I J*es-
244 GOETHE ET SCHILLER.
père toujours pouvoir passer une partie du mois de septembre près
de TOUS.
Tâchez d'utiliser autant que possible les rapports qui viennent de se
rétablir entre Fichte et vous, lui aussi pourra y gagner quelque chose.
Quant à des relations intimes il ne faut pas y penser» mais il est tou-
jours intéressant d'être bien avec un tel homme. Gothb.
Schiller à Gœthe.
léna, le 31 août 1708.
Si mon travail et surtout ma santé me le permettent, je viendrai
certainement la semaine prochaine pour quelques jours; d'ici là, j'es-
père être en règle pour mon Almanach^ car je veux avoir l'esprit tran-
quille quand je serai près de vous, et revenir bientôt et entièrement à
Walleratein.
J'ai lu dernièrement dans je ne sais quel journal que le public de
Hambourg se plaint de ce qu'on lui redonne sans cesse les pièces dlf-
fland dont il est rassasié. Si on pouvait conclure de là qu'il en est de
même dans toutes les autres villes d'Allemagne, mon Wallenstein arri-
verait dans un moment heureux. £n tout cas, il me parait assez pro-
bable que le public ne veuille plus se revoir toujours lui-même, car il
sent qu'il est en mauvaise compagnie. Je crois même que Tenlbou^
siasme avec lequel on a accueilli ces pièces n'était qu'un résultat de la
satiété des drames de chevalerie qu'on avait subis si longtemps ; on
voulait se reposer des contorsions de ces caricatures du moyen âge;
cela devait être ainsi, mais il est tout aussi naturel qu'on se lasse enfin
de regarder des figures vulgaires.
Pourrai-je demeurer chez vous sans gêner Meyer ? Ma femme se
rappelle à votre souvenir. ScmLLsa.
Gœthe à Schiller.
Weimar, la 5 septembre 1798.
Dans l'espoir de vous voir demain, je ne vous écris que quelques
lignes pour vous dire que Meyer sera enchanté de vous voir occuper
la petite chambre à côté de la sienne.
Je vous renvoie vos ballades, qui sont toutes deux fort belles. Je
n'ai aucune observation à faire sur le Dragon chrétien^ sinon que cette
ballade est très-bien réussie. Quant à la Caution il me parait, pbysiolo-
giquement parlant, peu admissible qu'un homme qui, par une journée
de pluie, vient de se retirer d'un torrent où il a manqué de périr,
prenne la résolution de mourir de soif pendant que ses habits sont
encore tout mouillés. Mais sans compter la résorption de la peau et.
GOETHE ET SCHILLER. 24S
par conséquent, le peu de probabilité de la soif, cette soif vient très-
mal à propos et blesse l'imagination. Je ne saurais vous indiquer un
autre motif plus convenable et qui tiendrait au voyageur lui-même ; les
deux autres qui lui viennent de Textérienr et sont occasionnés par
des événements de la nature et par la force des hommes sont parfai-
tement bien trouvés.
Ne vous laissez pas détourner de votre voyage ; je suis sûr que loin
de nuire à votre santé il lui sera favorable. Gcethe.
Schiller à Gœthe.
léna, le 9 septembre 1798.
Je regrette beaucoup de vous avoir promis de nouveau d'aller
samedi dernier à Weimar, sans avoir pu tenir cette promesse, mais
soyez persuadé que je suis complètement innocent de ce manque de
parole. J'avais passé deux nuits sans dormir, ce qui m'avait fatigué au
point que j'étais incapable de me mettre en route.
C'est vraiment un malheur tout particulier que cette insomnie, dont
je n'ai pas souffert pendant tout l'été, me soit revenue justement ces
jonrs-ci. Maintenant je n'ai plus le courage de vous fixer le jour de
mon arrivée, mais si je puis dormir cette nuit je partirai demain.
SCHniLER.
Schiller à Gœthe,
léne, le 18 leptembre 1798.
Immédiatement après mon retour ici, je me suis mis à l'ouvrage
afin d'arranger mon prologue de manière à ce qu'il puisse faire une
pièce indépendante de la suite, et ayant assez de consistance pour
pouvoir être jouée sans cette suite. Pour obtenir ce résultat, il faut
deux choses :
V Les tableaux de caractères et de mœurs doivent être plus riches
et plus complets afin de former un tout satisfaisant.
^ A travers le grand nombre de personnages dont les uns parais-
sent en scène et les autres dans les récits, il sera impossible au spec-
tateur de suivre le fil de l'action et de s'en faire une juste idée ; il
faudra donc que j'ajoute quelques nouvelles figures et que je donne
plus d'extension à celles qui existent déjà, ce qui ne m'empêchera
pas de rester dans les limites du personnel de votre thé&tre.
J'insérerai votre poëme à la duchesse sous le simple titre de
Stances^ si toutefois cela vous convient.
Encore une fois mes sincères remerclments pour la gracieuse et ami-
cale hospitalité que vous m'avez donnée à Weimar. Je compte vous
envoyer mon prologue samedi prochain; alors je ne penserai plus qu'à
24e GdlTHG BT SOUILLER.
arranger la pièce pour le théâtre^ travail pour lequel j'utiliserai vos
observations et vos conseils autaut que possible.
J'ai laissé ohiee voua trois ctefs dan» le tiroir d'une coounode ; je
vous priQ de oo^e les envoyei* par la messagère. ScHiLua.
Gœthe à Schiller.
Weîmar, le 21 leptembre 1798.
Mercredi dernier j'ai été à Rosla, aussi n*Ai-je reçu votre lettre
iqu'hier à mou retour. J'aime à croire que vous vous ressentirez dans
votre travail de l'heureux e£fet que là lecture de Wallenstein a produit
sur nous. Un pareil monument des plus hautes facultés de l'homme
doit exciter des dispositions favocabl^s au travail chee quiconque en
e#t tant soi peu susceptible. Réunissez toute l'énei^e de inotre "vouloir
afla de. pousser le pki^ \ùi possible iioire pièce suc notre tbéftireh Ea
la revojiant après la représentation, vous trouverez le sujet^plns sonple
qu'il ne vous le parait à présent que. voua n'avez toi^burs que le
manuscrit sous les yeui;. Vous ét^ d^à si m^sxcé que, selon moi,
l'épi^euve de la scène vofos^ sera d'une grande utilisé.
Ce que vous vous proposez de feiire encore à voire prologue me.
paraît aussi juste qu'opportun, j'en attends Le manuscrit aveo imfm-
tience. Dès que je l'aurai reçu, nous conférerons sur la tactique à
suivre.
Je vous envoie vos clefs. Le poôme en question passera fort bien
sous le titre général AtSt<mce$, kes compliments à votre chère femme.
(ftaSTHS.
Schiller à Goethe.
1éiit,Ie 11 septembre 179S.
J'ai attendu une lettre de vous avant-hier, mais je n'en ai poiot
reçu ; j'espère que ce silence n'annonce rien de fftcheujc. Après avoir
passé toute une semaine avec vous, il m'est bien pénible d'être si long-
temps privé de vos nouvelles.
Une nuit d'insomnie m'a gité la journée au point qu'il m'a été
impossible de vous envoyer aujourd'hui le Camp de Wailensiein et, pont
comble de malheur, mon copisle m'a manqué de parole. Soas la
forme que je vais donner maintenant à ce prologue, il pourra signifier
quelque chose par lui-même^ car ce sera le tableau animé d'une
importante époque hislofiq«e et de la vie des camps de cette époqne;
mais je ne sais pas encore si tout ce que j'y ai fait entrer par rapporta
l'ensemble pourra être représenté sur le théâtre. J'ai, entre autres,
introduit un capucin qui vient faire un sermon aux Croates ; c'est m
trait caractéristique de l'époque et du lieu, qui manquait à mon tableau
CŒTHE ET SCHILLER. 247
du Cmnp de Wallenstein; mais s*il ne peut j 6tre mis en scène, je m'y
résignerai faeilemenU
Hamboldt vient de m'écme ; il a reçu votre lettre ainsi que votre
poôme et vons répondra un de ces jours, et il est très-satisfait des
iiu>difications que nous avons fait subir à son ouvrage sur votre ffer*
mann et Dorothée, Quelques lignes de sa lettre sont consacrées à Rétif,
qu'il connaît personnellement, mais sans avoir rien lu de ses écrits.
n compare ses allures et sa manière d'être à notre Wieland, abstrac-
tion faite, bien entendu, du cachet national. Quant à moi^ je trouve
qu'il 7 a une différence énorme entre ces deux écrivains.
Four revenir i mon prologue, je voudrais que l'on pût donner avec
Im antre chose fu'oB opéra, car j'ai déjà plaeé assez de musique dans
celle pièce. BUe coonnence et finit par une chanson, et i) y en a une
troisième dans le milieu. Je crois donc qu'un drame paisible et moral
le fera mieux ressentir, car sca principal mériio eoBsi&te dans la viva*
cité et le mouvement.
Puissiez- vous être en bonne santé! j'attends de vos nouvelles avec
impatience. SgeUéLer*
Lee lettres fn'oa vient de lire nous ont montré un spectacle
aeiez inattendu : Finaf>atieiiee de Gœlke et les lenteurs sans cesse
raioiiveléesi de Schiller. On se figure volontiers Fauteur de Faust
composant ses ou^vrages avec une tranquillité majestueuse, et l'au-
teur des Ai^iméfa enlevant ses drames, pour ainsi dire, avec une
im^re que xien n'arrête. On s'imagine que Gcethe écrivait lentement,
qa*îi ne savait on ne voulait point se bâter, que jamais l'inspiration
poéiMpie ne se dépfeyait chez lui avant qu'une méditation obstinée
eAt raesenaUé d'avance tous les éléments de son œuvre ; on croit que
Schiller, moins acrupolan: que son ami, se livrait tont entier à sa
fougue impatiente, et que sa rapidité d'exécution avaK quelque chose
de foudroyant. J'oserais presque soutenir que c'est le contraire qui est
irai. Gpoethe méditait beaucoup, et longuement ; mais une fois maître
de son idée, il lui donnait une forme , il la réaKssnt dans un poétique
fl^bole avec une promptitude qui tenait du proefige. Schiller écri-
mtit ses vers dans la fièvre sublime de l'inspnration ; seulement , an
milieu même de cette ardeur créatrice , la méditation reprenait ses
droits, le théoricien posait de nouveaux problèmes à l'artiste, et
rosttTfe sans cesse interronopue se roodifiaîl sans cesse entre ses
mains. Pendant combien d'années avait*il porté au fond le plus
intime de se» esprit cet interminable Wallenstein I Enfin, le dénoû-
248 GOETHE ET SCHILLER.
ment approche ; Gœthe harcèle et dirige le génie de Schiller. Agi:
sant d*autorité, il lui divise son immense matière en trois pièces
tinctes, il lui trace son cadre et lui interdit d'en sortir. On dirait
qu'il fait avec son ami ce que faisait l'électeur de Saxe avec Luther.
Voilà Schiller enfermé dans le plan de Wallenstein comme le réfor-
mateur dans le château de la Wartbourg.
Ce n'est pas tout : il ne suffit pas d'avoir assigné à Schiller les
limites que sa trilogie ne devra point franchir ; pour l'obliger à finir
ces trois pièces, il faut que le théâtre s'empare au plus tôt de la pre-
mière. Schiller, au mois d'août, pendant un voyage de quelques
jours à Weimar, a promis à Gœthe que son Camp de Wallenstein
serait prêt pour la réouverture du théâtre au mois d'octobre. Goethe
cependant se défie toujours des indécisions du poète et il ne cesse de
le harceler. Revenu à léna, Schiller s'est mis ardemment à l'œuvre ;
il ne lui reste plus qu'à terminer plusieurs scènes et à ooordoniMff
Ténsemblè. En quelques semaines, en quelques jours, Gœthe, de sa
plume prompte et sûre, aurait tout terminé ; Schiller s'arrête à chaque
pas, tant il a la tête remplie de formules esthétiques et l'imagination
obsédée de scrupules. Il faut dire aussi que VAlmanach des MuseSj
dont il a encore la direction, vient le distraire au meilleur moment.
a Je jure, écrit-il à Kœrner (15 août), qu'après cette livraison de
VAlmanach^ je pourrai bien encore en publier une, mais qu'ensuite
je le laisserai mourir. Je puis employer à des œuvres plus hautes le
temps qu'exigent de moi la direction de ce recueil et la part person-
nelle que je suis obligé d'y prendre. La froideur du public allemand
pour la poésie lyrique, Taccueil indifierent qu'on a fait à mon Aima-
nach et que certainement il ne mérite point, ne m'inspirent guère le
désir d'en poursuivre la publication. Quand mon Wallenstein sera
fini, je continuerai à faire des drames^ et si j'ai des heures de loisir,
je les consacrerai à des travaux d'esthétique et de critiquQ^. » Toujours
l'esthétique ! cette esthétique assurément n'était pas moins coupable
que ÏAlmanach des Muses des retards perpétuels du poète. Je sais
bien que d'autres causes encore, sans parler des distractions de son
esprit, entravaient l'essor de Schiller et refroidissaient sa verve : il
était malade, il passait des nuits saps sommeil, et aux excitations da
travailsuccédaitsouvent une prostration profonde. Gœthe pourtant, qui
le voyait de près, attribuait surtout ces retards à l'irrésolution de son
génie, irrésolution d'une espèce particulière à coup sûr, puisqu'elle
tenait surtout à l'abondance de ses vues, à la fertilité de ses dévelop-
GOETHE ET SCHILLER. 249
pements, à rembarras d*un esprit qui ne savait pas se borner. « Les
lenteurs, les hésitations de Schiller, écrit Goethe à Meyer, dépassent
tout ce qu'on peut imaginer, d
Enfin, Schiller a fait une promesse formelle à son ami : le 21 sep-
tembre, au plus tard, Gœthe recevra le Camp de Wallenstein. Le
21 arrive, et Schiller est obligé d'adresser à Gœthe la lettre qu'on
vient de lire, la dernière que nous avons citée : « Une nuit d'insom-
nie m'a gâté la journée au point qu'il m'a été impossible de terminer
le Camp de Wallenstein ; pour comble de malheur, mon copiste m'a
manqué de parole. r> Gœthe voit bien que sa présence est nécessaire
àléna* S'il ne va pas s'installer auprès de son ami, s'il ne le soutient pas
de scène en scène, s'il n'écarte pas les scrupules qui le tourmentent, s'il
ne les fait pas fuir comme des spectres à la radieuse clarté de son esprit,
qui sait combien de temps encore Schiller retournera dans sa pensée
toutes les combinaisons possibles de son œuvre? Ah! qu'il a de peine,
Y esthéticien acharné, qu'il a de peine à revenir simplement à la poésie !
comme il expie en ce moment l'inspiration désordonnée de sa jeu-
nesse ! Cette réflexion que le tribun de la scène allemande dédaignait
si amèrement en 1781 se venge aujourd'hui sur le poète trop cons-
ciencieux. 11 doute, il hésite, il n'ose plus terminer Wallenstein.,..
il n'ose plus, lui, Sdiiller ! Voilà, certes, un étrange épisode. C'est
en de telles crises qu'un véritable ami se révèle tout entier. Le jour
même où il a reçu cette lettre qui fait pressentir une nouvelle défail-
lance du poète, le 21 septembre 1798, Gœthe quitte Weimar et va
s'établir à léna.
(La toite à la prochaine Livraifoo.)
o
DON CARLOS ET PHILIPPE II
PAR M. est. DB MOITY.
I
La 12 noTembie 1642, PhiHppe, prince é'Espagne, épwMwl,
à Salamanque^ sa oMuine germaine, Marie, fille de Jean Ht, rai
de P(»iiigal, et de Catherine, quatrième somr de Gharles-Qniiit
££8 tètes dtxmées à Uoccanon de œ mariage faient splendbles; ëim
durerait pendant tonte nne semaine. <i La fleur de la beanté castil-
lane. bnUa dans> les salons; la plu» fièie aristocratie de t'Earope lutta
de magnificence aux banqueta et aux toarnms Kw Le 19 n9Yembre,
les jeunes époox partaient pour Yalladolid, résidence accoutumée dss
rois d'Espagne à eette épsque, et^ moins de deux ans après, le 8 ju3^
let 154{^ Finfente aoconcbak d'un fib, qui reçut de Tempereur, son
parrain, le nom de Carlos ^, et qui fut aussitôt baptisé par Juan Hir-
tinez Siliceo, éyêque de Carthagène '• Mais, pendant qu'on prépanit
les réjouissances, les joutes, les tournois qui devaient célébrer sa
naissance, Marie de Portugal, épuisée par un laborieux enfantement,
mourut également regrettée du Portugal et de TEspagne *. Ses
restes, déposés d'abord dans la cathédrale de Grenade, furent plus
tard transportés à l'Escurial ^.
Le jeune prince, qui était entré dans la vie sous de si tristes aus-
pices, et dont la naissance avait été suivie d'un si grand deuil pour
deux royaumes, annonça dès son enfance des inclinations étranges.
1. Prescott, I, 55. — Florès, Beynas Catolicas, II, 883.
2. Colmenarès, Historia de Segovia, XL, vui^ 505.
3. Leli, Histma di Philippo U, I, viii, 338.
4. Colmenarès, Historia de Segovia, XL, viii, 505.
5. Prescott, I, 55.
DON CARLOS ET PHILIPPE H. Î5i
Seft caractère indocile, son natcnrel hroache, son iiBaginatioR bizarre
étonnaient cexàx qui rapprochaient. Son père , préoccupé des inié->
lèts de rÉtat, lisent d*£spagne une première fois^ de 1548 à
1551, et plus tard, de 1554 à (558, ne ponyait suiyre son édu-
eatioD^ et, pendant ses longs voyages en Italie, en Flandre, en An-
gleterre, il avait remis sueceseÎTement son. fils à la garde de Far-
dHduc Maximilien, son cousin, et de la princesse Jeanne, sa sœu^,
régente d'£q[>agne ^ Tous deux, trop indulgent», furent sans force
contre cette nature déréglée \ On remarquait déjà chez' don Car-
tw une cruauté qui semblait provoquée moins par Tinstinct que
par un nngulier trouble de Tesprit. « Lopsqu'en chassant, dH
Strada ', on lui apportait des lièvres vivants, il leur coupait luinnême
la gorge, et prenait phisir à les voir palpita^ et mourir. » Souvent
mène, dit un antre historien, il les foisait rôtir tout vivants; il parais-
sait prendre plaisir à torturer lee animaux donestiqiMes; un oiseau
qu'il tenût à la mam, lui ayant un jour mordu le doigt, il lui tranefaa
la tète avec les dents *. Lorsque Charles-Quint, après avoir abdiqué à
Bmxelles, revint en Espagne v^rs la fin de lliiver de 15SS, il s^arréla
qudk[ue temps à Yaliadolid, avant d'aller enfouir dane le monastère
de Yueie sa grandeur m(»rose et son génie désabusé. Il descendit au
palaia du comte- de Melito^ et fut reçu an pied! de Fescatter par la
princesse Jeanne et don Carlos^ alors âgé de donze^ans '*. Durant son
séjour dan» cette ville, il étudia attentivement so» pellt^e, et le vieil
empereur, aoGOutuméà juger les hommes, fM, dil-on, profondément
attristé en présence de cet enfant qui dtevait être un jour Théritier de
ses royaumes ^. Peut-être se souviat4I alors de sa mère Jecmne la
foUe^ enfermée si longtemps dans la tour d^Arevalos^ et, reeonnais-
sant ekec son petit-fils des «ymptômes effrayants, ne put-il songer
sans douleur à l'avenir de la monarchie.
Les précepteurs de don Carlos ne s'abusaient point sur les indina-
tions de leur élève. Quoi qu'en dise un historien^ ils avaient été
1. LafUente, Historia gênerai âe Espana, XIII, 292.
2. Strada, de Belîo Belgico, VU, 352. — Salazar de Hendoça, Dtgmdaâes de
Cauaia,l\.
3. Strada, loc. cii»
4. Orazio délia Rena, Compendio de la vita di Filippo II, Mss. B. I. i0,232.
5. Cabrera de Cordova, Historia de Espana, XI, 90.
6. Strada, loc, cit, — Prescott, 1, 37.
7. M. Mérimée, V Historien Prescott.^Bevue des Deux Mondes, l*' avril 1859.
252 DON CARLOS
choisis avec un grand soin parmi les hommes les plus distingués
de l'Espagne. Le prince n*ayait certes pas été a systématiijuement
entouré d'imbéciles ou de coquins intéressés à le corrompre, i» H ne
faut pas juger d'eux par ce Bossulus dont parle Brantôme * : en géné-
ral, et sauf des erreurs évidemment involontaires, la maison de l'in-
fant avait été composée d'érudits éminents, de seigneurs dignes
d'estime. J'ai sous les yeux les lettres que plusieurs d'entre eux
écrivaient à Philippe II : les uns , il est vrai, comme l'aumôni^
Francisco Osorio, cachant au père la triste vérité, affirmaient n'avoir
qu'à se louer des progrès du prince dans ses études et dans la vertu ;
mais les autres, comme le frère du duc d'Albe, don Garcie de Tolède,
plus clairvoyants ou moins flatteurs, prévenaient le roi a que Son
Altesse avait peu de respect pour la règle, méprisait leurs avis et
manifestait un esprit violent, d L'un de ces derniers même, Onorato
Juan, l'un des premiers humanistes de son siècle, ajoutait — et le
prince n'avait que douze ans alors — ces paroles mystérieuses -
<t Quant à la cause que j'y attribue, Votre Majesté la saura par
hasard quelque jour, s'il plaît. à Dieu; » puis, comme efirayé lui-
même de ce qu'il laissait supposer, il terminait en disant : a Je sup*
plie le roi de me pardonner cette hardiesse et de faire brûler cette
lettre : mon intention est qu'elle ne soit vue que de Votre Majesté \ i»
Ainsi l'éducation était impuissante sur la surexcitation de ce jeune
esprit. Reconnaissons aussi que les spectacles hideux auxquels la bar-
barie des mœurs espagnoles ne craignait pas de le convier devait sin-
gulièrement troubler dans son âme ces notions du juste qui sont la
base même de la raison. Le 21 mai 1K58, jour de la Sainte-Trinité,
l'inquisition pria la princesse Jeanne, régente en l'absence de Phi-
lippe II, d'honorer un auto-da-fé de sa présence. Elle s'y rmdit,
accompagnée de don Carlos^. Le froid chroniqueur, qui nous raconte
ce fait avec la plus laconique tranquillité, ne nous dit pas quelle
impression ont laissée dans cette imagination trop ardente les flanunes
et les cris des victimes ; mais rien n'était assurément plus capable
que ces sombres horreurs de développer chez le jeune prince les
germes funestes qui étaient en lui.
Enfin Philippe U, veuf une seconde fois après la mort de Marie
1. Brantôme, Mémoires, déjà cité.
2. Archives de Simancas, liasse 129.
3. Golmenarès, Hist. de Segovia, XLU, 521 .
ET PHILIPPE II. 253
d'Angleterre, reparut en Espagne. Il reyenatt des Flandres triom-
phant. Ses lieutenants Tainqueurs à Saint-Quentin et à Gravelines
avaient conquis une partie de la Picardie, et son habile diplomatie
Ini avait ménagé le traité de Gateau-Cambrésis. Par ce traité , les
maisons de France et d'Autriche étaient convenues d'un mariage. La
princesse Elisabeth, fille de Henri II, devait devenir la femme de
don Carlos. Les deux fiancés n'avaient ni l'un ni L'autre accompli
leur quatorzième année. Au moment où l'on commençait de négo-
cier cette union , Philippe songeait à épouser Elisabeth d'Angle-
terre; mais celle-ci, jalouse de son autorité et bien instruite par
l'exemple de sa sœur Marie, redoutait de se donner moins un époux
qu'un maître. Elle traînait en longueur n'osant point refuser ouver-
tement le roi d'Espagne, mais décidée cependant à demeurer seule
assise sur ce trône qu'elle avait longtemps convoité ; elle espérait
que Philippe , fatigué de ces incertitudes , renoncerait à des
démarches inutiles et lui épargnerait l'expression définitive d'un
refus qu'elle avait laissé trop habilement entrevoir pour que son
amour-propre pût soufirir de voir le roi promptement consolé. Phi-
lippe en efiet renonça à ce mariage, sans attendre la réponse néga-
tive que sa perspicacité jugeait dès lors inévitable. Elisabeth ,
continuant jusqu'au dernier moment la comédie qu'elle jouait
depuis l'origine des négociations , simula devant le duc de Féria ,
ambassadeur d'Espagne, une colère dont elle savait bien qu'il ne
serait pas dupe, et le força d'excuser humblement son maître d'une
résolution qu'elle-même avait provoquée. Philippe, qui cepen-
dant voulait se remarier, jeta alots les yeux sur la princesse des-
tinée à don Carlos, et la conclusion du traité de Gateau-Cambrésis
amena la mission du duc d'Albe envoyé en France]'pour épouser,
au nom de Philippe, la fille de Henri U. La cérémonie eut lieu,
le 24 jijiin, à Paris dans l'église de Notre-Dame, et ce fut dans les
fêtes qui suivirent ce mariage que Henri H périt de la main de Mont-
gommery.
La princesse accompagnée de Marguerite de la Marck, comtesse
d'Aremberg ', partit pour l'Espagne peu de temps après la mort de
son père. Elle fut reçue à la frontière de Navarre par Antoine de
Bourbon, et elle arriva au commencement de 1560 à Guadalaxara%
1. Mémoires de Marguerite de Valois , p. i52. Ëdit. Charpentier.
2. Golmenarès, Eitt. de Segovia, loc. cit.
254 DON CARLOS
OÙ les iioees furent oélébpées. S*il faut en croire les chroniqueurs,
Elisabeth à sa première •entrevue avec Philippe II le 0(msidéra Ion-
gnenaent avec une attention curieuse : le roi, étoimé, lui dit un pem
rudement : « Que regardée- vous? si j'ai les cheveux blancs '?i> Q\
qu*il en soit de cette anecdote, est-il besoin de faire remarquer ici Vi
vraisemblance des récits qui exposent Témotion mutuelle de don Carlos
et de la jeune reine en cette journée solennelle? Le prince d'Espagne
avait quatorze ans à peine, et oe pouvait évidemnaent à cet âge ni ressen-
tir Tamour, ni Tinspirer. On ne peut comprendre qu'un historien sou*»
vent sérieux comme Leti ait osé raconter une telle scène, représenter
Elisabeth tout à coup éprise d un enfiint, et cela en des termes qui
conviennent plutôt au roman qu'à l'histoire^.
De Guadalaxam, la cour se rendit à Tolède. Les oortès y étaient ras-
semblées, et le roi résolut de faire immédiatement reconnaître, dans
une imposante cérémonie, don Carlos pour son héritier^. Peut-être,
comme il connaissait encore très-peu son fils, jugeait-il nécessaire
au repos de l'Espagne cette consécration de sa dynastie ; peut-être
aussi , moins préoccupé de ses sujets dont la fidélité n'était pas dot»*
teuse, désirait-il plutôt, au moment d'un second mariage, affirmer à
toute l'Europe les inébranlables droits de don Carlos. Le 22 février
1560 fut fixé pour cet acte sdennel, bien que la jeune reine, malade
de la petite vérole qui l'avait surprise peu de jours après son
riage, ne dût pas y assister^. Les prélats, les grands, les
hommes, les gouverneurs de villes et de provinces, les députés des
états furent convoqués dans la cathédrale de Tolède ^ Le chapitre
métropolitain fit orner l'église et le chœur avec une pompe et une
ridiesse dignes des hôtes illustres que l'antique sanctuaire devait
recevoir. Au jour marqué, le cortège royal quitta le palais, précédé
de nombreux gardes et maîtres des cérémonies. Le prince de PàrmOi
Alexandre Farnèse» l'amirante de Castille, les grands, s'avançaient
1. Brantôme, Mémoires; Mss. 2632, déjà cité.
2. Leti, Vita di FiHppo 11, l, 345 : « La regina Utessa parve non so eame
sorpresa da un sentimento di malinconico passions... alla presensa d'un gio-
Yine principe, molto ben fatto. » Nous relèverons plus loin rinexactitade de
ce dernier mot.
3. Colmenarès, loc. eit — Ferreras, Bist. (TËspagne, IX, 415. — Cabrera
de Cordova, V, vu,
4. Lafuente, /oc. tit
5. Cabrera, V, vu, 246,
ET PHILIPPE IL «5
les premiers. Leurs vêtements étaient epteodides, entièrement bro-
dés, étincelants de joyanx ; 4es colliers magnifiques scîntilèatent sur
leurs poitrines; les housses de leurs chevaux, bordées de pierres
fines , brillaient au soleil. Derrière eux venait don Carlos, sur un
cbeval blanc harnaché d'or et couvert d'une housse resplendissante ;
son vêtement ef&çaît tous les autres par sa riclifêsse ; les boutons
étaient des perles et des diamants. Mais son visage était paie; lui*
même était bible ; on apercevait sur ses traits les traces de la fièvre
qui dqpuis quelque temps ne le quittait phis. A sa gauche se tenait
le jeune don Juan d'Autriche, qui attirait tous les regards par sa
bonne mine et par sa grâce. Ses haUts étaient de velours a*amoisi
brodé de filets d'or et d'argent. Après eux, dans une litière, s'avan-
çait la princesse Jeanne, fille de Charles-Quint ^ veuve de l'infant
de Portugal. Elle était vêtue de ncnr, mais elle p(»taU dans ses die-
veux et à l'entour de ses bras les perles et les pierreries les plus bril*
lantes ; les dames de sa suite n'avaient jamms déployé de plus belles
parures. Puis venaient les quatre rois d'arnaes, quatre arbalétriers,
quatre massiers, et enfin paraissait le roi. Son vêtement était d'un
jaune sombre couvert d'ornements gris de fer; son manteau de
velours noir était bordé d'une large fourrure <fe martre, et agrafé
avec des boutons de diamant. Auprès de lui mardiait le comte
d'Oropeza, qui tenait droite et immobile une épéé nue ^
La messe fut célébrée par don Francisco de Mendoça, cardinal -
évèque de Burgos, entouré d'un nombreux clergé, et assisté à l'auiel
par les archevêques de Séville et de Grenade , les évéques d' Avila et
de Pampelune revêtus de leurs habits pontificaux. La musique de la
chapelle royale ne cessa p^idant toute la cérémonie de retentir sous
les voûtes de la cathédrale. Quand la messe fut terminée, au miliai
d'un profond silence, l'un des rois d'armes prononça ces paroles à
haute voix : « Que ceux qui doivent prêter serment à Son Altesse
prennent leurs places, » et le comte d'Oropeza, s'avanpant vers la
princesse Jeanne, la prévint qu'elle devait la première jurer fidéliié
au prince d'Espagne^. Le licencié Menchaca, oydor de la chambre
du roi, lut la formule du serment. La prinœsse se leva, acoom-
pagnée de Philippe et de Tin&nt, s'approcha de l'estrade où se
tenait le cardinal-évêque de Burgos, s'agenouilla, et posant la main
i. Cabrera, loc. cit.
2. Compendio de la vtïa di Filippo II; Mas. B. L iO,S3î.
356 DON CARLOS
sur le crucifix et sur rÉvangile, jura d*obéir à don Carlos et de le
tenir pour légitime héritier du trône, puis elle Toulut baiser la main
du prince. Mais don Carlos la relevant Tembrassa et la reconduisit à
la place qu*elle venait de quitter. Menchaca, élevant de nouveau la
voix, appela au serment « Tillustrissime don Juan d'Autriche, fils
naturel de l'empereur roi d'Espagne. » Don Carlos se refusa aussi à se
laisser baiser la main par son oncle ; mais, malgré ses efforts, don Juan
parvint à lui rendre cet hommage féodal ^ Les prélats, les grands, les
députés des états vinrent tour ï tour selon leur rang. Le duc d'Albe,
qui avait dirigé toute la cérémonie, s'avança le dernier; mais, soit par
oubli, soit que son orgueil dédaignât cet aveu de vasselage, il ne baisa
point la main du prince. Don Carlos lui lança un regard irrité ; le doc
balbutia une excuse, mais l'infant la reçut avec une telle hauteur,
et répondit avec une telle insolence, que le roi dut intervenir et donna
ordre au prince de donner satisfaction de ses paroles au vieux général
indigné. Don Juan d'Autriche se leva alors et lut à son neveu la for-
mule du serment des rois. Don Carlos jura de garderies lois et libertés
du royaume, de le maintenir en paix, d'administrer à ses sujets bonne
et exacte justice, de défendre avec énergie la foi catholique dan& ses
États. Telle fut la fin de cette cérémonie qui semblait prédire un si
bel avenir au prince destiné à porter tant de couronnes^.
Philippe U , après avoir ainsi consacré les droits de son fils , parait
s'être appliqué à le rendre digne du fardeau qui lui serait un jour
confié. U s'aperçut aisément, sans doute, des bizarres égaremenb de
cette intelligence; le caractère violent de don Carlos déplut souverai-
nement à cet homme calme et sévère. Mais il semble avoir pris long-
temps le trouble du cerveau pour une criminelle perversité, et il
espéra vaincre, en les assujettissant à une rude discipline, des instincts
dont il n'avait pas encore compris la cause'. De là des remontrances
continuelles, un visage mécontent, une façon d'agir moins paternelle
que despotique. De là aussi, ce qui devait s'aggraver de jour en jour,
mais se révéla dès l'origine, des rapports très-froids entre le père et
le fils. Le roi , inquiet de ces symptômes et aussi de la fièvre qui ne
cessait de tourmenter l'infant , songea dès lors à éloigner momenta-
nément le prince de la cour. Il voulut l'envoyer dans une ville dont
i. Ferreras, IX, 4iH.
2. Cabrera, loc. ciU
3, Cabrera, VU, 469.— Wateon, U, 23.
ET PHILIPPE IL 257
l'air fût plus salubre que celui de Madrid , où il avait fixé définitive-
ment sa résidence , et, de Tavis des médecins, il écrivit aux cor-
régidors de Malaga, de Murcie, de Gibraltar, pour savoir si la tem-
pérature de ces diverses villes pourrait dissiper la maladie de son
fils ^ Enfin, comme en 1561 don Carlos avait seize ans, il se
décida pour Alcala, dont Tair était excellent et où il espérait
voir se compléter à Tuniversité l'éducation inachevée du jeune
prince *.
Don Juan d'Autriche , Alexandre Farnèse , des précepteurs et une
nombreuse suite de gentilshommes accompagnèrent l'infant. Nous
n'avons aucun détail sur les premiers temps de leur séjour en cette
ville : ce Don Carlos , dit seulement Strada , se montra partout le
même; » néanmoins les poètes officiels dédièrent alors des odes
pleines de louanges au futur successeur de Philippe II. Le génie
espagnol, ami des plus emphatiques hyperboles, se donna pleine car-
rière. On déclarait le prince digne des innombrables royaumes que lui
destinait le ciel; on le proclamait égal à son illustre père, à son glo-
rieux aïeul; il était le plus bel objet que pût éclairer le soleil ^. Peut-
être sa vie studieuse et calme à Alcala eût-elle agi sur son caractère
et sur son esprit , si un accident imprévu n'en eût interrompu le
cours.
Don Carlos habitait d'ordinaire dans Alcala le palais de l'arche-
vêque ; mais soit qu'il ait logé quelque temps au monastère de Saint-
Fraùçois, bâti en cette ville, soit qu'il s'y fût rendu pour une cause
inconnue, ce fut là que, le 19 avril 1S62^ il tomba du haut d'un
escalier, et se heurta la tête contre une porte avec une telle vio-
lence qu'il resta évanoui sur le coup \ Il ne parut pas d'abord qu'il
eût reçu aucune blessure ; ce fut seulement onze jours après qu'une
fièvre aiguë se manifesta, accompagnée de violentes douleurs dans la
i. Ces lettres sont aux archives de Simancas, liasse 140.
2. Strada, loc. cit. — Ferreras, IX, 428.
3. Poesias de Pedro Lainez; Mss. B. h 8169.
Prencipe digno bien de quanto el cielo
Piiio debaio de tu exeelu mano
Ignal al elaro padre y alto agnelO| etc.
4, Ferreras, IX, 428. — Herrera, Historia gênerai, V, i 43 : « recibiô tan gran
herida en la cabeçaen el monasterio de S. Francisco...» — Strada, VII, 353.
— Archives de Simancas, liasse 651.
Tome XI. — 42* Lif raison. 1 7
258 DON CARLOS
tête. Les médecins conçurent tout d*abord de vives inquiétudes; kt
fièvre augmentait, les symptômes devenaient de plus en plus graves,
le visage s'enflammait, le malade était tourmenté par une incuraUe
insomnie; on prévint le roi. Il accourut avec ses médecins, entre
autres le docteur Olivarès, et peut-être, d après un manuscrit, le
fameux André Vésale *. Celui-ci jugea l'opération du trépan néces^
saire ; cependant le malade ne parut ressentir aucun soulagement,
soit que la science d'André Yésale fût en défaut, soit que ses soins
ne pussent obtenir un succès rapide.
Dans cette extrémité, on eut recours à un remède qui ténooigne du
bizarre et sombre fanatisme de l'Espagne au seizième siècle. Don
Carlos , très-dévot à certains saints , à saint Bernard , par exemple \
professait une vénération toute spéciale pour le bienheureux Diègue,
mort cent ans auparavant. Le père de Fresneda, évêque de Cuença
et confesseur du roi, et le père Mencio, de Tordre de Sain t^Dominique,
vivement émus du péril que courait le prince, imaginèrent une ter-
rible cérémonie qui plut à la foi ardente et sombre de Philippe 11%
On exhuma le corps du bienheureux Diègue, enseveli dans un des
caveaux du monastère ^ ; les moines apportèrent sur leurs épaules
dans la chambre du prince ce cadavre embaumé, enveloppé encore
de son linceul, et, emportés par leur piété sauvage, oubliant à force
de vénération pour les reliques le simple respect dû aux m(»rts,
ils enlevèrent le linceul et le posèrent sur la tête du malade;
puis, sans songer même qu'ils profanaient l'inviolable majesté de la
dépouille humaine qui devait demeurer à jamais cachée sous ce voile,
ils placèrent le cadavre sur le lit auprès de don Carlos. En même
temps, on recommandait au prince de toucher ces restes sacrés et
de prier avec ferveur. Celui-ci, abattu par la fièvre, et qui n'avait
pas conscience sans doute de cette monstrueuse scène, devait se croire
le jouet d'une fantastique vision. Il murmura quelques mots que nul
ne put entendre , puis les moines , enveloppant de nouveau le corps
du bienheureux Diègue, le reportèrent dans son tombeau. Ce funèbre
sacrilège parut avoir réussi. Soit que la jeunesse du prince, soit que
4. Manuscrit faussement attribué à Antonio Perec, B. I. 2502 : Brève corn-
pendio y elogio de la vida de el rey Phelipe II de Espana, escrita por Antonio
Ferez,
2. « Divo Bernardo devotissimus. > J. Caramuel Lobkowits : FhMppm ptw-
dens, etc. AntuerpiaB, 1639.
3. Herrera, Historia gênerai, V.
ET PHILIPPE IL 3S9
les soins d*Oliyarès et d'André Vésale eussent enfin vaincn le noal, dm
Carlos guérit et TËspagne entière crut qu'un miracle l'aTait sauTé ^
Philippe II et la reine sollicitèrent de la cour de Rome, en fateur du
bienheureux Diègue , la canonisation qui n'avait pas été prononcée
encore, et l'imagination populaire, acceptant avec enthousiasme une
nouvelle légende, demeura persuadée que don Carlos avait vu le noor
veau saint tenant à la main une croix de roseau lui apparaître pen^-
dant son sommeil, et lui apporter de la part de Dieu, avec la promesse
d'une prompte guérison, des paroles de paix et de miséricorde.
II
n ne paraît pas que don Carlos soit demeuré plus longtemps à
Alcala. Soit que Philippe II ait mieux espéré de son fils, soit qu'il
ait pensé que l'exercice des travaux politiques, compatible désormais
avec l'âge du prince, calmerait cette fougue immodérée qui l'avait
si profondément inquiété, il le rappela à Madrid. Il n'eut pas lieu de
s*en féliciter ; don Carlos, l'eût- il voulu, ne pouvait pas se corriger
des défauts innés qui dominaient sa nature débile. D'ailleurs, sa
chute avait aggravé l'état de son cerveau : on remarqua dès lors que
le désordre de ses idées empirait encore ; ses lettres en offraient la
preuve irrécusable ; il intervertissait toute la construction des phrases,
et souvent laissait ses périodes inachevées^. Ses emportements
effrayaient la cour, respectueuse il est vrai, mais clairvoyante; silen-
cieuse, mais étonnée et redoutant l'avenir; il manifestait des antipa-
thies bizarres et inexpliquées pour les personnages les plus chers à la
confiance paternelle ^. Cet état de choses aboutit à un antagonisme
inévitable entre un jeune homme irréfléchi dont l'incapacité mani-
1. Fr. de Pena, Vie de S. Biégue, IL — Herrera, toc. eii, — Ferreras, IX,
429. — Strada, VU, 353. — Ant Perez, CampeiutiOy etc. Mss. déjà ôté. ^
Colmenarès, Hist de Segima, XLII, § 3, 534. — Il parait, nous dit Preseatt^
d'après Perada ( la madona de Madrié^j que Vati iqiporta aussi dans la chaan»
hre du prince Timage de Notre-Dame d'Atocho.
2. Ufoente, Eût. de Eepanay XIH, 30»*
3. Strada, loc. Git. — Lettere scritte al S. Gard. Aleisandrino d« Monsignore
ArcivescoYO di Rossano, nuncio di Spagna, cbe f ù da poi Papa. Urbao» VI*
Mss. de la B. I. iOfiTi (LeUres d*État du nonce à Rome}.— Relanone àA da-
rissimo S. Tiepolo, riiornato ambasciatore di Spagna. Iss. B. L 791 r
260 DON GABLOS
feste n'apaisait pas Tambition malheureuse et nécessairement déçue,
et un souverain impérieux qui ne pouvait souffrir aucun écart dans
la rigoureuse unité de l'obéissance qu'il imposait. Le roi s'arma
bientôt d'une sévérité d'autant plus inflexible qu'il s'irritait de voir
sa volonté réduite à l'impuissance, et le prince ressentit une aversion
mal dissimulée pour un père morose dont l'implacable froideur loi
paraissait une défiance injuste, et dont l'âpre autorité prétendait le
contenir par la terreur ^
Ce fut ainsi que don Carlos atteignit sa vingt et unième année. Ce
n'était pas le beau prince que les romanciers et certains historiens ^ se
sont amusés à décrire. On lui a prêté des grâces aimables, un exté-
rieur prévenant, une figure charmante, des yeux pleins de feu'. Nulle
opinion n'est plus absolument contraire à la vérité. Le portrait de
don Carlos, qui se trouve chez le duc d'Ofiate, démontre clairement
cette erreur : ce Ce qui frappe d'abord, dit M. Mérimée, c'est la triste
tournure du modèle, ses épaules voûtées, sa taille penchée en avant
et son expression mélancolique. Le teint est pâle, les yeux muets ;
toute l'habitude du corps dénote un être maladif. » L'ambassadeur
de Venise, Tiepolo, qui décrit la cour d'Espagne en 1S68, l'ambassa-
deur de France, Fourquevaulx, et l'historien Strada, sont d'accord
avec le peintre. Les deux premiers avaient vu souvent don Carlos et
leur témoignage est irrécusable. Le prince d'Espagne avait la peau
blanche elles cheveux blonds, mais il était laid et mal tourné. L'une
de ses épaules était trop haute et ses jambes étaient d'inégale longueur.
Ces défauts, joints à sa faible santé, l'éloignaient de ces brillantes
. arènes oix la fleur de la chevalerie espagnole luttait de bravoure et
d'audace. Il ne paraissait pas dans les tournois où ses cousins alle-
mands, les princes de Bohême, se conduisaient en si bons soldats^
a tant à souffrir du commencement à la fin, la salade en teste, qu'au
1 Lettres d*État où sont contenues les affaires particulières de divers royau-
mes soubs la négociation faicte en Espaigne près du roi catholique par le
sieur de Fourquevaulx, ambassadeur du roy très chrestien Charles Neufoiesme;
Mss. de la B. I. 225. (Ce précieux manuscrit, qui contient toute la correspon-
dance diplomatique inédite entre les cours du Louvre et de l'Escurial sous
Charles IX^ nous a fourni les documents les plus exacts sur la vie et la mort
de don Carlos. Il ne peut être comparé^ pour l'importance historique, qu'aux
lettres diplomatiques du nonce. Mss. déjà cité.)
2. Leti, loc. cit
3. Vida y muerte del Pr. D. Carlos. Mss. B. L, 2632, déjà cité.
ET PHILIPPE II. 261
combat de la pique et de l'estoc*. )> Philippe II, il est vrai, n'avait
jamais aimé ces diyertissements, et lors de son Toyage en Flandre, en
1548, s'il y prit part, ce fut à contre-cœur et sans succès^; mais
comme il sut dissimuler sa répugnance pour ces exercices violents
qui fatiguaient sa constitution délicate ', il n'en passa pas moins pour
un brillant chevalier. Don Carlos, petit, malingre, contrefait, disgra-
cié de la nature au physique et au moral, n'avait rien de ce qui attire
le regard et séduit la pensée. Aussi un courrier de l'Empereur à
Madrid, bien qu'il fût dès lors question de marier don Carlos à la fille
de Maximilien, osa dire en quittant la cour qu'il « s'en allait mal
édifié des contenances qu'il a veu tenir au prince d'Espaigne en table
et hors d'icelle, et qu'il ne les cèlerait point à son maistre, estant bien
marri qu'il faille que Madame la princesse de Bohême espouse un
prince si mal composé de personne et de mœurs comme il est ^. »
Depuis longtemps déjà la cour d'Espagne était de cet avis, et le roi,
dont on soupçonnait les secrets tourments, effrayé de l'avenir et ne
se voyant pas d'autre héritier, avait fait venir, peut-être pour servir
de modèle à son fils, peut-être, comme l'insinue un historien^, pour
les former au gouvernement d'un pays dont ils seraient les souverains
légitimes, au défaut de don Carlos, les princes Rodolphe et Ernest,
fils aînés de l'Empereur.
On conçoit les angoisses ^e Philippe II : les déplorables égare-
ments d'esprit du jeune prince, sa haine toujours croissante contre
son père devaient éveiller la sollicitude de ce souverain prévoyant.
Toute la cour connaissait ce désordre d'esprit sans en rien dire ; les
ambassadeurs, témoins impassibles en apparence, en instruisaient
fidèlement les cours étrangères. Tiepolo écrivait à Venise, en parlant
du prince : « Ardent, impatient, il s'irrite sans peine, et montre alors
une étrange cruauté; il n'estime personne, est l'ennemi de tous les
serviteurs de son père, et plusieurs fois ses excès de table ont amené
des maladies graves. » Fouquevaulx disait dans ses dépêches : a C'est
un jeune personnage sujet à la teste : il y a eu quelque prinse entre
le roi catholique et son fils pour les désordres qu'il continue à faire
assez mal à propos. if> L'archevêque de Rossano, nonce du pape,
i. Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche du 8 février 1566.
2. Sepîdvedœ opéra, U, 38i.
3. Belazione di Michèle Soriano, ambasciatore di Venezia. Mss.
4. Lettres d^État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche du 8 février 1566.
3. Ferreras, IX, 426.
262 DON CARLOS
saTait probablement dès lors ce qu'il fallait penser de rinfimt, puisque
{dus tard, lors des suprêmes événements de la vie de don Carlos, il écrit
au cardinal Alessandrini , comme un fait familier à leur correspon-
danoe : <c Son cerveau n'est pas sain et son entendement est troublé ^ »
Chaque jour le roi apprenait quelque action bizarre, quelque trait de
délire furieux qu'il n'avait pas la consolation de pouvoir cacher. Phi-
lippe, indécis conune toujours, et qui méditait longuement avant de
prendre une résolution ^, hésitait entre diverses considérations con-
traires, examinait tour à tour difiérents plans de conduite sans s'arrêter
à aucun d'eux, voulait évidemment corriger son fils ', reconnaissait
combien sa sévérité était stérile sans pouvoir en adoucir les formes;
il s'indignait, dans une silencieuse angoisse, de voir son fils deveoir
un objet de mépris, et la sécurité de l'Espagne compromise par h
perspective d'un règne désastreux^.
Les historiens espagnols nous out rapporté quelques traits qm
témoignent de ces singuliers emportements, et, comme Téaît l'am-
bassadeur de France : <c de ces folies trop desbordées. )> Don Carlos
se promenait une nuit dans les rues de Madrid, car il aimait fort
a ribler (battre) le pavé, d nous dit Brantôme. On lui jeta par hasard
un peu d'eau par une fenêtre : sa fureur fut si violente qu'il rentra i
l'instant même au palais, et donna ordre à un de ses gardes d'aller
mettre le feu à la maison et d'en égorger tous les habitants. Le
garde, stupéfait d'un tel ordre , eut le bon esprit de l'éluder. Il 80^
tit, et revint quelque temps après dire au prince qu'il avait vu entrer
dans cette même maison un prêtre portant le saint sacrement à m
malade, et n'avait pas osé exécuter les ordres qu'il avait reçus. Doo
Carlos n'insista point : ce caprice était déjà oublié *. On lui apporta
un jour des bottines qu'il trouva trop étroites : sa colère dégénéia
4. Belazione di Tiepolo. Mss. déjà cité» — Lettres d'État (M8S.Foarqaevaolx)*
Dépêche du ao juin 1567. ^ Lettere, etc. 4. (Mss. du nonce}. Dépêche du 4
février 1568.
% 0 L'indécision formait l'un des traits dominants du caractère de Phi-
lippe IL » Introd. à la corresp. de Philippe II, extraite des archives d^ Simancas,
par M. Gachard, I, 50.
3. « Dope aver con ogni patienza e pieta cercato a discoprir l'imperfectioDe
del figliolo. » — Compendio de la vita di Pilippo Secundo da Orazîo de la Reoa.
Mss. B. L, 10,232.
4. « 11 en sent grand ennui en son cœur. » Lettres d'État. (Mss. Four-
quevaulx). Dépêche du 34 août 1567.
o. Ferreras, IX, 544. — Cabrera, VII, 469.
ET PHILIPPE IL 263
tout à coup en un transport de rage. Il souffleta don Manuel, son
majord<»iie, qui les avait commandées, puis secoua violemment la
dk>chette qui appelait les gentilshommes de la chambre. Don Âlfonso
de Cordova, frère du marquis de Las Navas, était de service ; comme
il avait un peu tardé à venir, Tinfant se jeta sur lui dès qu'il parut,
et Youlut le précipiter par la fenêtre dans les fossés du château. Aux
cris de don Alfonso, les domestiques accoururent et arrêtèrent le
prince. Alors il leur ordonna de couper en morceaux les bottines, de
les faire cuire, et il prétendit les faire avaler au cordonnier mala-
droit *. Ce fut vers cette époque qu'il dicta à son secrétaire, Domingo
de .Zuniga, ce testament singulier où il fondait un monastère de
franciscains, et réglait lui-même la nourriture quotidienne des
moines : deux livres de pain, une livre de viande pour dîner, la moi-
tié d'un poulet pour souper, etc. ^. Un jour, il força, sous la menace
des plus terribles châtiments, un marchand nommé Grimaldo de lui
prêter soixante mille ducats, qu'il dissipa promptement en folles pro-
digalités^. Quelque temps après, il apprit que le cardinal Espinosa,
président du conseil d'État, l'un des hommes les plus dévoués au
service du roi, avait défendu à un c(»nédien nommé Gisnéros l'entrée
de Madrid. Ce fut assez pour que le prince fut saisi d'un irrésistible
désir de voir jouer Cisnéros; mais le comédien^ qui redoutait le
saint-office , malgré les ordres formels de don Carlos, préféra obéir
an cardinal. L'infant en fut profondément irrité, et la première fois
qu'il rencontra Espinosa au palais, il courut à lui , la main sur son
poignard , en criant : « Par la vie de mon père, il faut que je vous
tne! » Le cardinal se jeta à ses pieds et parvint à l'apaisera Don
Carlos s*emportait souvent^ du reste, jusqu'à menacer la vie de ceux
qui rapprochaient : il faillit tuer, dans le bois d'Aceca, son gouvei^
neur don Garcie de Tolède , qui voulait calmer un de ses accès de
colère. Le fier gentilhomme retourna immédiatement à Madrid, et
remit sa démission entre les mains du roi. Sa charge fut donnée à
Ruy Gomez de Silva.
On n*a guère de détdls sur les mœurs de don Carlos. Brantôme
nons raconte qu'il insultait souvent les femmes dans les rues, et il
4. Ferreras, IX, 54*. — Cabrera, VII, 469.
2. Archives de Simancas, Testaments royaux, liasse 2t.
3. Lettere di Nobili, ambasciatore del Granduca dî Toscana. Mss. Dépêche
du 24 juillet i 567.
4. Ferreras, IX, 544.
264 DON CARLOS
ajoute qu*un tel exemple a été funeste aux jeunes compagnons du
prince, choisis au nombre de douze dans les plus grandes maisons
d*£spagne. Mais il n*af6rme rien de plus, et nous laisse sur le ter-
rain des conjectures. Tiepolo, dans son rapport au sénat de Venise,
n'est pas plus explicite. Quant à l'ambassadeur de France, ses dépê-
ches sont, sur ce point, contradictoires; toutefois, le fond de sa pen-
sée, quelle qu'ait été la conduite de l'infant, est que don Carlos
n'était point apte au mariage : il affirme a que c'est temps perdu d'en
espérer lignée. » Â la cour, on se préoccupait fort de cette circonstance,
et Ruy Gomez de Silva affirmait à Fourquevaulx <t que le prince
d'Espagne n'aurait jamais d'enfants, ou ce serait grand miracle ^ »
Quoi qu'il en soit de ces bruits douteux, ils parvinrent aux
oreilles de don Carlos. Il se persuada sans peine que son père en
était l'auteur et ne voulait point le marier. Soit pour cette cause,
comme le laissent croire quelques historiens ^, soit, comme le pense
Fourquevaulx , « pour forcer l'Empereur à donner sa seconde fille
au roi de Portugal, par crainte, s'il ne le faisoit, de se voir refuser sa
première pour le prince d'Ëspaigne , » soit, ce qui me semble plus
vraisemblable, qu'il jugeât lui-même impossible de marier un jeune
homme dont l'entendement était troublé ^, Philippe U traînait ea
longueur les négociations avec l'Empire. Déjà l'état de santé de son
fils avait été une cause de retard : le secrétaire du roi avait écrit à
l'ambassadeur d'Espagne auprès de l'Empereur : ce L'indisposition du
prince est toujours conune par le passé : sa faiblesse est si grande, et
la maladie le tient si abattu , que sa croissance en est retardée *. »
Maximilien pressait toutefois Philippe de conclure ce mariage, non
point, comme le dit un peu naïvement Prescott, par tendresse pour
don Carlos, mais par ambition. Il savait parfaitement, par les rap-
ports de ses ambassadeurs, combien l'infant était peu digne de sa
fille : de nombreux détails étaient parvenus à sa cour, et il ne pou-
vait en ignorer les redoutables avertissements; mais il songeait,
avant tout, à affermir, par une telle alliance, la grandeur de sa mai-
son. Ce grand empressement, dont Philippe II n'était pas dupe,
l'engageait plutôt à ne point se hâter. 11 comprenait trop bien l'im-
1. Ferreras, IX, 545. — Herrera, Histùria gênerai, V. —Lettres d'État (Mss»
Fourqueyaulx). Dép. de juillet 1566 et du 21 mai 1568.
2. Ferreras, IX, 544. — Herrera, V.
3. Strada, loc. cit.
4. Archives deSimancas, liasse 051.
ET PHILIPPE II. 265
portance d'un tel acte, dans les circonstances présentes., pour ne point
hésiter à se résoudre; il savait aussi que le temps décide souvent les
(juestions incertaines, et suspendait une décision prématurée jusqu'au
jour où les événements, soit favorables, soit funestes, et dont il n'était
pas permis encore d'envisager l'issue , emporteraient sa résolution.
C'est pourquoi, dans le but évident de répondre aux ayances réitérées
de l'Empereur sans précipiter un dénoùment , il envoya en Alle-
magne don Luis Vanegues de Figueroa porter à la princesse Anne
de Bohème, de sa part et de celle de son fils , des présents magni-
fiques, entre autres une bague en diamants de trente mille écus. Mais
Vanegues n'avait reçu aucun pouvoir pour procéder «c aux cérémo-
nies requises aux mariages de si hauts princes ' • » L'infant ne pou-
vait apprécier les motifs qui dirigeaient la conduite du roi. La
haine qu'il portait à son père devint plus vive encore. Il la manifes-
tait soit par des paroles sinistres, soit même par des railleries.
C'est ainsi qu'il fit faire un livre de papier blanc, où il écrivit par
dérision : « Les grands et admirables voyages du roi Philippe II :
Voyage de Madrid au Pardo, du Pardo à TËscurial, de rEscurial à
Aranjuez, d'Aranjuez à l'Escurial, de l'Escurial au Pardo, du Pardo
à Madrid, etc. , » et a il emplit le livre, dit Brantôme, de telles inscrip-
tions \ei écritures ridicules, se mocquant du roi son père. » Il n'était
pas si insensé toutefois que sa conscience ne fût inquiète des senti-
ments qu'il ne pouvait pas vaincre. Il n'osait s'approcher des sacre-
ments : a On sçait bien, dit Fourquevaulx, qu'il n'a point fait ses
pasques à Noël, ni gagné le jubilé à cause de la dicte rancueur. » Ses
inquiétudes religieuses étaient vives autant que sa foi, suspectée à tort
par Prescott; elles se manifestaient par des consultations étranges : il
se rendit un jour à un monastère situé auprès de Madrid et nommé lu
couvent de Saint-Jérôme; il assembla les moines, et leur demanda
s'il était permis, avec une grande haine dans Tâme, de recevoir le
saint sacrement. Sur la réponse négative des religieux, il s'avisa d'un
expédient, et leur dit : c< Puis-je au moins, pour tromper les yeu\
du peuple et éviter le scandale, communier avec une hostie non con-
sacrée?)) Les religieux s'y refusèrent^ et il ne fut pas admis à la
communion ^.
i. Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dépiîche du 24 août 1567.
2. LeUere, etc. (Mss. du nonce). Dépêche du 4 février 1568. — (Prescott
ajoute que^ pressé de questions, il avoua que l'objet de sa haine était son père.
Ce détail est plus que douteux).
266 DON CARLOS
A cette époque, la guerre des Flandres était le grand souci de k
politique espagnole. Philippe II, décidé à dompter cette réyolte redou-
table , songea, paraît-il, avant d'envoyer le duc d'Albe, à visiter lui-
même les provinces insurgées ^ Plusieurs historiens ont prétendu que
don Carlos, ému du sort des Pays-Bas, s'était ménagé cpielques entre-
vues secrètes avec le marquis de Mons et le baron de Montigny ^. Certai-
nement son âme n'était pas absolument fermée aux sentiments d'hu-
manité : on aime à retrouver chez ce jeune prince, si tristement doué
par la nature, quelques signes de raison et de bonté qui permettent de
le plaindre. Les ambassadeurs vénitiens, Badoero et Tiepolo, vantent
sa générosité, et surtout ses fréquentes aumônes. L'un d'eux lai
prête ce mot heureux : « Qui donnera, si un prince ne donne pas'?»
Mais il y a loin de là à la noble compassion qu'on lui suppose en
faveur d'une nation opprimée. Les historiens qui racontent cette dr-
constance sont obligés d'avouer qu'il n'en existe pas de preuve. Or,
en histoire comme en droit, quiconque allègue un fait nouveau doit
étslilir la vérité de ce fait , et les présomptions doivent être graves et
précises. Nous devons donc nous refuser à croire que l'esprit peu
lucide de don Carlos ait su faire la distinction, délicate alors même
pour les intelligences éclairées, entre une insurrection légitime dont
il convient d'approuver les héroïques efforts et les révoltes que h
raison doit flétrir et que la force doit châtier. Quant aux célèbres p»^
sonnages qu'on fait ici comparaître, assurément ils connabsaient trop
bien l'état moral du prince pour entamer avec lui une négociatimi
dangereuse et se fier à son ardeur indiscrète. Us savaient, en outre,
que son intervention dans les affaires des Pays-Bas eût entraîné
Philippe II vers ces violences cruelles qu'ils espéraient encore con-
jurer. S'il est incontestable que don Carlos parut s'occuper de
cette question, et en paria aux secrétaires des conseils d'État et de la
guerre^, ce fut par un simple sentiment d'opposition aux vues pater-
nelles, et dans le but sans doute de saisir cette importance politiq^ie,
rêve d'une ambition malheureuse qui maudissait follement son
impuissance.
Ce fut dans ce but qu'il insista fortement pour suivre PhiUppe II
1 . Avis secret des négociations qui se traictent en la cour catholique, fin de i 566.
(Mss. Fourqaevaulx.)
2. Watson, Vie de Philippe II, \\, 22. — Prescotl, IV.
3. Eelazionedi Badoero, Mss. B. \.,19\.^RelazionediTiepolo. Mss. déjàdté.
4. Avis secret, etc., déjà cité. (Mss. Fourquevaulx.)
ET PHILIPPE II. 267
en Flandre, quoique d'ordinaire la présence de son père lui fût à
charge ^^ et il laissa voir son désir avec la Tiolence bizarre qu'il ne
savait pas maîtriser. On était à la fin de 1566, et les cortès étaient
anemblées. Don Carlos, ayant ouï dire que les députés pensaient à
demander au roi de le laisser en Espagne, se rendit dans la salle de
leurs séances, et, prenant la parole, leur déclara qu'une telle propo-
sition serait considérée par lui comme une ofiense directe et capitale.
Pms, avec cette promptitude didées familière aux imaginations
déréglées, mêlant les questions personnelles aux questions politiques,
tt rappela le projet de mariage entre lui-même et la princesse Jeanne,
sa tante, mis en avant autrefois par les cortès, leur reprocha énergi-
qnement cette pensée, et, revenant sans transition au premier objet
de son discours, ajouta que nul ne saurait Tempécher de suivre son
père en Flandre. Il termina par un trait de naïveté singulière, en
imposant à cette nombreuse assemblée le plus inviolable secret. On
devine si cet ordre fut exécuté ^.
Philippe II parut un instant disposé à l'emmener dans les Pays-
Bas, n n'avait pas alors tout à fait désespéré de son fils, et peut-être
pensait- il que ce voyage serait une diversion heureuse aux préoccu-
pations ordinaires du prince; peut-être, surtout, redoutait-il de laisser
derrière lui, dans une liberté presque absolue, un jeime homme
impatient de régner ; peut-être voulait-il tenter un dernier eflbrt, et
voir s'il n'était pas possible de calmer cet ardent esprit, en le formant
aux soins du gouvernement. Il est permis de s'arrêter à cette dernière
hypothèse, lorsqu'on le voit , à la même époque , augmenter les
revenus de son fils, les élever de 60,000 à 100,000 écus, lui pro-
mettre le voyage de Flandre, enfin, ordonner que les séances des
conseils d'État et de la guerre se tiendraient désormais dans la cham-
bre du prince d'Espagne ^ Don Carlos parut satisfait de ce change-
ment; et, toujours impatient d'aller en Flandre, envoya immédiate-
ment un écuyer en Andalousie pour y acheter des chevaux de service,
et demanda au roi de France un passe-port pour traverser le royaume
avec cinquante cavaliers. Charles IX expédia immédiatement le passe-
port, non-seulement pour cinquante, mais pour cent hommes d'ar-
mes et gentilshommes. Catherine de Médicis, par pure courtoisie,
1. Ant. Ferez. Mss. déjà cité.
2. Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dépôche du 27 novembre i566.
3. Pour tous ces détails, voir Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dépêches
du { 6 juillet et du 2 1 août \ 567.
268 DON CARLOS
pria sa fille, la reine Elisabeth, de remettre elle-même cette réponse
au prince royal; mais bientôt Philippe II, soit qu'il ait changé de
résolution, soit qu*en yérité il n*ait jamais désiré sérieusement ce
Toyage et n'en ait parlé que pour effrayer les rebelles, après ayoir
semblé hésiter longtemps, et laissé dans l'incertitude la reine elle-
même, décida qu'il n'irait pas en Flandre, et qu'il y enyerrait le doc
d'Albe*.
La déception du prince fut Tive. Sa colère, qui ne pouvait at-
teindre Philippe II, se tourna contre le duc. Lorsque le vieux général
vint lui présenter ses devoirs avant son départ, don Carlos, élevant
la voix, lui reprocha, ct)mme une présomption audacieuse, le voyage
qu'il allait entreprendre, et lui défendit de partir. Le duc, surpris de
ces paroles, leur opposa la résolution royale et les ordres qu'il avait
reçus; mais l'infant ne voulut rien entendre, prétendit que lui seul
devait être chargé d'une mission dans les Pays-Bas, et s'irrita de plus
en plus en face de la respectueuse fermeté du duc d'Âlbe. Celui-ci
essaya vainement d'apaiser ce furieux ; il lui représenta que s'il allait
en Flandre, c'était pour y rétablir le calme, que le prince pourrait
s'y rendre un jour quand ces contrées seraient pacifiées, que Sa
Majesté avait craint sans doute d'exposer l'héritier du trône aux périls
d'une telle guerre. Don Carlos interrompit ce discours par des menar
ces, et tirant enfin son poignard : « Je vous percerai le cœur, s'écria-
t-il, avant de souffrir que vous partiez pour les Flandres! » Le duc
lui saisit les deux bras et appela les gentilshommes de la chambre,
puis se retira sans être ému ^. Philippe apprit de lui ce nouvel acte
* de démence, et parut singulièrement affligé d'un événement qui
détruisit sans doute ses dernières illusions. La reine et la princesse
Jeanne partagèrent cette douleur; l'une et l'autre avaient pitié de ce
jeune et malheureux prince ; beaucoup de gens à la cour pensaient
déjà a que, si ce n'était pour le parler du monde, le roi logerait sod
fils dans une tour ', » et toutes deux connaissaient trop bien Phi-
lippe II pour ne pas redouter ce triste dénoûment *.
Le roi attendait toutefois encore avant d'en venir à une résolution
suprême, mais sans perdre de vue les démarches du prince. Don
Carlos, agité par les hallucinations les plus étranges, ne croyant plus
K Lettres d*État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche du 21 août 1S67.
2. Strada, De Bello Belgico, VII. — Ferreras, IX, 538. — Lafuente, XIII, 310.
3. Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche du 24 août 1567.
4. Ferreras, /oc. cit.
ET PHILIPPE IL 269
sa vie en sûreté à Madrid, tourmenté d'ailleurs par un fébrile désir
de mouvement, n'avait plus qu*un rêve : sortir d'Espagne. Il s'y
attachait avec une ténacité d'autant plus forte, que la volonté pater-
nelle paraissait plus contraire à une telle entreprise; et, comprenant
bien qu'il ne devait point compter sur le consentement du roi, que la
ruse seule pouvait le servir, il plaça dans une fuite secrète sa der-
nière espérance. Il ne pouvait point songer à faire céder Philippe II ;
le bruit s'était même dès longtemps répandu que s'il épousait la
fille de l'Empereur, on amènerait la princesse à son mari, et que le
duc de Médioa-Coeli « recevrait commission de l'aller quérir '. »
Don Carlos résolut donc d'échapper à une autorité qu'il considérait
comme injuste.
Soit que ce plan lui eût été suggéré par quelqu'un de ses fami-
liers^, soit qu'il l'eût imaginé lui-même, il devait saisir le pré-
texte du siège de Malte , pressé vivement alors par les Ottomans,
partir en secret , affirmant sur son chemin qu'il allait secourir
cette place de l'aveu de son père, et gagner les Flandres par
l'Allemagne. Il ramassa S0,000 écus, fit faire des habits de
voyage qu'il donna ordre d'apporter dans une maison de cam-
pagne où il se rendrait en quittant Madrid. Malheureusement pour
loi, il avait choisi pour son confident l'homme du monde le moins
propre à lui garder fidèlement le secret , le prince d'Eboli , Buy
Gomez, diplomate habile, il est vrai, et discret quand il voulait
bien l'être ', mais dévoué au roi depuis longues années, et son plus
intime conseiller ^. Celui-ci laissa croire à don Carlos qu'il l'ac-
compagnerait dans sa fuite, et le prince eut la simplicité de n'en
pas douter. Cependant Ruy Gomez révéla à Philippe II les projets
de l'infant, et ce fut évidemment d'après un plan concerté entre le
roi et son ministre que l'entreprise échoua. Au jour marqué, l'infant
et Ruy Gomez étaient dans la maison de campagne désignée, lorsque
ce dernier apprit à don Carlos qu'il avait reçu, le matin même, une
lettre du vice-roi de Naples qu'il n'avait pas encore ouverte. Il était à
propos, ajoutait-il, d'en prendre connaissance, et de savoir où en
étaient les afiaires de Malte ; dans le cas, en effet, où la place aurait
été secourue ou prise, le départ serait impossible, puisque, le pré-
i. Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche de 1566.
2. Ferreras, toc. ciU
3. Relazione di Tiepolo. Mss. déjà cité.
4. Relazione curiosissima, etc. Mss. déjà cité.
270 DON CARLOS
texte disparaissant, les véritables projets du prince seraient déToiio.
Aussitôt il ouvrit la lettre où le viee-roi annonçait que Malte éteik
secourue. Don Carlos, sans soupçonner la supercherie, recommaiida
le silence à Ruy Gomez, et retourna à Madrid ' .
Il ne fut pas découragé toutefois par cette tentative inutile, et décidé
à fuir, sans inventer désormais des prétextes qui pourraient lui échap-
per, il chercha les moyens de tromper la surveillance patemdk
Mais ici encore se révèlent cette absence de réflexion, cette faiUesie
d'idées et de ressources, cette incapacité extravagante qui le condam-
naient d'avance à voir ses plans infailliblement déjoués. Il était de»-
tiné à ne trouver nulle part des amis sûrs, car, comme le bit juste-
ment observer l'ambassadeur de France, « il n'y avait seigneur ai
personnage de qualité qui voulust hasarder sa vie à son service. ]»
Sans songer que le secret était nécessaire, et sans savoir que les cfaafr*
ces de la discrétion sont en raison inverse du nombre des confidenli,
il écrivit à plusieurs seigneurs, entre autres à l'amirante de Castiik,
au marquis de Pescara, au duc de Médina-Cœli, au duc de Rioseca^
et, sans leur indiquer sa pensée, leur demanda leur concours pour
une entreprise qu'il méditait. Le roi, comme on le devine, ne fat {ms
longtemps sans connaître cette démarche. L'amirante, le premia,
et cet exemple fut bien vite imité, lui envoya la lettre qu'il aïoit
reçue, et le pria d'examiner le fait '• Cependant tous les seigoeun
répondirent avec empressement à don Carlos qu'ils le seconderaieai
volontiers, pourvu toutefois, ajoutèrent-ils en sujets fidèles et pru-
dents, qu'il ne s'agisse d'aucune' tentative contraire à l'autorité du
roi ^. C'était un refus courtois, car ils n'ignoraient pas les sentiments
du prince ; celui-ci ne le comprit pas, et aveuglément satisfaitde cette
réponse, envoya à Séville Alvarez Osorio, l'un des officiers de sa garde-
robe, chercher 600,000 écus nécessaires à son voyage. Philippe apprit
bientôt cette dernière circonstance, et par d'officieux avis, adroitettent
donnés selon ses ordres à l'infant par divers gentilshommes, il esaaja
de le détourner de sa résolution ; mais il sut, peu après, à n'en peo-
voir douter, que ces efforts étaient stériles ^.
Le prince , soit entraîné par ce besoin d'épanchemâat qui soUidte
4. Ferreras, IX, 507.
2. Lettere, etc. (Mw. du nooee). Dépêche du 30 avril 1568.
3. Cabrera, VU, 470.
4. Ferreras, IX, toc. cit.
5. Lettere, etc. (Mss. du nonce). Dépêche du 30 avril 1568.
ET PHILIPPE II. 271
les âmes préoccupées d^importants desseins , soit qu'il espérât tirer
quelque avantage d'une indiscrétion nouvelle, soit plutôt que son
imprudence naturelle fût la plus forte, découvrit quelque jours après
tout le plan de sa fuite à son onde don Juan d'Aulridie ^ C'était
encore mal placer ses confidences. Don Juan, prince de grand mérite,
aimé de tous et qui méritait de l'être, n'était pas à la cour vanté pour
sa franchise. Nul ne savait au juste le sens de sa bienveillance, et ne
pouvait se croire avec certitude son ami ou son ennemi ^. H répondit
à son neveu, avec une grande douceur, qu'il se ferait un plaisir de
l'obliger, mais que l'afibire était grave et méritait un mûr examen.
Puis il partit pour l'Ëscurial, dans le but d'éviter les importunes sol-
licitations du prince : il y passa les fêtes de Noël 1567 et n'en revînt
qu'avec le roi auquel il avait tout révélé. On n'ose point blâmer cet
abus de confiance . Les facultés de don Carlos étaient trop profondément
troublées poiir que le devoir de la discrétion ne fût pas contrd)alancé
par un devoir plus grand encore , celui de l'arrêter dans une entre-
prise qui ne pouvait être que funeste à lui-même , aussi bien que dan-
gereuse pour la sécurité de l'État ^. Philippe sut peu de jours après
qu'Osorio était revenu de Séville avec 150,000 écus, et que des ban-
quiers complaisants promettaient de fournir bientôt le reste ^. La
situation touchait à une crise : le roi attendit cependant encore avec
patience et ne voulut rien précipiter avant qu'un commencement
d'ei^écution justifiât aux yeux de sa cour et de l'Europe les moyens
extrêmes qu'il prévoyait inévitables. Moins père ici qu'habile poli-
tique , il n'ignorait pas que les mesures dont on veut faire com-
prendre à tous l'urgente nécessité ne doivent pas prévenir les actes
qu'elles prétendent réprimer, et qu'on passe aisément pour injuste
lorsqu'on s'est montré prématurément sévère. Peut-être d'ailleurs,
si faible que fût cette chance , espérait-il que son fils hésiterait au
nM)ment d'agir, et lui épargnerait une résolution qu'il n'envisageait
pas sans douleur et sans effroi. Il se contenta de faire dire dans tous
les monastères et dans toutes les églises des oraisons ferventes pour
qu'il plût à Dieu de l'inspirer dans uoe circonstance qu'il n'indi-
1. Ferreras, IX, /oc. ctï.^Lafuente, XIII, 31i. — Ant Perez.Bfss. déjà cité.
— Slrada, loc. ciY.— Lellere, etc. (Mss. du nonce). Dépêche du 30 avril 1568.
2. Ordint deUa easadd reeaiioiioo* Mas. B. 1. 791.
3. Lettere, etc. (M98. du nonce). Dépêche du 24 janvier 1568. — Slrada,
loc. cit.
4. Ferreras, IX, loc^ eiU
272 DON CARLOS
quait pas. La cour pressentit que de grands éyénements se pré-
paraient, et comme depuis longtemps déjà on remarquait entre le
père et le fils une froideur plus marquée encore qu'à Tordinaire,
on ne douta point que le roi ne fût à la veille de prendre une déci-
sion dont on prévoyait les rigueurs inflexibles et les formes mysté-
rieuses.
Don Carlos , soit qu'il fût prêt , soit que certains indices l'eussent
effrayé , résolut de hâter son départ. Ce fut à ce moment que le
P. Diego de Chaves, son confesseur, voyant qu'il ne pouvait le
détourner de son dessein , crut devoir se retirer dans un couvent.
Avant de quitter Madrid, il alla prendre congé de la femme de
don Diego de Cordoue, premier écuyer : celle-ci, étonnée de cette
détermination subite^ eut assez d'adresse pour en pénétrer la cause.
Elle en informa aussitôt son mari, et celui-K^i prévint le roi'. Le
17 janvier, les nouvelles devinrent plus pressantes; le grand maître
des postes, Raymond de Tassis , se présenta à TEscurial , où se trou-
vait Philippe II : le prince avait, la veille, demandé des chevaux;
Raymond, qui se doutait de quelques projets contraires aux volontés
du roi , avait répondu qu'ils étaient tous en course ; le lendemain, le
prince avait insisté : le grand maître des postes , décidé à n'en point
fournir sans ordres supérieurs, avait dégarni toutes ses écuries pour
confirmer ses paroles, et il courait avertir le roi ; il n'y avait pas de
temps à perdre : le prince devait partir l'une des nuits suivantes. Le
soir même Philippe était à Madrid ^.
Déjà, selon les habitudes de sa conscience scrupuleuse, il avait
consulté sur ce point délicat divers théologiens, entre autres le juris-
consulte Martin Dazpilcueta, Tévêque d'Origuela et Melchior Cano,
évéque des Canaries. On ne connaît que la réponse de Martin Dazpil-
cueta. Il encouragea vivement Philippe II à s'opposer au départ du
prince, et, alléguant l'exemple du Dauphin, fils de Charles VII, roi
de France, il déclara voir une tentative de rébellion dans une pareille
entreprise '. Le roi, d'après cet avis, assembla quelques membres da
conseil d'État, Ruy Gomez, Espinosa, le duc de Feria, le prieur don
Antonio , et , ce qui lui arrivait rarement , présida lui-même à leur
délibération *. Quand il quitta l'Escurial, sa résolution était prise,
1. Ferreras, IX, loc. cit. —Cabrera, VU, loc. <nï. — Strada, loc. cit.
2. Ferreras, IX, loc. ctï. —• Cabrera, VII, loc. ciï. — Strada, loc. cit.
3. Ferreras, IX, loc. ctt •— Cabrera, VII, loc. cit. — Strada, toc. cit.
4. Gachard, Correspondance de Philippe IL Introd., p. 54.
ET PHILIPPE IL Î73
ses scrapules étaient levés : comme roi il sentait la nécessité d'étouffer
le germe de nouveaux troubles ; comme père , il ne voulait pas don-
ner à ses ennemis le spectacle de ce descendant dégénéré d'une
illustre race étonnant le monde de ses folies et incapable d'être rebelle
au moins avec dignité.
Le dimanche 18, il se rendit publiquement à la messe avec don
Carlos, don Juan et les princes Rodolphe et Ernest de Bohême * . Il
était calme comme toujours quand sa décision était irrévocable.
Âpres la messe, il reçut divers ambassadeurs , entre autres l'envoyé
de France qui écrit à son souverain : « A l'audience, il me sembla
d'aussi bon visage que les autres jours ^. » Au reste, don Carlos sem-
bla vouloir à l'avance justifier son père par un dernier trait de folie.
Don Juan, revenu de l'Ëscurial, vint le voir dans la journée même.
Le prince trouva moyen de l'attirer dans une des pièces les plus
reculées de son appartement, et, fermant la porte, il lui demanda
quel avait été le sujet de son long entretien avec le roi au sortir de
l'église '. Don Juan repartit qu'il avait été question des galères qui
appareillaient dans les ports d'Espagne. Mais don Carlos , mal satis-
fait de cette explication , et se défiant de quelque trahison , s'avança
vers son oncle, les uns disent l'épée nue , les autres un pistolet à la
main *. Don Juan dégaina sans hésiter et parut décidé à se défendre.
Au bruit de cette altercation, les huissiers de la chambre entrèrent et
don Juan put s'éloigner ^. Quant au prince , fatigué sans doute par
une surexcitation si violente, il se mit au lit de bonne heure ^. Mais
il avait joui et abusé de son dernier jour de liberté : le roi veillait et
donnait en cet instant même les derniers ordres pour la nuit.
III
Dans la journée , le comte de Lerme et don Diego de Mendoce,
camériers de l'infant, reçurent du roi un avertissement secret. Il leur
était ordonné de disposer de telle façon la porte de l'appartement de
i . EeUneion de un ugier de la camara del Pr. D. Carlos (archives de Simancas).
2. Lettres d*État (Mss. FourqueyauLc). Dépêche da ^ février 1568.
3. Belacion de un ugier, etc. Mss. de Simancas^ déjà cité.
4. lbid,y et Fourquevaulx, ihidm
5. Fourquevaulx, ibid,
6. Relacion de un ugier, etc. Mss. déjà cité.
Tome XI. — 4S* LirraiaoD, IS
DON CARLOS
don Carlos qu'on pût entrer sans briser les sermres *. Ptat-étre,
bien que ce fait rapporté par de Thou soit réfuté par la plupart des
historiens espagnols , fit-on Tenir un ourrier français nonnné Louis
pour arrêter le jeu de certaines poulies posées naguère par ordre de
Finfant et destinées à permettre au prince d^ourrir de son lit ou de
fermer la porte. Le soir Tenu, et don Carlos étant couché, les deux
eamériers restèrent, comme d'habitude, dans sa chambre à Tentre-
tenir. Don Diego de Mendoce se tenait au pied du Ct. Le comte de
Leraie et don Rodrigue Enriquez étaient assis auprès du prince *.
Entre onze heures et minuit , le roi jugea que Tinstant était Tenu. Il
arait, para!t-il, redoutant quelque tentatiTe de parricide , rcTètu une
armure ' ; mais le fait est contesté par direrses relations ^ : accom-
pagné de Ruy Gomez, du prieur don Antonio, de Luis Quixada et du
duc de Feria ^, il quitta son appartement. Don Diego d*Acuna le pré-
cédait aTec un flambeau ^; il était suiTi de Santoro et de Bemate,
huisners de sa chambre^ qui portaient des clous et des marteaux ^.
Lorsqu'ils arrivèrent à la première porte de Tappartement du prince,
Ruy Gomez l'ouTrit aTec sa clef de majordome. Ib traTersèrent silen-
eîeiisemeBl diverses galeries et se trouvèrent enfin devant la chambre
eh étût couché don Carlos le dos tourné à la porte. Ils entrèrent sans
être aperçus. Soit que le bruit des Toix du prince et de ses fami-
liers étouffât le bruit des pas , soit que Tinfont commençât à s'as-
soupir, le roi eut le temps, aTant d'être vu, d'enlever l'épée et le
poignard suspendus au chevet de son fils '; il les remit à Santoro,
puis se montra.
Don Carlos, épouTanté à cette vue, se jeta hors de son lit et s*écria:
(( Que me veut Votre Majesté? Je ne suis pas fou, mais désespéré!
veut-on ma vie ou ma liberté? » — « Ni Tune ni l'autre, répondit le
roi avec un grand sang-froid; calmez-vous. » Sur un signe, le comte
1. UagguagHo délia prigwne del principe d. Carlo, Mss. de la B. 1. (A, !.)—
Motion dtM officier de Atty Gtmuty Arch. de Simancas» I. 2018, foi. IS9.
t. GoioMBarès, Hietoria de Segor^éa^ XLIII, 540.
3. Eelacion de un ttgier, etc. Mss. déjà cité.
4. Ragguaglio délia prigione, etc. Mss. déjà cité.
5. Ferreras, IX, foc. ciU — Lettere, etc. (Mss. da nonce). Dépêche du Z^iva-
Yier. — RagguagUo délia prigione^ etc. Mss. déjà cité. —Relation d^un officier
de Ruy Gomez. Mss. de Simaacas, déjà cité.
6. Colmenarès, loc. dt,
7« liagguaglio, etc. Mss. déjà cité. -^ Relation, etc. Mss. déjà cité.
8. Ragguaglio, etc. Mss. déjà dté. — flerrera, X, 200. — Cabrera, Tlf, 474.
ET PHILIPPE II. 27S
^ lierme et Ray Gomez eDtrèreot daos la garde^robe, où ils trou-
Yèrmt, dit-on, ^es pûtolets et des arqudtoses ; Saotovo et Bernate
eitaèraBt ka toètres S et le frienr don Âfitonio s'emfiani d'ua oof^
Snt d*9c«ier œrclé d*or où le roi savait que se trouvaient les papiers
4» son fîlis^. A cette rue, le trouble du prince augmenta encore : il
courut Yers la cheminée et voulut se précipiter dans le feu. Il fut
ArréAé par le prieur don Antonio, et, se jetant aux pieds de son père
W v^nsani des torrents de Isunnes, il le supplia de le tuer. Le roi,
km^ovun impassible, lui dit de ne rien craindre, lui ordonna de se
jremettre au lit, et il ajouta : a Ce que je fois est pour votre bien ^. »
U comoiaiida d^éieindre le féu^, d*enlever tous les instruflueiite de
fer ou d'acier qui jse trouvaient dans la chambre S jusqu'aux dienets
d(S la cberoiaée ^ ; puis, passant la main sous les coussins du lit, il en
lira UJMB bourse et quelques defs '• Il trouva en outre dans un coffre
lirenliHsix mille écus d'or, un diamant de vingt-^inq mille éous et
quelques bagues de grande valeur * ; pub déclara au duc de F^ia
qu'il lui confiait le prince d'Espagne ^. En même temps, il fit venir
les 4>flSciers qu'on nommait morueros de Espinosa, et qui étaient
ehargée d'assister chaque jour au coucher du prince, et leur donna
ordre d'obéir désormais au duc de Féria comme à lui-même *^. Tout
était aidievé : il se retira.
he lendemain, la cour apprit les événements de la nuit. La reine
fut vi^rement affligée ^'; les uns approuvèrent la conduite du roi
depuis longtemps prévue; les autres blâmèrent cette sévérité, disant
«qu'il n'y avait pas loin de son sourire à son poignard ^^; p les pnidents
se tarent. Bientôt on sut que le roi avait définitivement réglé la uout
«elle vie de son fils. Le duc de Féria, dont la missiop'n'était que pro-
I. RaggMogUo, etc. Mss. déjà cité. «^ Herrera, X, 00. — Cabrera, VU, 474.
9U Cabrera, ibid.
3. Rekbcion de un ugier de la carx^era, elc Ma^ déjà ^té. — iJFj^^his, IX^
/oc. cit»
4. Relaiion d'un officier, etc. Mss. déjà cité.
S* Bagguaglio, etc., déjà cité. — Ferreras, IX.
6. Lettere dlNobili, ambaadatiore (ti Toseana. Dépêche du 21 janvier 1»68.
7. Colmeoerès, ioo. eit.
5. Lettres d'État (Mss. Fourquevauli). B^ô^e du 22 jaayier'lSiS.
9. Colmenarès, loc* cit.
10. Ibid.
H. Lettres d*État, etc. Dépêche du 19 janvier.
t2. Cabrera, lac. cit ' . . . . ^. >
276 DON CARLOS
visoire, fut remplacé par Ruy Gomez ' ; les monteros furent éloignés
et six gentilshommes choisis formèrent la maison du prince. Ils
étaient alternativement de service, de telle sorte que toujours deux
d*entre eux fussent auprès de lui. C'étaient le comte de Lerme, don
Juan de Borgia, don Rodrigue de Benavides, don Gonzalès Chaoon, don
François Manrique, et ce don Rodrigue de Mendoce qu'on a faussement
cru avoir été séparé du prince qui l'aimait ^. <c Ces six gentilshommes,
dit M. Mérimée, devaient distraire don Carlos par leur conversation,
mais il leur était défendu de parler politique, et surtout des motib
de sa détention. Si le prince les questionnait à cet égard, il leur était
enjoint de garder le silence '. i» Us devaient en outre ne lui remettre
aucun message, et <c refuser de se charger de ceux qu'il pourrait
donner ^.^ Quatre personnes du dehors, seules, pouvaient être admises
auprès de lui : son confesseur, son barbier, un valet de chambre
désigné et le premier médecin du roi. Deux hallebardiers se tenaient
à la porte de la chambre et deux à la porte de Ruy Gomez, qui habi-
tait un appartement voisin. Don Carlos devait écouter la messe sans
sortir. On ouvrait la porte et une chapelle était dressée dans la pièce
attenante. Il ne devait lire que des livres de dévotion ou de bonne
doctrine. Du reste, il était servi en prince et avec douceur; le 2 mars,
le roi avait envoyé à Ruy Gomez, dans une lettre contresignée de son
secrétaire, Pedro de Hayo, les instructions les plus circonstanciées
sur la nourriture et les vêtements de son fils ; il ordonnait que les
égards dus à son rang fussent scrupuleusement observés*. Mais des
précautions minutieuses étaient prises pour éviter un suicide amené
par quelque transport de folie furieuse. Ceux qui servaient don Carlos
ne portaient ni ëpée, ni dague ; les cuisiniers lui portaient ses repas
jusqu'à la porte de sa chambre et remettaient les plats aux gentils-
hommes de service; la viande était coupée : il était interdit de pla-
cer un couteau sur la table du prince '. La cour connaissait trop
bien l'infant pour s'étonner de ces mesures, et les ambassadeurs
étrangers, quelle qu'ait été la surprise manifestée par eux dans les
K "RaqgwigUo délia prigiùne, etc. Hss. déjà cité.
2. BaggtMglio, etc., déjà cité. — Ferreras^ IX. — Cabrera, Vil, 476.
3. Cabrera, ibid. — Ferreras, tdid.
4. Mérimée, article cité.
5. Mérimée, article cité.
6. Cabrera, VU, 47S.
7. Lettres d*État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche du 5 février 1568.
ET PHILIPPE IL 277
premiers jours et adroitement exagérée dans le but d'obtenir les détails
capables de satisfaire leur curiosité et celle de leurs souverains,
saTaient bien au fond que la démence était la seule cause de l'arresta-
tion du prince : «c Je crois, écrit le nonce, que le principal fondement
de cette affaire est l'entendement déréglé de l'infant. » L'envoyé de
France n'avait pas attendu le 18 janvier pour déclarer sa pensée; il
revient sans cesse depuis l'événement à la même conjecture : a Le
pauvre jeune homme, dit-il, devient plus insensé de jour en jour,
tellement que la tour d'Ëssiles ou celle d'Arevalos où sa grand'mère
mourut folle ne lui peuvent faillir pour sa retraite, s'il vit longue-
ment. y>
Si du reste le roi avait pu conserver quelques doutes sur l'état
mental de son fils et sur les projets enfantés par ce bizarre délire, il
dut, par la lecture des papiers saisis chez le prince, se féliciter de sa
résolution. Il trouva dans le coffret qu'il avait remis au prieur don
Antonio d'abord deux listes singulières : don Carlos avait placé dans
Tune tous ceux qu'il haïssait, dans l'autre ceux qu'il aimait. Parmi
ces ennemis qu'il disait détester a jusqu'à la mort, » se trouvait au
premier rang le roi, puis venaient Ruy Gomez, et l'on ne sait pour-
quoi la princesse d'Éboli qui devait plus tard jouer un rôle si étrange
dans les romanesques aventures d'Antonio Ferez \ le président Espi-
nosa et le duc d*Albe. Parmi ses amis, il avait placé la reine qu'il
semble en effet avoir toujours entourée de la plus respectueuse affec-
tion, don Juan d'Autriche, don Luis Quixada et don Pedro Fasardo,
ambassadeur d'Espagne à Rome, dont las relations avec le prince
nous sont inconnues. Mais d'autres papiers attirèrent surtout l'atten-
tion de Philippe II, c'étaient des lettres qui devaient être envoyées
par des affidés après le départ. La première était destinée au roi :
elle contenait spécialement des plaintes sur divers outrages que le
prince prétendait avoir subis depuis plusieurs années. Dans la seconde,
qui était adressée aux grands du royaume, après avoir exposé les
mêmes griefs, il leur rappelait qu'ils lui avaient juré autrefois fidé-
lité à Tolède, et déclarait devoir leur restituer divers privilèges
récemment abolis; dans une autre lettre écrite pour les communes,
il promettait de les délivrer des charges nouvelles que son père leur
avait imposées. Enfin^ il demandait à tous les princes de l'Europe
1. Voir le beau travail de M. Mignet, Antonio Ferez et Pkilippe IL (Biblio-
tbèqoe Charpentier.)
1
278 DON CARLOS
leur secours et leur amitié ^ C'était sans doute à ces lettres
nelles que Tambassadeur de France faisait allusion quelques jom
plus tard : « Il s*est découvert luy-mesme de mille folles rftvefioi
bien estranges, qu'il avait conçues en son esprit^, » et Philippe les
avait en vue lorsqu'il disait qu'il pourrait montrer « quarante cansei
et raisons', d s'il avait besoin de se justifier.
Dès le lendemain, une commission était nomfnée pour s'oocoper
de cette afiaire. Elle fut composée d'Espinosa, de Ruy Gomez, die
Briviesca de Mutanones, un des conseillers de Castille. Le roi la pré*
sidait, Podro de Hayo en fut le secrétaire ^. Il est étrange que des
historiens sérieux aient cru voir là un procès. Il n'y en a pas ea, il
ne pouvait pas y en avoir. Presoott se fait illusion ici encore ; Phi-
lippe II répétait sans cesse que son fils n'était coupaUe d'aucuD crime
d'Etat, et quant à ces « delicta hereticalia^ )> que l'inquisition était
chargée de poursuivre et de punir, le roi a pris soin, dans phisieurs
lettres, entre autres dans celles qu'il envoya en Flandre au dac
d'Albe et en Allemagne à l'Empereur^, de détruire un pareil sodp-'
çon : a Ma détermination, dit^il, ne provient ni de faute commise
par lui, ni d'atteinte portée à la foi. t> Rien n'est plus explidle, et
tous ks actes de don Carios, depuis sa naissance jusqu'à sa mort,
viennent confirmer l'affirmation du roi. Gela posé, un jugement senût
inexplicable : Philippe II, je le sais, fit venir de Barcelone les pièces
du procès que Juan II d'Aragon, père de Ferdinand le Catholique,
avait un siècle auparavant fait instruire contre son fils le prince de
Viane^ : c'était, j'en convient, comme modèle de procédure; nais
dans quel but cette procédure? pour condamner don Carios? à propos
de quel crime ? un fou est toujours innocent* N'était-<» pas bien plo-*
tôt pour faire déclarer déchu de ses droits au trtae un prince incs-
pable de régner. Ce procès est simplement une enquête; ce tribunal,
si don Carlos eût vécu, n'aurait prononcé imcune condamoatiott, mais
une déchéance. Ne suffisait^il pas de le séquestrer? demande uo \àh
torien *• Assurément non : Philippe II devait régulariser juridique-
f . Lettere^ etc. (Mss. du nonce). Dépêche du 30 avril 1568.
2. Lettres â*Éfat (Mss. Fourquevaulx). Dépêches du 22 juin et du 5 février.
3. Ibid.
4. Cabrera^ VU, 477.
3. Llorente. Mss. Inquisition d'Aragon.
6. Arch. de Simancas, liasse 150.
7. Cabrera, V!ï, 477.
8. Rosseeuw-Saint-Hilaire. Histoire d'Espagne, VUI.
ET PHILIPPE II. 370
ment la situation de son fils, s'il Youlait éviter pour Tavenir des
désordres funestes à l'unité de la mouarcbie. Il fallait délier les
Espagnols du serinent de fidélité prêté à Tolède ; sinon, de droit et de
fait, prisonnier ou libre , raisonnable ou insensé, don Carlos demei^
lait Théritier du trône, héritier impossible, il est vrai, mais inéyitahle
prétexte de discorde. Déjà le connétable de Caslille avait laissé en^
tendre qu'il aurait dû être appelé au conseil où l'arrestation du
prince aTait été résolue, comme le premier des grands qui lui aTsient
autrefois juré obéissance. Un mot de l'ambassadeur de France
démontre bien quel sens on doit attacher à la réunion de ce tribunal
suprême : a II sera procédé, écrit-il à Catherine de Médicis, par Toie
de justice contre le prince d'Espagne, pour le faire déclarer inhabUe
à succéder. » Ajoutons que cette procédure reprochée à Philippe U
l'absout d'une grave accusation : si, comme beaucoup de gens le
croient, il avait désiré ou espéré la fin prochaine de son fils, à quoi
bon commencer une enquête, pourquoi l'écarter du trône, si la mort
devait trancher la question ?
Philippe, mystérieux et mesuré dans cette affaire comme dans tous
les actes de sa politique, ne voulut pas que les villes d'Espagne et ks
cours étrangères en fussent informées avant qu'il ait pu leur écriée
lui-même« Dès le lendemain de l'arrestation de son fils, il donna
ordre d'empêcher tous les courriers de quitter Madrid ^ Quatre jottcs
après seulement, le 22 janvier, il les laissa aller porter au loin la nou-
velle qui devait étonner le monde. 11 pressentait bien le retentissement
qu'un tel événement aurait en Europe ; c'est pourquoi après en avoir
informé les conseils avec une grande réserve, et, dit un manufserit,
avec une telle émotion que les larmes lui jaillirent des yeux ^, il fit
parler aux divers ambassadeurs par Ruy Gomez et Espinosa. Le lan-
gage de ces deux ministres demeura dans les limites d'une confidence
droonqiecte, qui, sans satisfaire absolument une curiosité légitime,
nais inopportune, ne marqua point toutefois à des ambassadeurs
«ne défiance blessante. Espinosa fit entendre au nonce : « Que 8a
Majesté n'avait eu égard en cette rencontre qu*au service de Dieu et
au bien de ses royaumes, et que du reste le roi écrirait le lendemain à
Sa Sainteté ;i> il ajouta que «cle bruit d'un complot formé par le prince
1. Lettres d*État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche du 22 janviûr.~-Lettere, etc.
(Mjss. du nonce). Dépêche du 24 janvier*
2. Relation d*un officier de la maison de Ruy Oùmet. Mss. Àrch. de Simancas,
1. 2018.
280 DON CARLOS
contre la vie de son père était absolument faux ; que la cause de son
arrestation était, s'il est possible, plus triste encore; que le roi, n*ayant
pu parvenir à régler Fentendeni^nt de son fils, avait été réduit à cette
douloureuse nécessité ^ » Ruy Gomez, chargé d'entretenir les ambas-
sadeurs laïques, parla d'abord à l'envoyé de l'Empereur, plus inté-
ressé que tout autre dans cette affaire, comme représentant le souve-
rain dont la fille était fiancée au prince % puis à l'envoyé de France.
Il leur avoua « que le roi, ayant perdu l'espérance que son fils devint
sage et digne de la succession de ses royaumes et estats, a advîsé de
prendre une autre voye, qui est de loger le dict prince en une bonne
chambre du palais de Madrid. » Il ne voulut, non plus qu'Espinosa,
leur laisser aucun doute sur les projets de parricide attribués à don
Carlos : c'était le désir formel du roi , qui ne manqua jamais de
démentir ouvertement cette calomnie.
Tandis que ses ministres annonçaient officiellement la nouvelle au
corps diplomatique, Philippe en faisait part aux villes d'Espagne et à
divers souverains. Aux villes, il parle le langage d'un maître qui
n'admet pas d'objections aux arrêts de sa sagesse infaillible'.
a Sachez, leur dit-il, que pour des causes justes, par des considéra-
tions relatives à notre service et au bien public, dont nous sommes
responsables comme roi et comme père de nos peuples, nous avons
ordonné de renfermer le prince, notre fils, dans un appartement
désigné de notre palais... Vous saurez plus tard, quand il sera néces-
saire, les raisons majeures qui nous ont déterminé. » Dans sa lettre à
l'Empereur, il se préoccupe surtout de laver son fils du soupçon,
d'hérésie et de rébellion, et il ajoute : <k II n'y a aucun moyen à pren-
dre pour une réforme; les faits sont si naturels et si confirmés qu'il
n'y a plus d'espérance; rien ici n'est temporaire ; on ne peut compter
sur aucun changement*. » Le vice-roi de Naples, don Parafar de
Ribera, duc d'Alcala, reçut une missive analogue à celle que Philippe
avait envoyée aux villes d'Espagne : sans insister sur les faits, le roi
lui promettait ce de plus amples détails quand le temps en serait
venu*. »•
i. Lettere, etc. (Mss. du nonce). Dépâche du 24 janvier.
2. Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche du 22 janvier.
3. Colmenarès, Hist. de Segovia, 541. — Zuniga, Annales de SemUa, 530
(lettre du 22 janvier).
4. Archives de Simancas^ liasse 450.
5. Bagguaglto, etc. Mss. déjà cité.
ET PHILIPPE II. 281
U y avait deux personnes souveraines auxquelles il convenait d'é-
crire d*abord : la reine de Portugal, sœur de Charles-Quint et
grand'mère du prince; le pape, comme chef de TEglise. Aussi, dès le
20 janvier, le roi adressa-Uil à chacun d'eux une lettre où , sans rien
préciser, d'une part il invoque auprès du saint-père le souvenir de
ses pieux respects envers le siège apostolique; d'autre part, auprès de
la reine de Portugal, rappelle les sentiments de son cœur paternel :
tt Mon fils, depuis son enfance, écrit-il à Rome, dans sa conduite, son
jugement et la direction de sa vie, ne s'est pas montré tel que doit
être rhéritiér de tant de royaumes... J'ai dû me décider à un grand
changement^. » Dans sa lettre à Lisbonne, on sent qu'il écrit à une
personne de sa famille : il laisse éclater cette tristesse réelle que le
nonce, le même jour, avait remarquée sur son visage ^ : « J'ai dû,
s'écrie-t-il, sacrifier à Dieu ma propre chair et mon propre sang, et
préférer le bien public aux considérations humaines. Les causes de
cette décision sont si graves que je ne pourrais les exprimer et que
Votre Altesse ne pourrait les entendre sans une douleur profonde. »
Il veut toutefois rassurer la vieille reine sur les actes de don Carlos :
<i Ne croyez à aucune faute, à aucune insolence, lui dit-il expressé-
ment : celte affaire a un autre principe et d'autres racines. J'ai dû,
avant tout, satisfaire aux obligations que j'ai reçues de Dieu'. y>
Cet événement fit une grande impression dans les cours étrangères.
L'Empereur et l'Impératrice, prévenus immédiatement, parurent
vivement troublés. Le mariage qu'ils méditaient depuis si longtemps
disvenait impossible : ils laissèrent voir toute leur émotion en pré-
sence de Luis Yanegues, venu extraordinairement de Madrid, et du
comte Chantoney, ambassadeur d'Espagne ^. Maximilien résolut d'en-
voyer auprès de Philippe II l'archiduc Charles, son frère. Pie Y
montra au roi la plus grande confiance : <c Le roi, dit le nonce, fut
touché jusqu'aux larmes des bienveillantes consolations qne le saint-
père prodiguait à sa douleur. » Charles IX et Catherine de Médecis,
dont nous avons sous les yeux les lettres inédites, ne dissimulent pas
1. Archives de Simancas, liasse 2018. — Mss. B. I., 2632, 1068.
2. Lettere, etc. (lUss. du nonce). Dépêche du 24 janvier.
3. Archives de Simancas, liasse 2018. ^Mss. B. I., 1068. —Cabrera, VII,
475. (Cabrera prétend que cette lettre est adressée à Tlmpératrice ; c'est une
erreur démontrée par l'original de Simancas.)
4. Cabrera, VIII, 495. ~- Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche du
8 mai 1508.
282 DON CARLOS
rétonnement où cette lettre les a ploogés : « J'ai trouvé, écrit le roi
à son ambassadear, le faict de rempriflonaeœent du prince d'Eapaî-
gne aussi estrange que chose que j*aie jamais entendue, ne pott^ank
croire qu'il ait peu tomber en entendement d'homme ce que VDoa
m'avez mandé qui s'en dit. » ■ Catherine, le même jour, ajoute à k
lettre de son fils : a Je vous asseure que j'en suis autant marrie qae
le roy mon gendre en sera travaillé et que le faict est estrange ^ »
Quant à la reine de Portugal, elle ressentit en mère le malheur de
son petit-fils. A la fin de février, un ambassadeur portugais arriva à
Madrid. La reine priait qu'il lui fût permis de venir elle-même
soler don Carlos dans sa prison^. Mais Philippe ne voulait voir
sonne, et surtout une femme, s'immiscer dans les actes de
gouvernement. Il souffrait déjà de tout le bruit soulevé par cette
catastrophe domestique : «c Leur (aict, écrivait le 2S nuurs Catherine
de Médicis, est aujourd'hui dans la bouche de toute la cbrestienté. »
U avait, peu de jours auparavant, fait savoir aux provinces d'Aragon,
de Valence et de Catalogne, qr.i se disposaient à envoyer des députés
à sa cour^ que cette démarche ne parviendrait qu'à lui déplaire^*
C'est pourquoi, après avoir gratifié l'ambassadeur portugais d'une
chaîne de mille écus, il fit partir pour Lisbonne un personnage de
qualité, porteur d'un refus qu'il était aisé de prévoir *. Il avait déjà
refusé la même entrevue à sa sœur et à la reine Elisabeth^. Il oom-
prenait bien qu'il lui serait plus difficile de persévérer dans ne
résolution qu'il jugeait nécessaire, si des femmes, justement vénéiées,
connaissant mal l'état du prince ou cédant aux inspirations d*une
pitié respectable, mais inopportune, venaient solliciter la liberté de
don Carlos, donner à la cour le spectacle de leurs larmes et apporter
leur imagination, leurs idées préconçues, leur propre jugement, an
milieu d'une afEaire d'État.
IV
A la cour cependant, on ne semblait plus songer à don Carlos; la
i. Mss. Fourquevaulx. Lettres du roi et de Catherine de-MédiciSy 13 février.
2« Ibid. Dépêche du 9 mars. -^ Lettere, etc. (Mss. du iu)nce).^Dépécbe da
2 mars et du 8 mars.
3. Id,f tbid.
4. id., tôid.
5. Id,f t&td.
ET PHILIPPE II. 2»3
des oomiÎMiis l'oubUait déjà pent-^tre, ou se lassait descom-
meataires conlus qui drcnlaient à petit bruH sur cette mystérieuse
cBfiiTité. Nous croyons plutôt qu'on Toulait se conformer au désir
OQTertement manifesté par le roi : il avait fait défendre aux prédica^
tenrs toute allusion à l'emprisonnement du prince ; lui-même et ses
fjMDfliers observaient sur ce point le plus imperturbable silence ' ; la
cour comprit et imita le maître. D'ailleurs, si beaucoup de gens fai-
saient ooortr d^inTraisemblables détails sur les projets du roi*, on
savait peu de chose sur la conduite de don Carlos dans sa prison. On
apprit cependant qu'à la première fureur avait succédé un profond
afaiittement parfois interrompu par des transports de délire. Tantôt il
se refusait à prendre aucune nourriture pendant deux ou trois jours,
tantôt, et quand son estomac, fatigué de ce long jeûne, eut exigé les
plus scrupuleux ménagements, il se livrait à de monstrueux excès de
table : il dévora un jour, en un seul repas, un pâté de quatre perdrix
atec la croôte et but dix ou douze litres d'eau glacée. II restait couché
d'ordinaire et plaçait dans son lit une bassinoire pleine de neige.
Pttfois, trompant la surveillance de ses gardiens, il inondait d'eau
le parquet de sa chambre et s'y promenait les pieds nus, ou bien il se
tenait sans vêtements, en plein hiver, devant la fenêtre ouverte'.
Aussi devenait-il « sec et maigre à vue d'œil, d dit l'ambassadeur de
France : de tds excès, comme un historien le fait judicieusement
remarquer, auraient inévitablement tué un homme plus robuste^. Sa
santé, déjà si débile, ne pouvait y résister ; il devenait « plus insensé
de jour en jour'^ )> et sa frêle organisation physique s'affaissait en
même temps. Toutefois, jamais sa folie ne fut constante : il avait des
instants lucides dont on profitait pour calmer par les consolations
idlgieuses ce désespoir eflhiyant. On redoutait surtout qu'il n'en vint
tu suicide. La crainte d'un tel dénomment tourmentait la conscience
de Philippe IL II pria donc un ancien aumônier de son fils, le
1. Lettere, etc. (Mss. du nonce). Dépêche du i4 février. — Re/o<ton d'un
(fflMer de Ruy Gamez. Mss. déjà cité. — Lettres d'État (Mss. Fourquetaulx).
Dépêche du 26 mars.
2. Voir dans Fourquevaulx le bizarre projet de mariage entre don Carlos
et la princesse Jeanne. De telles hypothèses sont au-dessous de la discussion.
3. Sh-ada, loc. ctX — Ferreras, IX, 5BI.— Lettere, etc. (Mss. du nonce).
27 juillet. — Cabrera, loc. ciL
4. Cabrera.
5. Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dépêche du 6 avril.
284 DON CARLOS
P. Saarez , qui ayait oonservé beaucoup d'influence sur l'esprit do
prisonnier, de lui écrire pour Féloigner de pareilles pensées, et l'ex-
horter à tourner ses espérances vers Dieu ' . La semaine sainte appro-
chait : soit que cette époque solennelle, ait réveillé les sentimenfs
du prince, soit que les exhortations du P. Suarès Talent ému, il se
confessa le mercredi saint ^,^ et demanda la communion pour le jour
de Pâques. Ce désir embarrassa vivement les casuistes de la cour.
Don Carlos était notoirement fou : était-il permis de lui administrer
l'eucharistie ? Dans cette inquiétude, et ne sachant encore que déci-
der, le roi fit retarder de quelques jours. Enfin, après plusieurs con-
férences, on résolut de satisfaire à la volonté du prince, qui était
calme depuis un temps assez long^ Le mercredi de Pâques, la messe
fut dite comme d'ordinaire dans la pièce voisine, fiuy Gomez, don
Juan Borgia, don Gonzalès Chacon y assistèrent. Au moment de la
communion, don Diègue de Chaves, qui officiait, voulut que don
Carlos sortit de sa chambre pour venir recevoir l'hostie. Mais rinfimt,
avec une douceur et une soumission qu'il n'avait jamais montrées,
s'y refusa par respect pour la volonté de son père, et dut conmiunier
à travers les barreaux qui séparaient sa chambre de la chapdle *.
Cette cérémonie surprit la cour de Rome qui connaissait l'état mental
du prince; les théologiens espagnols avaient pensé que, dans ses
intervalles de raison, don Carlos pouvait s'approcher des sacrements.
Philippe II, pour ne laisser à Rome aucune ombre sur son ortho-
doxie, crut devoir expliquer sa conduite au saint-siége, et il écrivit
en ce sens à don Juan de Zuniga , son ambassadeur auprès du saint-
père*.
Toutefois , les symptômes de folie reparurent bientôt avec une
déplorable intensité. Don Carlos, selon l'expression du nonce, « fid-
sait une vie de désespéré^. » Il refusait toute nourriture, et pàidant
huit jours, du 15 au 21 juillet, il ne mangea que quelques fruits^.
En même temps, la fièvre qui le minait depuis longtemps prit un
i. Celte lettre, si singulièrement commentée par Prescott, est aux archives
de Simancas.
2. Lettere, etc. (Mss. du nonce). 4 mai 156S.
3. Lettres d'Éiat (Mss. Fourquevaulx). 8 mai 1S68.
4. Lettres d'État (Mss. Fourquevauix). 8 mai 1568.
5. Arch. de Simancas, liasse 906.
6. Lettere, etc. (Mss. du nonce). 21 juillet.
7. Lettres d'État (Mss. Fourquevauix). 21 juillet.
ET PHILIPPE II. 285
caractère plus menaçant. La dyssenterie et les vomissements vinrent
s y joindre ^ On ne douta plus de sa fin prochaine; lui-même le com-
prit, et dicta à son secrétaire un codicille au testament qu*il avait
fait autrefois : comme il n'avait pas conscience de son délire, et attri-
buait son emprisonnement à ses projets de fuite, il priait le roi de
lui pardonner, puis il lui recommandait les gens de sa maison,
donnait la majeure partie de ses revenus aux églises et aux hos-
pices pauvres, un diamant à Rodrigue de Mendoce ^. Enfin il ex-
prima le vœu de voir son père avant de mourir. Le roi , dont
l'fime froide et dure n'était pas susceptible d'un élan de tendresse
spontanée, consulta le confesseur du prince, don Diègue de Chaves,
et 1 evéque de Carthagène '. Tous deux furent d'un avis contraire à
cette entrevue , et peut-être était-ce plus sage. Les approches de la
mort, l'imposante gravité de ceux qui veillent auprès du lit des mou-
lants avaient arrêté les agitations de cet esprit sans règle, et répandu
dans l'âme du malheuiteux prince cette sérénité suprême qui adoucit
la dernière heure. On craignit que la présence de son père, qu'il
n'avait pas vu depuis la nuit de son arrestation , ne lui causât une
émotion trop violente , et ne troublât le calme nécessaire à la dignité
de la mort. Le roi se résigna : il s'avança seulement jusqu'à la cloison
qui séparait la chambre de son fils de l'appartement de Ruy Gomez,
et lui envoya à travers la muraille une dernière bénédiction ^.
Le prince avait souhaité recevoir la communion ; mais, quoi qu'en
disent plusieurs historiens, son état de santé, et surtout ses vomisse-
ments continuels, forcèrent son confesseur à la lui refuser ^ Il dut se
borner à adorer l'hostie qui lui fut présentée. Enfin, cette lente agonie
touchait à son terme. Pendant la nuit qui précéda la vigile de Saint-
Jacques (23 juillet), l'infant interrompit tout à coup les prières qu'il
rq)était, et demanda l'heure. On lui répondit qu'il n'était pas encore
minuit. H se tut, et peu de temps après adressa la même question à
œux qui l'entouraient. H était minuit passé ; dès qu'il eut entendu
cette réponse : « Il est temps, » dit-il, comme dix ans auparavant
son aïeul Gharle&-Quint^. Il ordonna qu'on lui mit dans la main un
i. Lettres d*État. (Mss. Fourquevaulx) 2i juillet. — Cabrera, loc. cit
2. Cabrera, 2oc. dt,
3. Cabrera, ibid. — Lafuente, XIH.
4. Cabrera, ibiéL — Lafaente, XIII.
ï>. Lettere, etc. (Mss. du nonce). Dépêche du 27 juillet.
6. Car^a de Luis Quixada a J. Vasquez. Mss.
2ge DON CARLOS
cierge bénit, et, fie tournant vers son ooofesseur, il knplom son aide
pour œ dernier moment ; puis, murmurant Aes paroles qui deviovtot
de plus en plus confuses, il expira. Il aTUl TîagMroîs ans, sis mois
et sciae jours'.
Le 25 juillet le corps fut porié en grande pompe à Tcglise de
Saintr-Dominîqae ^. Dm Carlos était revêtu', selon le désirqu'il aiait
maintes fois exprimé de son vivant, de Tbahii des religieux fmarii
cains, et envelc^pé d*un drap de brocart, nuâs le visage était découvert.
«c II ne paroissait, dit Fourquevaulx, aucunement défaiot de la an*
ladie, sinon qu^il estoit un peu jaune. » Jusqu'à la sortie du palais,
le cadavre, étendu sur un brancard , fut porté sur les qmiles du comle
de Lerrae, de don Juan Bf rgia et de qnel^ies-iHis de ses gardes K
A la porte du palais, il fut reçu par plusieurs grands d^fiqpagne,
entre autres Ruy Gomez^ les ducs de Tlnfantado et de Bioseea, d
escorté jusqu'à Téglise par les princes de Bohème, les minislres, k
nonce, les ambassadeurs ^ en costume de deuil « avec le ehi4)eBiNi i
Tespaignole" d et un nombreux cortège de gentilshommes. LenH,qHi
conformément à Téliquette des cours, ne pouvait ie rendre à Téglise,
avait assisté de sa fenêtre à ce lugubre spectacle ; il parui fortcmoit
ému, et après avoir écrit le 27 juillet des lettres drculains am
villes d'Espagne, à divers grands éloignés de Madrid, au duc d'Âlhe
et aux souverains de l'Europe, H se retira pour quelques jaurs dan
le monastère de Saint-Jérôme \ Dans ces diverses missives, il semble
spécialement touché des sentiments r^gieux manîleatés par son §k
à sa dernière heure : « Sa fin fut ai chrétienne, écrH*il dans ki
mêmes termes aux communes', aux grands^ et au duc d*Albe^,
qu'elle m'a donné une grande consolation au milieu de la doukiir
que je ressens de sa mort. » Loin 4e redouter les tristes démonsba-
tions de la cour et des ambassadeurs étrangers, il reçut ces dennesi,
1. Lettere, etc. (Mss. du nonce). 27 juillet.
2. Lettere, etc. IMd.— Lettres d'État (Mss. FourquevauU). Dép. du 26 juillet.
8. Ed., ibtd.
4. Cak-eni, loc HU
5. Lettere, etc. (Mss. du nonce). 27 juillet. — Lettres d'État (Mss. Fourque-
vauk). ])ép. du Id juUlet.
6. Lettres d'État, etc. Même dépêche.
7. Cabrera, loc. cit.
8. Zuniga, Armaîes de Setnlla.
a. Archives du marfois de Villafraoca.
10. Mss. delà B. L,846.
ET PHILIPPE U. 287
à son retourdu monastère, dane uneaudienee solenn^e ', et se moa-
tea bieBrreillant enTers les seigneurs qui parurent le plus aflfigés : le
tonte de Lerme, qui s^était, jusqu'au dernier moment, déyoué au
lenrioe du prince, fut nommé gentUliomme de la chambre et corn*
vandear de CalatraTa ^.
Telles fttrent, suivant les documents les plus authentiques et les
suspects puisque la plupart sont manuscrits , la Yie et la
de don Carlos. Ce prince, fou par intervalles depuis son
d^Dce, était atteint dans ses trois dernières années d*une ma-
ladie bizarre el dangereuse, la monomanie de la politique. S*il faut
regretter que le roi n'ait pas mentré plus de douceur, n'oublions pas
non plus, arnime le fait justement remarquer M. Mérimée, qu*à
cette époque a on traitait les fous par le neri de bœuf p et don Carlos
n'a pas été condamné à un pareil supplice. II est mort naturellement
dans sa prison à la suite d'excès frénétiques. A nos yeux, il n'y a
point d'autre solution. Discuter gravement, comme Prescott, les
rêveries politiques de don Carlos, le représenter comme un rebelle
sérieux et comme un hérétique, c'est se méprendre étrangement. Il
n'y a jamais eu dans l'esprit de l'infant que du vide ou des chimères.
Destinée étrange sans doute et bien digne d'émouvoir la pitié
sans qu'il soit nécessaire de recourir à des fictions I Insensé, ma-
lade, prisonnier, mourant à la fleur de Tâge, le malheureux prince,
né au milieu de toutes les splendeurs de ce monde, avait épuisé en
peu d'années les plus grands maux qui puissent être infligés à l'homme,
et le rang élevé où il était placé semble une cruelle ironie du sort.
Quelques mois plus tard, un nouveau malheur, qui devait aussi
fournir à l'imagination des épisodes plus ingénieux que véri-
diques, venait frapper la maison d'Espagne. La reine Elisabeth
mourut en couche le 3 octobre. Les poètes, silencieux sur la mort
de don Carlos, célébrèrent celle de la reine dans leurs plus plaintives
élégies, et leurs accents émus en face de ces royales infortunes repro-
duisirent cette antithèse de la jeunesse, de la grandeur et de la mort,
vérité vieille comme le monde, mais toujours touchante, parce qu'elle
exprime l'étemel sentiment de l'humanité devant les plus belles et
les plus tristes ruines ^,
i. Lettres d'État (Mss. Fourquevaulx). Dép. du 27 août 1S68.
2. Cabrera, toc, cit.
3. Foesias de Pedro Lainez. Mss. B. I., 8169.
n
288 DON CARLOS
Quant au roi, il fut bientôt distrait de sa peine par les affiiires de
rÉtat, de jour en jour plus graves. Les Pays-Bas étaient en pleine
révolte, l'Angleterre hostile, la France alliée incertaine, rAllemagne
protestante indignée. Il résolut de rattacher TËmpereur à sa cause et
d'épouser lui-même cette princesse Anne de Bohême, naguke
fiancée à son fils. Mais il fallait attendre la fin de son deuil : grave,
sombre, uniquement préoccupé par les difficultés présentes qui sur-
passaient ses efforts, épuisaient ses ressources et trompaient ses prévi-
sions, il ne songea dès lors qu*à dominer l'insurrection des Pays-
Bas ; les soucis du gouvernement habitèrent seuls avec lui son |)alais
silencieux, et ses regards, longtemps distraits par les émoti(»s
domestiques, ne se détournèrent plus des malheureuses provinces
que torturait le duc d'Albe.
REVUE DES SCIENCES
DES GÉNÉRATIONS SPONTANÉES.
La croyance aux générations spontanées est aussi ancienne que
l'histoire elle-môme ; partout on la retrouve à l'état d'opinion vulgaire
ou de doctrine philosophique. Le livre des Juges nous montre un
essaim d'abeilles naissant des entrailles d'un lion ; Virgile fait sortir
un essaim semblable du ventre fumant d'un taureau. Nous avons tous
traduit au collège ces beaux vers de Lucrèce :
Nonne vides quaecumque mor& fluidoque Hquore
Corpora tabuerint in parva anîmalia verti.
Il est incontestable que, pendant bien des siècles, on a considéré
comme les résultats d'une génération spontanée tous les animaux que
Ton voyait apparaître sans qu'il fût possible de leur attribuer un mode
normal de formation. Après de grandes pluies, des poissons se mon-
traient-ils tout à coup dans des marécages longtemps demeurés à sec,
des rats, des reptiles, des insectes, se répandaient-ils inopinément par
myriades dans un pays où jamais ils n'avaient pullulé, dans toutes ces
circonstances le vulgaire croyait volontiers à un phénomène de géné-
ration spontanée, et la science comme la philosophie encourageaient
cette opinion, d'ailleurs sans contradicteurs. Des naturalistes, qui
n'avaient point trouvé d'ovaire aux anguilles, concluaient que ces
poissons ne pouvaient avoir d'autre origine que le limon des marais.
Théoriquement, on tenait pour démontré que tout corps sec qui
devient humide et tout corps humide qui se sèche produisent des ani-
maux, pourvu qu'ils soient susceptibles de les nourrir. La puissance
formatrice n'était autre chose que l'action combinée de l'air, de la
chaleur et de l'humidité.
Le moyen âge et la renaissance accueillirent sans trop les discuter
les opinions des anciens sur la génération spontanée; le nom d'Âris-
tote leur servit de garantie. Cependant, lorsque les sciences d'observa-
Tome XI. — 41* UvraiMm. 10
290 REVUE DES SCIENCES.
tioD eurent commencé à prendre leur véritable caractère et à s*appuyer
sur une critique judicieuse des faits, on restreignit insensiblement
l'application de cette doctrine. En môme temps, on lui donna saTéri-
table formule; on entendit par génération qxmtanée^ spantéparité^ hété-
rogénie, toute production d'êtres vivants qui, ne se rattachant ni pour
la substance ni pour l'occasion à des individus de la même espèce, a
pour point de départ des corps d'une autre espèce et dépend d'un con-
cours d'autres circonstances.
La possibilité de créations de cette nature n'était point contestée a
priori; on ne voyait point d'inconvénient à laisser expliquer ainsi pro-
visoirement Tapparition d'êtres organisés dans des circonstances où
les observateurs n'avaient pu découvrir les phénomènes normaux de
la reproduction ; mais c'était là une simple hypothèse, controversable
pour chacun des cas auxquels elle s'appliqnaiL II arriva souvent que
des naturalistes, en principe très-partisans de l'hétérogénie, contii-
huèrent.par leurs travaux à élaguer de la science les laits qui avaient
semblé les plus probants en faveur de cette doctrine. De là, parmi les
historiens, une confusion assez bizarre lorsqu'il s'agit de retracer les
interminables luttes qui se sont engagées sur le terrain de la généra-
tion spontanée. D'autres difficultés résultent d'interprétations inexactes
de certains passages des auteurs. C'est ainsi qu'Harvey a longtemps
été posé comme le chef des antihétérogénistes, et cela en vertu de
son fameux aphorisme omne vivum ex ovo^ aphorisme dans lequel otmm
signifie simplement» et cela est bien prouvé aujourd'hui, toute ma-
tière renfermant les éléments nécessaires à la production d'un corps
vivant. Or, loin de contester la spontôparité, il dit en propres termes,
dans ses exereitationes de generatione animalium^ que des animaux et
des végétaux peuvent tirer leur origine de la puti^faction. En détroi*
sAUt les arguments si souvent invoqués par le vulgaire, lorsqu'il était
question d'hétérogénie, Redl, Yallisneri, Swammerdam, Spallansuri,
rendirent assurément service à cette doctrine ; ils l'obligèrent à cour
centrer ses forces et à quitter des positions qui ne valaient point I&
peine d'être défendues.
Du reste, tout an perdant eontinnellement dii terrain- dans le
domaine des faits et de l'expérimentation, l'hétérogénie ne. oetsa point
pour cela de compter d'ardents défenseurs; il suffira de citor Buffim,
Needham, Otton MûUer, Tiedeman, Tréviranus, Braaser, Bory de
Sâint-Vincent». On conçoit l'embarras des savants qui, n'ayant point
le loisir d'étudier directement la question, se trouvaient placés aitre
des autorités également considérables. Cuvier et de Blainville se sont
prudemment abstenus^ afiade ne point tomber dans des contradictions
pareilles à. celles de Lamarok. Celui-ci avait écrit dans sa PhUoêopUe,
DES GÉNÉRATÎONS SPONTANÉES. 291
ioolùgique cette phrase explicite : «r La natune, à I^aide de la chaleur
i ^ de la lumière, de Télectrieité et de lliuniidité, forme des généra*
« tioiis spontanées ou direetes à l'extrémité de chaque répie des corps
«Tirants oà se tnnrreiit les pitis simples de ces corps. » Néanmoins,
dans son JKsAmiv des invertébrés^ publiée en C8f 5, il n'hésita pas à
atandonner une eonviction si hardiment exprimée en 1900.
S nous passons aux écrivains qui ont puiûié le plus récemment des
ftaités de phTeioiogie, hm» soyons J. Mûller exprimer ainsi ses doutes :
« On peut se demander si, lorsqu'un corps se décompose, la matiém
• OTgantqfue qni le constitue ne produit pas, sous certaines influences,
« des organismes d'une autre espèce; si non-seulement elle est apte ft
«vivre, mais encore continue de vivre avec d'autres modiflcations;
< si, pmr le concours de certaines conditions, c'es^à*<lire par l'action
« de la lumière, de l'eau, de l'air atifnosphérique, elle se résout en
« infnsoires vivants, tandis qu«, en d'ai]^res circonstances, elle revit
0 dans des plantes appartenant aux classes inférieures. » Bérard, après
avoir discuté les faits relatifs à Phétérogénie, ftiits aujourd'hui limités
aux helminthes et aux animaux et végétaux microscopiques, conclut
qne la génération directe n'est point prouvée en ce qui concerne les
animalcules des infusions; que l'apparition de certetinos espèces végé-*
taies, au contraire, ne saurait guère être expliquée autrement; enfin,
que les vers intestinaux sont peur la plupart le résultat de cette forme
de génération. Le volume qui renferme ces conclusions a paru, il est
vrai, en 1848, c'est-ànlire avant les travaux de M. van Beneden, et
peut-être sous l'influence des assertions d'un médecin de Moscou,
lequel affirmait avoir saisi la nature sur le fiiit et avoir assisté à la for«
mation spontanée des tœnias. Quelques années plus tard, les convie-'
tiens du regretté professeur se fussent probablement un peu modifiées
relativement aux vers intestinaux. M. Longet se montre, dans un sens
opposé, beaucoup plus absolu que Bérard ; il repousse la génération
spontanée sous toutes ses formes, et il rétorque les arguments de ses
défenseurs avec une solidité d'érudition, avec une force de logique
auxquelles il est difficile de résister. Burdach, dans son grand ou-
trage, résumé des théories physiologiques les plus accréditées de
l'àatre côté du Rhin, arbore franchement la bannière de l'hétérogénie;
il discute toutes les objections, il accumule tous les témoignages ; son
livre est l'arsenal où viennent s'armer tous les hétérogénistes actuels.
Nui doute que son influence n'ait puissamment contribué à rappeler
Patlention publique sur une question que la science a déjà tant de fois
reprise et abandonnée.
I^puis le premier jour où il s'est posé devant l'espril de l'homme,
te problème des générations spontanées a dû passer par une série de
202 REVUE DES SCIENCES.
phases en rapport avec le progrès des lumières et les ressources
noavelles conquises par l'esprit d'investigation; en même temps, il a
revêtu les formes caractéristiques imprimées par le génie de chaque
époque. H y a de ces questions qui se perpétuent d'âge en âge, et qui,
disparaissant par intervalles, reparaissent inopinément lorsque l'heure
est venue pour la science de les aborder avec des moyens d'actioo
plus puissants. Malgré tout ce qui a été prouvé contre l'absurdité de
ceux qni cherchaient la pierre philosophale, n'en revient-on pas
aujourd'hui à discuter l'unité de la matière ? Ne voit-on pas des gens
qui affirment que la transmutation des métaux n'est pas une entreprise
tellement chimérique, tellement extra-scientifiqoe qu'on pourrait
l'imaginer, si l'on considérait la question sous sa forme du moyen âge?
Pourquoi n'en serait-il pas de même de la génération spontanée?
Personne, dans l'état actuel de nos connaissances, ne songe à pré-
tendre que les anguilles apparues dans les marécages sont les produits
de l'ancien limon, ni que les viandes corrompues engendrent des
insectes par l'effet seul de la putréfaction. Mais, parmi ceux-là même
qui ont le plus profondément creusé les mystères physiologiques, il se
trouve encore des hommes qui croient à la possibilité de créatioDs
nouvelles en dehors des lois ordinaires de la reproduction. Ces savants
appuient leur conviction sur les faits les mieux constatés de la géo-
logie; ils prennent pour point de départ les bases mêmes sur les-
quelles repose toute notre physiologie actuelle, et, sans s'arrêter à
«les lieux communs trop souvent exploités par l'ignorance ou la mau-
vaise foi, ils pensent que la doctrine des générations spontanées, telle
qu'ils la comprennent, ne saurait être frappée du veto de la théologie.
Dans leur conviction, les objections les plus sérieuses opposées à l'hé-
térogénie ne répondent qu'à des faits isolés, et n'atteignent en aucune
façon le principe même; il reste encore beaucoup d'arguments à&ire
valoir en faveur de cette doctrine ; une discussion nouvelle, conduite
avec toute la sévérité des méthodes d'aujourd'hui, peut en produire
d'autres qui soient enfin décisifs.
Nous n'avons certainement rien dans la science qui exclue à priori
la possibilité des générations spontanées. Sous tous les rapports, Thé-
tèrogénie possède des fondements non moins solides que la pansper-
mie et la parthénogénésie. Si l'on répugne, pour ainsi dire, à la dis-
cuter, c'est que l'on voit presque toujours la question telle qu'elle se
présente dans les livres des philosophes grecs, nullement telle que
l'ont faite le développement des connaissances et les attaques mêmes
de ses adversaires.
L'hétérogénie actuelle ne prétend point que la matière brute puisse
donner naissance à un être organisé; elle n'admet point que ses pro-
DES GÉNÉRATIONS SPONTANÉES. 293
duits dérivent d'éléments autres que ceux qui alimentent la génération
ordinaire. Pour elle, les éléments de la formation première des ani-
maux, comme ceux de leur accroissement, sont essentiellement tirés
d'une matière déjà organisée; c'est an sein de cette matière, déjà pré-
parée par un travail de dissolution, et à la faveur de ce travail même de
dissolution, que se développent les produits de la génération sponta-
née. Il parait impossible à beaucoup de personnes que des molécules
matérielles se rencontrent jamais de manière à constituer de toutes
pièces un être aussi compliqué que l'est manifestement le plus simple
des animalcules. Telle est aussi l'opinion des hétérogénistes. L'infu-
soire ne se forme pas plus de toutes espèces dans l'infusion que le
poulain ne se forme de toutes pièces dans l'ovaire de la jument. Mais,
comme le dit Burdacb, dans la propagation par œuf, le nouvel indi-
vidu s'organise aux dépens d'une masse amorphe de granulations
microscopiques qui se décomposent. Est-il absolument impossible
qu'au sein de la substance grenue produite par la décomposition de
la matière organique il se développe un animal pourvu de bouche, de
cavité digestive, d'organes locomoteurs, quoique d'ailleurs d'une
structure très-simple ?
Pour expliquer la formation de l'ovule dans la génération ordinaire,
nous sommes obligés d'admettre l'existence d'une force que l'on nom-
mera, que l'on spécifiera comme on voudra, mais sans l'intervention
de laquelle les choses seraient restées dans leur état primitif. Ne
peut-on supposer, dans les cas de génération spontanée, l'intervention
d'une force analogue ? Il ne s'agit que de savoir, dit un autre hétéro-
géniste, M. Pouchet, si Tintelligence suprême a, ou non, permis que
la même force qui est mise en œuvre dans l'organisme des animaux
et des plantes puisse aussi, dans certaines circonstances, se manifes-
ter au milieu des débris de ceux-ci ; enfin, si la même loi qui préside
au développement primordial d'un ovule dans le tissu du stroma peut
également élever à la puissance d'un œuf les molécules organiques
dispersées en d'autres endroits. D'après les idées de M. Pouchet, la
génération primitive engendre des ovules spontanés dans le milieu
proligère, absolument sous l'empire des mêmes forces qui façonnent
les ovules ovariens dans l'homogénie ou génération normale. La même
cause excitatrice, le même stimulus^ la même aura vitalis, quel que soit
le nom que l'on adopte, préside à l'un et à l'autre de ces phéno-
mènes. Pris à leiu* première origine, l'animal le plus parfait et le der-
nier microzoaire ne sont qu'une seule et même chose : quelques molé-
cules, constituant un ovule imperceptible, et animées par une force
d'assimilation qui leur est inhérente, et qui les porte à s'accroître aux
dépens des milieux environnants.
294 REVUE BES SCIENCES.
« Dans la geDèse des animaux et des plantes, disent MM. litlré et
Robin ifiictiannaire de Médecine^ p. 627), rien n'existe d'abord que
des matériaux liquides; on voit ces matériaux se réunir presque subi-
tement molécule à molécule, les uns aux autres, en une substance
solide ou demi*solide. La genèse des élémeuls est earaclérisée par ce
fait que, sans dériver direcsbemeut d'aucun des éléments qui les entoO'
rent, ils apparaissent de toutes pièces» par générations nouvelles^ à
l'aÂde du blastème fourni par ces dernîersj blastème dont les mi^é-
riaux se réunissent molécule à molécule. Ce sont, comme on le loif»
des éléments qui n'existaient pas et qui apparaissent. C'est une gén^
ration nouvelle qui ne dérive d'aucune autre directement. » Ces pbé^
nomènes, si nettement caractérisés par les auteurs d'un ouvrage
aujourd'hui classique, ce sont ceux précisément que les hétéregé^
nistes admettent comme inséparables de la production des généra-
tions spontanées*
L'ovule ovarien se développe dans un milieu où la vie règne avee
toute son énergie. Ajusai, bien qu'il tire de lui-même son principe
d'existence, bien qu'il soit l'expression malérielle d'une fonce locar
Usée, individualisée, pour ainsi dire , il n'en est pas moins icai que
l'être au sein duquel il acquiert sa première organisation réagpt sur
lui d'une manière assez puiasanle pour lui imprimer des fiaiactères
déterminés de forme et de structure, caractères qui se perpétuent
à travers toutes les vicissitudes que l'animal rencontre jusqu'à sa»
complet développement. Notons cependant que l'intervention d'une
tierce influence peut venir singulièrement modifier les impreaaioQs
que l'ovule reçoit de la matière ambiante» cooune on Tobserve dans
les cas d'hybridité, et qu'enfin des circonstanees tout i fedt extérieures
peuvent déterminer d'importantes niodifieatlions retativement aux
caractères définitifs de l'indiiidn. C'<est ainsi que les abeilles onvrièns
font à leur gré , de larves à peine écluses, des femeiles, des mftles et
des neutres, et cela sans qu'il aille auife chose qu'un changement de
régime et d'habitation*
Le milieu dans lequel se tomentles géoaéiatîoQS spontanées est âiî-
demment bien inférieur i celui qu'offre un tissu vivaul et plein d'acti-
lété. La matière qui s'organise à nouveau dépend ehimiquement des
éléments qui interviesnent dans sa £Mrm«kion, pbyaiquiraieQt des con-
ditions extérieures de température, de lumière, de pression, etc^
influences suaceptlUes 4e se cooabiner en toutes pfoportiaQS« de se
modifier à chaque hmt^ et qui ne saoraient imposer aax prodmts des
formes d'une absolue fixité. Ce fait expliquerait-il le caractère de
mutabilité si manifeste chez presque tous les êtres que les hétérogé-
nistes considèrent comme pouvant résulta d'une génération sponta-
DES GÉNÉBATIONS SPONTANÉES, 295
née, c'est-à-dire les microzoaires ou animaux des infusions, et les
entozoaires ou animaux qui habitent l'îiitérieur des corps vivants? Les
individus appartenant à ces deux classes subissent certaines méta-
morphoses, et leurs transformations semblent différer de celles qu'on
a observées chez les animaux supérieurs, en ce qu'elles sont beaucoup
plus sous la dépendance des milieux environnants. L'action de ces
milieux ne peut se manifester, relativement aux métamorphosées des
animaux placés vers le sommet de Téchelle zoologique, qu'en arrêtant
l'évolution des phases successives, tandis qu'il est permis de supposer
avec assez de probabilité que les entozoaires et les microzoaires, saus
passer par une série déterminée de transformations, subissent, parmi
un certain nombre, celles qui se trouvent le plus en rapport avec les
oonditions d'existence au milieu desquelles ils sont relégués. Ce fait
n'est plus mis en doute aujourd'hui 'pour les entozoaires, dont les
diverses espèces pourraient bien n'être que les dérivations d'un petit
nombre de formes primitives.
L'étude des organismes inférieurs, à mesure qu'elle devient plus
approfondie, dérange singulièrement la plupart des idées que les
zoologistes semblaient caresser avec une véritable prédilection ; ces
idées, qu'on avait ambitieusement érigées en lois, découlaient d'ob-
servations faites sur des animaux qui résistent aux influences exté-
rieures, qui dominent en quelque sorte les milieux et qui constituent
h représentation la plus élevée de la force de réaction. Mais ces ani-
maux, qui font impression sur notre esprit parce qu'ils sont gros,
deviennent bien peu de chose lorsqu^on les compare à l'infinie multi-
tude des êtres qui subissent docilement l'empire de la matière, et qui,
soumis à des causes incessantes de destruction , ne se continuent
que grùce à la faoîHté avec laquelle ils se reproduisent et se r^-
nèrent.
La comparaison que nous avons essa3ré d'établir entre l'ovule des
générations spontanées et celui des générations normales ne pourrait
être suivie jusqu'au bout dans des conditions complètes de parité, le
développement de l'ovule ovarien étant presque toujours subordonné
à l'intervention complémentaire de la fécondation. Cette nécessite
constitue une des lois les plus constantes parmi celles que l'on admet
dans la zoologie. H est vrai que, si Ton observe ce qui se passe dspos
la série animale, on oonstate un certain nombre de modifications suc-
cessives, dont l'effet est de nous éloigner considérablement du pomt de
départ. Les conditions de la fécondation deviennent de moins en moins
rigoureuses à mesure que l'on abandonne les types supérieurs; de
deux parents, nous arrivons finalement à un seul, dans i'hermaphrodi-
tisme complet; et même, si les faits allégués en faveur de la parthé-
296 REVUE DES SCIENCES.
nogénésie sont exacls, nous aurions des exemples d'espèces se perpé-
tuant, sans fécondation, par plusieurs générations de femelles. D'un
autre côté, bien des physiologistes professent que les éléments de la ma-
tière fécondante se désagrègent au sein du milieu ovulaire, de la même
façon que les éléments mômes dont Tovule s'était primitivement cons-
titué. Cette manière de voir ne semblerait-elle pas impliquer que la
matière fécondante agit comme véhicule d'une force spéciale, la-
quelle pourrait être conçue sous une autre forme de manifestation?
Ce serait le cas dans la parthénogénésie , par exemple , et dans les
générations spontanées.
L'histoire du globe a fourni aux hétérogénistes de nombreux et
puissants arguments. Toutes les espèces dont la reproduction est
aujourd'hui normale ont dû primitivement leur origine à des parents
tirés de la matière même. Il y aurait eu, suivant les uns, une création
simultanée de toutes les espèces, et, au contraire, suivant les autres,
un certain nombre de créations successives. La dernière hypothèse est
celle qui s'accorderait peut-être le mieux avec les faits constatés par
la géologie. La surface du globe s'est évidemment trouvée modifiée à
plusieurs reprises, et chaque fois que des continents ont paru au-des-
sus des eaux, il a bien fallu qu'ils se peuplassent. L'examen des débris
fossiles montre d'une façon péremptoire que chaque période géolo-
gique a possédé des formes organiques qui n'avaient pas existé avant,
qui n'existèrent plus après, et qui , par conséquent , n'ont rencontré
que durant cette période l'ensemble de conditions extérieures indis-
pensables à leur développement. Ces créations ne portent nullement
un caractère provisoire ou ébauché ; elles offrent cette même har-
monie, cette même coordination entre les espèces animales et végé-
tales que nous admirons dans la nature actuelle; enfin, la constitution
des terrains nous prouve qu'elles se sont maintenues pendant des
espaces de temps qui dépassent de beaucoup en durée l'intervalle qui
nous sépare de la première apparition de l'homme.
Ce serait une erreur de prétendre aujourd'hui que l'hypothèse des
créations successives est en contradictionavec le témoignage des Écritu-
res. Les journées bibliques, tout le monde est d'accord sur ce pointons
représentent que des époques d'une durée indéterminée, pendant les-
quelles auraient eu lieu les diverses créations. Les nuits et les jours delà
Genèse pourraient indiquer des périodes alternatives de cataclysme et
de création. Quant au repos dont parle Moïse , cette expression n'in-
dique nullement que la faculté créatrice ait été pour jamais anéantie.
Sans faire intervenir directement l'action souveraine toutes les fois qu'il
naît une monade^ ne peut-on admettre avec M. Pouchet « qu'il existe des
lois dominatrices de la matière et de la vie , déterminant les circons-
DES GÉNÉRATIONS SPONTANÉES. 297
tances dans lesquelles la puissance organisatrice peut se manifester
et donner naissance à quelque être nouveau. » Cette opinion a pour elle
un témoignage qui doit lui donner une certaine valeur aux yeux des
casuistes. Voici en quels termes s'exprime saint Augustin dans ses
lettres sur la Genèse : a La production des ôtres vivants et animés
n'était complète et terminée que d'une certaine manière , dans leur
principe et dans leur cause, en ce sens que la terre et les eaux , en
passant du néant à Tôtre , avaient reçu en même temps le pouvoir
d'amener au jour, à l'époque fixée, les êtres destinés à répandre dans
les airs, dans les abîmes des mers et sur tous les points du globe, la
vie et le mouvement... Ainsi les êtres vivants n'ont apparu dans l'état
actuel que dans le temps, ou, autrement dit, par le développement
successif des siècles. »
Si l'on admet des créations successives, effectuées sous l'inspiration
de la sagesse souveraine et en vertu de lois préétablies, pourquoi ne
se produirait-il plus aujourd'hui des phénomènes analogues? Nous
n'assistons pas, il est vrai, à la formation d'espèces considérables par
le volume, la taille des individus; mais ne serait-ce point parce que
les circonstances extérieures qui ont provoqué l'apparition des grandes
espèces actuelles continuant à se maintenir, le mode ordinaire de
génération suffit pour perpétuer ces espèces dans les proportions où
elles sont utiles à l'économie de la nature , sans que la création de
types nouveaux puisse devenir une des conditions de l'équilibre géné-
ral? Si l'on voit, au contraire, comme l'affirment les hétérogénistes, dès
myriades d'animalcules apparaître spontanément dans les infusions,
c'est que chaque globule d'eau, renfermant de la matière organisée,
est un véritable petit monde, ayant droit à sa population, population
comme lui instable, comme lui se dissolvant et renaissant sans cesse.
Si les espèces microscopiques se présentent sous des formes aussi
variées, c'est peut-être parce que leur petitesse même et leur faible
individualité donnent une influence considérable à toutes les causes
susceptibles de les atteindre. Du reste, dans les organisations de cette
nature, certains caractères, la forme par exemple, pourraient bien
n'avoir plus la valeur que nous leur attribuons dans la zoologie géné-
rale, parce que nous les voyons, chez les espèces voisines de nous,
présenter une assez grande fixité. En tout cas, quelque variés qu'ils
soient dans leurs formes , les animalcules des infusiqps se rapportent
à un assez petit nombre de types , et les micrographes les partagent
seulement en huit familles, elles-mêmes très-peu subdivisées comme
genres.
Dans l'ordre des faits, les arguments favorables à la génération
spontanée ne se rapportent plus aujourd'hui qu'à trois groupes d'êtres
298 REVUE DES SCIENCES.
argamsés : les animaux et végétaux des infusions, et 'les entozoai-
tes. Encore ce cercle déjà étroit semble- t^il se restreindre de jow
eik jour, et les entozoaires sont-ils bien près d'échapper aux hélé-
rogénistes. Pendant longtemps, au contraire, ces animaux aTaieal
semblé leur fournir les preuves les plus concluantes. On sait qn*ïk se
développent non-seulement dans le tube digestif, où leur introdue*
tion se comprend sans peine , mais encore dans le foie , dans le cer-
veau, dans les poumons, dans les os, dans les humeurs de l'œil, dans
IfiB vaisseaux circulatoires, etc., et cela en telle quantité que des tksus
tout entiers, le tissu musculaire chez l'homme, par exemple, ont été
pacfois convertis presque instantanément en une masse verminense. A
la difficultéd'expliquer la présence de ces Ters dans des cavités parM-
tement closes et inaccessibles à l'air se joignait cette circonstance
que, dans un grand nombre d'espèces, on n'avait pas encore déceu-
Tfirt d'organes reproducteurs. Il y a quelques années seulement -que
des travaux dignes de toute confiance ont mis hors de doute Texi»-
tence d'appareils de cette nature chez la plupart des espèces où h fait
était contesté. Chose bizarre, on amontré que ces animaux, jusqu'alors
considérés comme inféconds, produisaient des milliers d'eeirfs,qtie leur
eorps tout entier, d'une extrémité à l'autre, n'était souvent, pour aiin
dire, qu'un appareil reproducteur. On a constaté, en même temps,
qu'ils subissaient des métamorphoses telles, que le fameux temia cm
ver aolitaire n'était qne le second degré de développement d« cf^li^
i^erque. On a vu que les entozoaires entreprenaient des migralians,
Qu'ils passaient, en changeant le plus souvent de forme, d'un organe
dans un autre organe, d'un animal dans un autre animal, et Von a
i^oiyecturé qu'il pouvait bien exister chez ces êtres une fiEteuUé d'adap-
tation , grâce à laquelle des embryons semblables k l'origine étaienl
Bosoeptiblesde produire, suivant la condition où le hasard les plaçait,
des individualités plus ou moins permanentes-, mais toujours en rap-
port avec le milieu. En même temps, on établissait qne, pour iàiv%
parvenir les œufs et les embryons des entozoaires dans les cavités
intérieures, la nature leur avait donné diiîérents moyens d'introdno-
tion, résultant soit de leur petitesse même, et de la facilité avec
laquelle ils se glissent à travers les liquides et les fibres organiques ,
soit de l'existence d'appareils spéciaux, tels que les crodiets perftv
sants dont sont armés les jeunes tœnias.
Les hétérogénistes ne sauraient aujourd%ui s'inscrire en feus eon-
ire les découvertes relatives à la reproduction 4es helminthes; nmis
ils nient énergiquement qu'il résulte de ces découvertes une objec-
tion ahsohie contre leur doctrine. Rien n'empêche, suivant eux, que
des êtres issus d'une génération spontanée se reproduisent easnte
DES GÉNÉRATIONS SPONTANÉES. 299
nooiialeiDueDt C'est ainsi, quel que soit d'ailleurs le système que Toii
adopte, qne les choses ont dû se passer, pour toutes les espèces , aa
début de chaque création. Quant aux migrations et aux transformations
de ces animainr, les partisans de la génération spontanée sont de moins
laoile composition. Se rrfusant systématiquement à admettre les faits
allégttôs par leurs adversaires, ils contestent que Ton puisse expliquer
avec de pareilles hypothèses tant d'ohservations recueillies par les
meilleurs attoors, et qui présentent toutes les garanties d'authenticité*
On a iroQvé des Ters dans des intestins d'embryons humains, dans
des œufs de pocde. II y en a môme, dit Burdach, qui habitent le corps
d'autses entozoaiies. Bctfanus a découvert dans le foie d'un limaçon
des nets jaunes ehec lesquels vivaient des cercaires. Nordmann a
aperçu des entozoaires microscopiques dans les trématodes que con-
tiennent si souvent les yeux des poissons.
Eiideminfiil, il reiste eneove dans l'histoire des entosoaires bien des
obactirîAéa* lies hétéDogémstes, en faisant ressortir le peu de certitode
de nos eomiaîssanoes ^ our tout ce qui concerne ces singuliers dtres ,
obligeront les naturalistes à entreprendre de nouvelles recherdies ,
et, tt ees recherches n'avancent pas la solution du problème des gé«
néraiions spontanées, eUes n'en seront pas pour cela moins utiles
aux progrès de Thelminthologie.
Les animaux et les végétaux des infusions présentent de remarqua^
Ues points de rossemblanoes , lorsque l'on considère leur mode de
déTeloppemeot. Sur la limite qui sépare les deux règnes organiques ,
il se trouve un certain nombre d'espèces dont il serait très-embarras-
sant de spécifier d'une manière exacte la nature animale ou végétale.
LC'déba^, dasis] la gestion qui nous occupe , s'applique à tous les
6tres organisés qui se produisent au sein des infusions, puisqu'il s^agH
de détemâner si, le principe de la vie une fois détroit dans un corps ,
les éléments [dissodés de ce corps peuvent se réunir spontanément
pour reoonslîliier une indivîdQalité vivante.
Itet le monde connaît plus ou m^ns les inlusoires. Il n'est personne,
innm les gens du monde, qui n'ait, à qudque moment, jeté les yeux
i travers un microscope sur ces peuples fantastiques qui, suivant
Toimiion vulgaire, encombreraient chaque goutte d'eau, mais qui , en
Téslité, et fort heureusement pour jnotre hygiène, ne se développent
et ae pullulent que dans les liquides tenant de la matitee organique
en 4issolution. Chi ne s'estimerait point naturaliste, à moins d'avoir
&it un peu d'expérimentation sur ces petits êtres, au sujet desquels
la science nous apprend tous les jours quelque chose de nouveau et
qathrenberg appelait à si juste titre la voie lactée du micrweepe.
4Iq[»eadant , en France surtout , bien peu de savants les ont étudiés
300 REVUE DES SCIENCES.
d'une manière snme, particulièrement au point de vue de leur repro-
duction. Les travaux les plus récents et les plus remarquables sur
cette matière sont ceux de M. Balbiani,
Les hétérogénistes, impitoyablement poursuivis de position en posi-
tion dans la discussion des faits, semblent avoir choisi le terrain des
infusoires comme un dernier refuge. C'est sur ce point qu'ils ont con-
centré toutes leurs forces, et ils tâchent de s'y rendre inexpugnables.
L'année dernière , un des professeurs les plus habiles de l'Eccrie
Supérieure des Sciences et de l'Ecole de Médecine de Rouen, M. Poo-
chet, a présenté à l'Académie une longue série d'expériences tendant
à prouver, d'une manière suivant lui décisive, que le liquide des infti-
sions est le siège de phénomènes relevant exclusivement de l'hété-
rogénie.
H. Pouchet semble considérer la fermentation comme indispensable
à la production des générations spontanées. L'organisme nouveau ne
puise ses éléments qu'à même les débris des anciennes générations.
Si l'on place une matière organique telle que le foin dans des condi-
tions où la fermentation puisse se produire , où les diverses phases
de l'expérience puissent être suivies avec la certitude que les résultats
ne sauraient être attribués à des causes autres que celle qu'on in-
voque, voici, d'après le savant rouenoais, les phénomènes qui apparais-
sent successivement , une fois que la fermentation a provoqué la
désagrégation de la matière organique. Au début, les éléments orga-
nisables semblent être à l'état de dissolution complète dans le liquide.
Les meilleurs microscopes n'y montrent absolument rien de vivant
Au bout de vingt-quatre heures environ, si les conditions de tempé-
rature sont .favorables , on voit apparaître de très-petits corpuscules
arrondis , d'abord immobiles, mais qui, après un autre intervalle de
vingt-quatre heures, manifestent une motilité tout à fait différente da
mouvement brownien. Ce sont des animalcules, soit des Monades
termo et crepusculum, soit desBacteriums ou des Vibrions. Comment
ces êtres se sont-ils produits ? quel est leur mode de formation ?
H. Pouchet ne formule pas d'opinion à cet égard , l'infinie petitesse
des résultats primaires de la génération spontanée les dérobant à toute
espèce d'investigation. Quoi qu'il en soit , leur existence se prolonge
à peine quelques heures, et leurs débris constituent une sorte de pel-
licule, que M. Pouchet nomme pellictde proligère^ parce qu'elle rem-
plirait, suivant lui, les fonctions d'ovaire improvisé. C'est au sein de
cette pellicule que vont se manifester les premiers phénomènes
saisissables de l'hétérogénie.
N'insistons pas sur les inconvénients d'une lacune assez importante
cependant, puisqu'elle tient dans l'obscurité ce qui est peut-être le
DES GÉNÉRATIONS SPONTANÉES. 301
nœud de )a question; acceptons comme point de départ ces Monades,
que Bory de Saint-Vincent considérait comme des individualités jouis-
sant d'une vie propre, mais qu'elles peuvent perdre en se groupant avec
d'autres molécules identiques pour contribuer à la production d'un
être plus élevé. Suivant M. Pouchet, si l'on examine ce qui se passe
an sein de la pellicule formée de cadavres microscopiques amoncelés,
le premier indice de genèse consiste dans le groupement des granu-
lations organiques de place en place, de manière à figurer de petits
amas, dont chacun est entouré d'une zone plus transparente. Ces pe-
tits amas sont les centres de formation des ovules. L'ovule des mi-
crozoaires, au moment de sa première apparition, n'ofTre pas un autre
aspect que celui d'un grand nombre d'animaux d'un ordre déjà su-
périeur. Au bout de vingt-quatre heures, sa délimitation se complète,
et il se forme une membrane externe plus ou moins épaisse, un
véritable chorion.
En résumé, M. Pouchet a vu des infusoires manifester leur existence
dans des milieux où, suivant lui, leur apparition ne pouvait être attri-
buée au mode normal de génération; il a vu leur développement
accompagné de circonstances qui rappellent assez exactement tout ce
que nous connaissons du premier développement des ovules ovariens.
Ses expériences et ses conclusions, détaillées dans un ouvrage qui
parut un peu tardivement, avaient d'abord été produites dans un
Mémoire qui causa une certaine sensation. L'auteur était un homme
considérable dans la science et à qui l'on devait des travaux esti-
més; il déclarait o apporter le fruit de trois années de recherches et
d'expériences incessantes. » Ses affirmations, contraires à toutes les
doctrines courantes, étaient nettes, positives, solennelles. Il fallait les
admettre ou s'inscrire en faux ; prouver, dans ce cas, que M. Pouchet
a\ait mal vu, ou bien qu'il avait mal expérimenté. L'affaire était grave,
embarrassante. L'Académie n'était pas en mesure de se prononcer*
En attendant que la lumière se fit un peu sur cette question, elle mit
en avant, et non sans une certaine timidité, les expériences classiques
deSchultz et de Schwann,avec quelques autres expériences françaises
qui semblaient confirmer celles des savants allemands. Ce système de
temporisation n'était guère propre à satisfaire la partie du public qui^
croit que les académies doivent toujours avoir réponse à tout. Une
heureuse diversion sauva Tautorité déjà si souvent mise en péril du
sénat scientifique.
M. Milne Edwards, en contestant que les températures employées
par M. Pouchet dans la dessiccation de la matière organique fussent
suffisantes pour assurer la destruction des germes, s'était appuyé sur
les expériences de M. Doyère, relatives à la reviviscence. L'argument
3ût REYOB DES SGIENCETS.
présentait tout d'abord une grande Taieur. L'hétérog<^ie, sui^ut
définition la plus claire, c'est rapparition d'êtres organisés dans
milieu et panai des âéments qui ne contenaient antérieurement m
corps vivants, ni germes. Les hétérogéniste^ doivent donc proaver
avant tout que cette condition est par&itement remplie dans leurs
expériences, et l'un des moyens de contrôle l'es plus efficaces a tou-
jours paru celui qui consiste à soumettre la matière employée à des
températures capables d'anéantir la vie jusque dans les germes. Or,
M. Doyére avait fait revivre certains Rotifères et Tardigrades, après les
avoir exposés à une température dépassant celle de Teau bouilbnle. H
fallait par conséquent, saii^mt M. Edwards, pour échapper à eetls
objection, que la matière organique, l'eau, Fair seront aux eacpé-
riences passassent préalablement par des températures très-élevées*
Au point de vue de la rigueur absolue de rexpérimentation, H. £d«
wards avait raison. Cependant l'objection pouvait être aisément le^fiée
pour le cas actuel, si M. Pouchet se fût plus esactement rendu compte
des expériences faites en 1843 par M. Doyère. Il aurait vu alors que
les Rotifères et les Tardigrades ne supportent des températures éle»
vées qu'à la condition d'avoir été d'abord desséchés de la manière la
plus complète et par les procédés les plus puissants que la science
possède. Or, rien de pareil n'avait lieu dans les expériences de M. Pou*
cfaet. Nous croyons même nous rappeler des méthodes de dessiccatioa
préconisées par ce savant et qui nous semblent radicalement impro*
près à produire l'élimination complète des liquides; tel est entre
autres le procédé qui consisterait à enfermer hermétiquement des
mousses dans un ballon, que l'on ferait ensuite séjourner plus ou
moins longtemps dans une étuve. M'. Pouchet, obéissant & une mal-
heureuse inspiration, préféra nier puresient et simplement les fiiits
qu'on lui opposait. Il contesta la reviviscence sons toutes ses formes,
publia brochure sur brochure, article sur article, promit des prir de
cinq cents francs, tout cela pour aboutir à une effroyable défaite devant
la Société de Biologie qu'il avait acceptée pour juge et arbitre. Aujout^
d'hui HL Pouchet parait avoir pris bravement son parti de l'échec qull
a subi sur le terrain des animaux ressuscitants. Peut-être même pourw
\rait-on dire qu'il a profité, en homme habile, d'une expérience dièr^
ment acquise pour donner à ses travaux actuels une pi^isiony mu
caractère d'exactitude que l'on regrettait de ne point trouver toajoars
dans les premières observations soumises à l'Académie* Quand ii s^sgit
d'une question aussi complexe que celle qui se débat en ce moment,
on ne saurait apporter trop de rigueur dans les méthode^ trop de
sévérité dans les déductions de l'expérimentation;
Les principales objections faites aux expériences de M. Pouchet
DES GÉNÉRATIONS SPONTANÉES. 303
nennent des partisans de la panspermie, c'est-à-dire de ceux qui
croient à la dissémination matérielle des germes dans Tatmosphère»,
et par suite dans tous les milieux où Tair est susceptible de leur servir
de yéhicule. Si Ton admettait comme fondée cette hypothèse de la:
dissémination, les expériences relatives à lliétérogénie devraient être
fsdtes dans des conditions bien difficiles à réaliser. H. Pouchet assure
bien aroir obtenu des animalcules de nuitières carbonisées et par eon*
séquent retenant fort peu de chose de leurs propriétés organiques;
mais il n'en est pas moins vrai que la plupart des bétéragénistes, et
l'éminent professeur de l'école de Rouen tout le premier, indiquent,
comme condition essentielle de la spontéparité la décomposition
d'une matière organique. Or, par les moyens mômes qu'on emploierait
pour anéantir les germes, n'arriverait-on pas, dans certaines circons*
tances, à modifier la matière en expérience de telle sorte que la pro-
duction des phénomènes génésiques y devint impossible? Pour faci*
liter l'expérimentation, en môme temps, par une tactique bien légitime,
les bétérogénistes devaient ôtre conduits à attaquer les panspermistes
snr leur propre domaine, et à contester que l'air fui un véhicule aussi
actif qu'on l'avait admis jusqu'à présent.
L'air atmosphérique renferme une infinité de poussières. ÏPour s'en
convaincre, il suffit de jeter les yeux sur l'espace occupé par un rayon
de lumière pénétrant dans une chambre un peu sombre, à travers
qaelque fissure de volet. Les micrographes ont naturellement étudié
depuis longtemps la constitution de ces poussières. Ils y ont trouvé
des fragments de silice et de carbonate de chaux, des filaments de
laine et de coton, des débris d'insectes, des grains de pollen et de
técule, des spores d'acotylédones, quelques œufs de microzoaires. Ces
œufs se rencontrent assez rarement, et, suivant les bétérogénistes^
alors même qu'on supposerait les expériences mal conduites, les appa<»
reils défectueusement établis, on ne serait nullement fondé à expli-*
quer par leur présence seule l'apparition de ces myriades d'êtres
organisés qui se développent dans les infusions, non plus que cette
diversité d'espèces si généralement en rapport avec les modifications
que Ton introduit dans les conditions de l'expérience.
Pour ce qui est de la diversité des formes organiques, si l'on consi*
dère que les iiïfusoires vivent sous la dépendance la plus complète
des milieux ambiants, qu'ils subissent des métamorphoses et qu'ils,
constituent, au demeurant, un assez petit nombre de genres bien détec»
minés, on pourra comprendre que les mômes germes, dans des con?>
dilions différentes, soient susceptibles de donner naissance à de&
formes dilTérentes aussi. Quant à la contradiction qu'impliquerait le
petit nombre de germes constaté dans l'air, et la pullulation des mi-
304 REVUE DES SCIENCES.
crozoaires dans les infusions, on pourrait peut-être répondre que dous
ne connaissons des poussières atmosphériques que ce que le micros-
cope, instrument nécessairement borné, nous y a montré. H. Pouchet
lui-même, en parlant des premiers animalcules observés par lui dans
ses infusions, avoue que leur petitesse les dérobe à toutes les investi-
gations. A plus forte raison s'il existait dans l'air des germes de pareils
êtres, ce que nous sommes hors d'état d'affirmer aussi bien que de
contester, ces germes auraient-ils grande chance de passer dans le
champ du microscope sans arrêter nos regards. D'un autre côté, pour
décider péremptoirement si l'atmosphère renferme ou non des germes
nombreux, possédons-nous des connaissances assez précises sur les
moyens de propagation, sur les corps reproducteurs des microzoaires?
Pouvons-nous toujours assigner aux œufs une espèce, constater môme
leur présence, dans cet état de déformation et de dessiccation où la
poussière atmosphérique nous les présente le plus souvent? Dans l'eau
même, leur milieu naturel, est-il toujours aisé de les distinguer? Un
savant qui a beaucoup étudié la propagation des infusoires avouait
avec une très-grande modestie qu'il avait assez fréquemment réussi à
suivre les œufs, lorsqu'il les surprenait se détachant du microzoaire
qui les avait engendrés, mais qu'il lui avait toujours été très-difficile
d'en trouver d'isolés dans le liquide des infusions, bien qu'il dût en
exister en nombre considérable.
Admettons cependant pour un moment que l'atmosphère renferme
très-peu de germes ; faudrait-il donc que le contraire eût lieu pour
qu'il fût possible d'expliquer autrement que par la génération spon-
tanée la pullulation des animalcules dans les infusions? M. Pouchet
dit dans son livre de VHétérogénie que la force génésique se manifeste
généralement avec d'autant plus de profusion que le produit qui doit
en découler est moins élevé. C'est ainsi que l'ascaride donne naissance
à des milliers de germes, la jument à un seul. Le même auteur rap-
porte en même temps le fait si connu de Vhydatina senta, animalcule
rotateur qui fournit en dix jours un million de rejetons. II est vrai
qu'ailleurs il n'accorde à la généralité des infusoires que des oeufs
très-peu nombreux, très-lents à se former, et d'un volume considé-
rable. Cette allégation se trouvât-elle fondée, en résulterait-il pour
cela que la reproduction des infusoires fût aussi lente, aussi pauvre
dans ses résultats que les hétérogénistes l'affirment? M. Pouchet, pages
387-388 de l'ouvrage précité, convient avoir vu des œufs de paramœ-
des se segmenter de manière à fournir quatre individus distincts.
D'autres observateurs ont vu certaines espèces s'envelopper d'un cocon
protecteur, lorsqu'elles sont menacées de dessiccation, puis, retrou-
vant un milieu humide, se segmenter, au sortir de leur kyste, en un
DES GÉNÉRATIONS SPONTANÉES. 305
certain nombre d'individus. Que ces dédoublements se renouvellent à
plusieurs reprises, en un court espace de temps, et il en résultera
une population innombrable dans toute l'acception du mot. Des obser-
vations toutes récentes de M. Balbiani établissent que la scissiparité
suffirait parfaitement pour rendre compte de la prodigieuse multipli-
cation de certaines espèces. Un seul paramœcium colpoda a produit en
douze jours, de cette manière, près de six mille rejetons; un paramœ-
dura aurelia en a produit, en quarante-deux jours, un million trois
cent quatre-vingt-quatre mille quatre cent seize. Toute cette descen-
dance d'un infusoire, long à peine lui-môme d'un cinquième de milli-
mètre,, représenterait, mise à la file, une longueur de deux cent
soixanie-dix-sept mètres.
La question de l'hétérogénie est à l'ordre du jour dans la science.
Chaque séance académique amène quelque communication pour ou
contre les générations spontanées. M. Pouchet se tient sur la brèche
avec une ardeur infatigable. Quelle que soit l'issue du débat, nul ne
pourra contester au savant Rouennais la plus rare persévérance et la
ténacité la plus obstinée dans ses convictions. Au milieu des expé-
riences contradictoires qui se produisent de tous côtés, il serait diffi-
cile de prévoir en faveur de quelle opinion la balance finira par pen-
cher. Arrivera-t-on môme à une solution quelconque, c'est ce qu'il
est permis de mettre en doute. M. Pouchet et M. Pasteur, en expéri-
mentant par des procédés semblables, ont obtenu des résultats com-
plètement différents; qui des deux faut-il croire; à qui des deux, ce
qui est plus grave, faut-il retirer sa confiance? Les pièces du procès ne
sont point sous les yeux du public. Des descriptions d'expériences en
matière aussi délicate, sont toujours nécessairement insuffisantes et
incomplètes. Ne serait-il point dans l'intérôt des adversaires mis en
présence, et dans l'intérêt des causes défendues par eux, que l'on
procédât dans cette circonstance comme on a procédé lorsqu'il s'agis-
sait des révivissences ; que les expériences capitales relatives à la pro-
duction des générations spontanées fussent répétées au sein d'une
réunion de savants que Ton choisirait parmi les plus aptes à com-
prendre et discuter les conditions rationnelles d'une semblable expé-
rimentation ?
C. DE MoifTlCAHOU.
ToBt XI. — 4i« Uvraûon. 20
L'ANNÉE LITTÉRAIRE
CHAPITRE XXXVI.
Î5 JUILLET i8«0.
I
Oriffinaïuc et Beaux Esprits de t Angleterre contemporaine^^ tel
est le titre d'une série d'études que M. Ë. Forgues vient de publier.
Entre autres mérites, cet ouvrage intéressant possède à un haut degré
celui de faire connaître admirablement un pays sur le compte duquel,
malgré des relations de plus en plus étroites et de plus en plus fré-
quentes, nous conservons un nombre infini de préjugés. Les livres
sur l'Angleterre sont certainement très-nombreux en France, A
chaque jour, pour ainsi dire, en voit paraître de nouveaux ; mais,
dans ces livres, c*est Fauteur qui parle, ce sont ses impressions per-
sonnelles qu*il raconte, et il faut se méfier des impressions d'un voya-
geur français. Excellent observateur chez lui, le Français perd souvent
cette qualité chez les autres. On dit pourtant que nous sommes les
premières gens du monde pour nous assimiler les mœurs des autres
nations. Rien de plus vrai, si Ton s'en tient à Textérieur; il n'est tel
que le Français pour porter le costume des peuples chez lesquels il
vit, pour se donner le chic arabe, espagnol, indien, pour manger le
couscoussou, Folla-podrida, le karry ; à i étranger, on nous prendEaît
pour des Kabyles, pour des Andalous, pour des Perses ; mais le carao»
tère national a beau se dissimuler sous ces déguisements, le nuri
français prend le dessus à chaque instant et nous domine. Notre
manière. de juger les peuples se borne en général à les comparer au
nôtre, et nos voyageurs, les modernes surtout, sont beaucoup plus
pittoresques qu'observateurs; ils rendent mieux l'aspect des lieux que
l'esprit des hommes.
L'Anglais, au contraire, montre le plus indomptable attachement
1. Bibliothèque-Charpentier, deux jolis volumes, prix : 7 fr.
L'ANNÉE LITTÉRAIRE.— CHAPITRE XXXVI. 367
pour ses habitudes nationales, pour le costume anglais, pour la cui-*
skie anglaise, pour tout ce qui est anglais ; il ne se mêle pas aux
autres nations, il ne se confond pas avec elles, il ne joue pas à rArabe,
au Turc, à Tlndien; il se contente d'étudier les divers peuples qu'il
Yisite, de les voir vivre sous sea yeux^ et par là même il les juge svee
plus d*impartialité réelle. Le. besoin de faire de l'esprit gâte un peu
aussi nos voyageurs ; il est rare qu'ils consentent à s'efiacer , à ina-^
tnike le lecteur plutôt qu*à l'amuser. De là le succès éphéonère de
la plupart des livres de voyages que Ton publie en France sur les
différentes parties de r£urope, et surtout sur rÂngleterre; ils ne
survivent guère au moment qui les voit paraître ; on les lit comme
des romans, et on les abandcmne de même. Un voyageur anglais,
Arthur Young, parconrait la France dans les dernières années de
l'ancien régime. On vient de publier une nouvelle édition de sos
voyage. Nulle publication ne fournit des détails plus nombreux, plus
variés, plus consciencieux sur la situation morale, politique, éconcH
nuque de la France, au moment même de la révolution. Les Anglaii^
ne seront pas tentés, dans soixante<dix ans, de chercher les mêmes
r»seignements sur leur situation intérieure dans les livres qne
nous publions aujourd'hui sur leur pays^
Il est un point sur lequel tous les récits parlés ou écrits des voya-^
geurs sont unanimes : c'est la tristesse de la vie anglaise, et l'impos**
sibilité de vivre à Londres quand on est habitué à la vivacité, à l'en-
train de la vie parisienne. J'ai essayé quelquefois à ce sujet de pousser
quelques timides objections puisées, il est vrai, non dans l'expérience,
mais dans les notions qu'avaient pu me fournir quelques livres sur
la vie anglaise, on m'a toujours répondu d'un ton de commisération
que je n'avais qu'à y aller voir, et que je reviendrais bien vite con*
vainoi de la vérité de ce que je contestais en ce moments Je n'ai
malheureusement jamais pu tenter cette épreuve, et je le regrette
d'autant plus, que la lecture du livre deM. E. Forgues vient de raviver
mes objections, et de leur prêter une nouvelle force. Partout, dans
cette vie anglaise, si généralement taxée de monotonie, je vois éclater
la vie, le mouvement, le besoin des pkisirs de tous les genres, et
surtout des plaisirs de l'intelligence, théâtres, journaux, clubs,
salons, partout l'homme s'agite, fermente, s'amuse. Les salles de
spectacle sont toujours remplies^ les châteaux de l'aristocratie sont
des succursales des théâtres ; on lit les romans, les pamphlets, )ee
journaux, on se dispute les auteurs en vogue. Dans les clubs on se
308 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
presse autour des causeurs les plus spirituels. A la mort de Théodcwe
Hook, les recettes de réconome baissèrent tout d'un coup du prix
de trois cents dîners au club de V AthefUBum. Je doute qu*en France,
à aucune époque, ce qu'on appelle la \ie littéraire, ait eu plus d^in-
tensité, de vivacité, de brillant. Je n*en veux d'autre preuve que
l'existence de ce même Théodore Hook racontée avec tant d'agré-
ment et de sensibilité par M. E. Forgues.
Vaudevilliste , improvisateur, journaliste , romancier, ThéodiMre
Hook est le polygraphe anglais par excellence; on va le chercha'
dans les coulisses pour lui donner un emploi de près de cent mille
francs par an dans les finances à l'ile Maurice ; on l'accuse de mal-
versations, et on le ramène en Angleterre pour lui faire son procès.
Pendant cinq ans, il est sous le coup d'une condamnation correction-
nelle , tantôt en prison, tantôt libre ; pendant ce temps-là, rédigeant
en secret un journal, le John Bull, qui relève la fortune du parti
tory. Son procès enfin jugé le laisse débiteur d'une somme de plus
de deux cent mille francs au gouvernement. L'anonyme du John
Bull est enfin connu; Théodore Hook devient le /ton, V étoile de
toutes les réunions du monde fashionable; il passe sa vie dans les
châteaux ; les plus grands noms de l'aristocratie s'inscrivent sur son
livre de visite; plusieurs membres de la famille royale y figurent :
«c Aimez-vous, dit M. E. Forgues, à connaître les détails d'un hiver
élégant, tel que Hook en passa plusieurs. Son journal nous permet
de le suivre chez le duc de G... La société réunie dans le château se
compose exclusivement des plus grands noms de l'Angleterre ; tout
le monde est né, tout le monde est riche, si ce n est, avec Hook, un
ou deux ecclésiastiques, une ou deux musiciennes de salon. Nous
soQunes au temps où le rédacteur du John Bull était encore
inconnu. Tous les jeudis, il fallait s'entendre secrètement avec l'im-
primeur, et lui remettre le journal composé pour paraître le mercredi
suivant. Nous ne chercherons pas à savoir comment les articles se trou-
vaient rédigés, du moins en partie, pendant que les joyeux convives
étaient à la chasse, et que, sous prétexte de correspondance, le jour-
naliste avait pu rester au château. Mais le mercredi vient; la soirée se
perd en jeux, en proverbes, en musique, en conversations. On se sépare
enfin; chacun va se mettre au lit. A la porte du parc, une chaise de
poste est venue mystérieusement s'embusquer. Hook sort à petit
bruit du château, et, grâce à de fréquents pourboires, franchisant
cinquante milles en quelques heures, se trouve à mi-chemin de
CHAPITRE XXXVL 309
Londres, dans quelque tayerne où son homme Fattend. La matinée
du jeudi se passe à liquider l'arriéré des correspondances, à combiner
la disposition du journal, à faire face aux mille nécessités de cette
œuTre complexe. Midi sonne; il faut repartir, brûler de nouveau
les routes, et se retrouver avant le dîner aux environs de la noble
résidence. En effet, la chche de toilette vient de sonner. Quelques
personnes dans le cours de la matinée se sont informées de M. Hook;
mais son valet a répondu « qu'une légère indisposition le tient au
lit. D On le voit rentrer par la porte du parc; <c il vient de promener
sa migraine et l'a laissée dans les bois. » Une demi-heure après, rasé
de frais, parfumé, dans le costume sévère que l'étiquette impose,
nous le trouvons au milieu d'un cercle de dames qui s'informent de
ses souffrances, et auxquelles il raconte en plaisantant sa guérison ;
puis à table, où mille provocations indirectes sont suivies d'une grêle
de calembours et de piquantes reparties , le « cher Théodore » n'a
jamais été plus brillant. Vient l'heure décente où le maître de la
maison et ses plus sérieux convives abandonnent la partie; il est à
croire que la soirée va finir et la maison se fermer. Mais Hook est
logé dans « le corridor des célibataires » avec des jeunes gens qui ne
le tiennent pas quitte pour si peu. Tous les domestiques du château
sont à leurs ordres, et rien de plus simple que d'organiser une petite
débauche de nuit. Le comte de... propose de faire servir dans son
cabinet de toilette ce que le journal appelle « quelque chose de con-
fortable. y> Après une nuit sans sommeil et une journée de fatigue
c'est tout au plus si cette épithète doit sembler juste au malheureux
journaliste. Il hésite; mais on le pique d'honneur, et il cède aux ins*
tances de ces jeunes fous. Les grillades , le vin de Champagne arri-
vent comme par enchantement; le punch à la romaine et le grog
échauffent les têtes; et la conséquence naturelle du souper est une
partie de jeu où Théodore perd beaucoup plus d'argent qu'il n'en
emporta de la ville, beaucoup plus qu'il n'y en a laissé. Le lende-
main, à peine est-il éveillé, à travers les vapeurs dont sa tète est
encore remplie, il entrevoit la nécessité urgente de payer « sa dette
d'honneur. » A qui recourir, si ce n'est au tailleur fashionable qui
fait l'usure presque aussi bien que les habits ? Lui seul comprendra
bien qu'il faut sur-le-champ, et à des conditions quelconques, pro-
curer cent livres sterling à son malheureux client. Il les envoie, en
effet, courrier par courrier. Théodore s'acquitte provisoirement; la
semaine s'écoule; le jeudi revient; il faut s'échapper de nouveau.
310 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
rimprimeur attend. L'imprimeur, cette fois, arrive les mains pleines
d'or ; Toilà qui ya bien , et c'est dans les meilleures dispositions du
monde que Hook retourne au château. Mais un ou deux jours après,
l'écarté l'a de nouveau mis à sec. Il est grand temps que cette hospi-
talité ruineuse soit à son terme. La quinzaine expire enfin, et lorsque
le journaliste prend congé àeeoa noble ami, lorsqu'il fait son comple
avec lui-4nème, il s'aperçoit que quinze jours lui manquent pour ter-
miner un roman promis à époque fixe; qu'en frais de poste — pour
lui et pour l'imprimeur — ou bien à la table de jeu, il a dissipé plus
d'argent qu'il n'en pourrait gagner enfermé pendant trois mois
dans sa paisible maison de Fulham. En échange, qu'a4-il de plus?
non pas même l'amitié, non pas même la considération de ces
c< beaux fils » dont les poches se sont garnies à ses dépens. Tout au
plus le regardent-ils comme un admirable paillasse, et apprécient-ils
en lui rinexpérience du joueur candide, du a pigeon, ï> c'est le mot
consacré. Il est vrai que le caisson de sa voiture, lorsqu'il revient à la
ville, est amplement garni de faisans et de chevreuils : il en laisse aa
club de CrocLford, au Carlton-Club, à l'Athenœum. De plus, toutes
les fois que le Morning Post, à l'article des nouvelles fashionable,
donnait la liste des hôtes du noble pair, le nom de M. Théodore
Hook a brillé d'un vif édat avant Vet cœtera final. Admirable com-
pensation, n'est-ce pas? »
Voilà un piquant tableau de la vie fashionable et littéraire en An-
gleterre, et qui prouve que chez nos voisins l'esprit de conversation
n'est pas moins prisé que chez nous. Cette animation, ce goût de la
littérature, n'existent pas seulement dans la classe aristocratique. Les
négociants et les banquiers les partagent. Londres a eu ses finanders
poètes avec Samuel Rogers, le banquier, et avec Horace Smith, le
stock'broker. Que dirait-on en France si on découvrait qu'un agent
de change fait des romans et des comédies? A coup sûr, le nombre
de ses clients diminuerait tout de suite de moitié.
Il me semble que pour passer le temps aussi agréablement à Lon-
dres qu'à Paris, il doit suffire d'une bonne lettre de recommandation
auprès de Théodore Hook. Il vous conduira dans les clubs, dans les
coulisses, dans tous les lieux où l'on est censé s'amuser, il vous pré-
sentera à tous les écrivains de Londres, il vous fera connaître à table
ceux qu'il connaît dans l'intimité. N'est-ce pas ainsi que les choses se
pratiquent à Paris? Ilook est mort, il est vrai, mais on trouverait
encore plus d'un Hook à Londres, et je suis sûr que M. E. Forgues
CHAPITRE XXXVL 311
en connaît. Gomment supposer d'ailleurs qu'une société qui produit
tant d'originaux et de beaux esprits dans fous les genres soit une
société ennuyeuse? Ils remplissent les deux volumes de M. Forgues,
et encore en est-il beaucoup qu'il ne fait que citer. Le plus populaire
parmi nous de ces originaux est Brummel, le fameux Brummel
mort fou dans un hospice de Caen. Ce n'était pas un homme médiocre
qiTC ce Brummel, et il a fondé un empire bien plus difficile à conser-
Ter que celui de maint conquérant ; lui-même a développé sa poli-
tique dans quelques paroles adressées à lady Stanhope. Un jour, il
fut assez imprudent pour lui demander en parlant d'un jeune colonel
sans naissance : — Qui diable connaît son père? — Et dites-moi qui
connaît le vôtre, lui répliqua la nièce de Pitt. Ils étaient en ce moment
au milieu de Bond-Street^ la rue fashionable du temps, et Brummel
eût peur que ce coup de boutoir n'eût des échos. — « Écoutez, chère
créature, dit-il en se penchant avec grâce à la portière de sa voiture,
personne, il est vrai, ne connaît mon père, et personne ne me connaî-
trait sans le rôle que j'ai su prendre. Ce rôle, vous le savez, ne réus-
sit que par son absurdité. Que je cesse pendant huit jours de regarder
les marquis de haut en bas, et de traiter les princes du sang comme
autant de nigauds, il n'en faudra pas davantage pour me condamner
à l'oubli le plus complet. Le monde est bête, et j'use largement de sa
bêtise. Nous nous comprenons à merveille. »
Cet aveu n'est point d'un esprit vulgaire, et pour pratiquer une
telle politique il faut une audace qu'on admirerait appliquée à un
but plus sérieux. Après tout, il ne faut pas trop se moquer de la
royauté de Brummel. C'était la royauté du bon goût, de l'élégance,
des bonnes manières. Alcibiade ne l'eût pas dédaignée. Elle n'a
jamais pu s'établir pourtant chez les gens qui se décorent volontiers
du titre d'Athéniens modernes, c'est-à-dire chez les Parisiens. Même
des royautés dans le genre de celle de Brummel ont besoin de la
liberté pour exister. Un Brummel eût été impossible sous Louis XIV.
Le grand roi n'aurait point souffert une telle rivalité, et lui aurait bien
vite fermé sa cour; sous Louis XV, Richelieu régna et domina plus
par la galanterie que par la mode ; il régna sur les femmes de la cour
et non sur les hommes. A un certain point de vue, l'influence que
Brummel exerça sur ses contemporains n'est point sans leur faire
un certain honneur; elle prouve Timportance qu'ils attachaient à la
distinction et à la délicatesse dans les habitudes matérielles de la vie.
Mais ce n'est point sous cet aspect qu'il faut envisager l'œuvre de
c/ti;
312 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
Brummel. Celui-ci, dans son genre, fut un réformateur et un révo-
lutionnaire. 89 aTait supprimé les habits à paillettes, les gilets dorés,
les dentelles, le clinquant de la toilette de Tancien régime ; il restait
encore quelque chose de ce luxe dans les bijoux, les diamants, les
bagues, les chaînes dont les hommes se chargeaient encore du temps
de Brummel ; il inventa le costume m